Pourquoi Vladimir Markov, un habitant de l’extrême-orient russe de la région de Primorié, avait-il voulu tuer un tigre sibérien en 1997 ? Parce que dans cette contrée où la vie a toujours été difficile, elle était devenue encore plus dure suite au chaos économique, politique et juridique provoqué par la persestoïka. Et parce que la demande de la médecine chinoise traditionnelle avait poussé, pour les braconniers, le prix de cet animal magnifique, mythique, puissant, à hauteur de 50 000 $. C’était pour Markov, tombé dans la misère, une question de survie.
Mais voilà, Vladimir Markov n’a pas réussi à avoir son trophée du premier coup. Dans un premier temps, il l’a blessé d’une balle de fusil. Pas suffisamment pour handicaper gravement le tigre. Mais bien assez pour l’inciter à se venger. Une vengeance terrible. Avant de mourir, Markov se sentait maudit. Il savait qu’il était traqué par le seigneur de la taïga. Celui-ci l’a cherché, retrouvé, poursuivi, attendu, mangé, et détruit d’une manière telle qu’autour de la « scène du crime », la cabane du chasseur, il n’y avait pratiquement plus rien à ramasser pour mettre dans son cercueil.
Le titre de la version française de l’ouvrage racontant cette histoire, « Le Tigre – Une histoire de survie dans la taïga », ne retient pas la notion de vengeance, si centrale dans le récit, de sa version originale : « TheTiger : A True Story of Vengeance and Survival ». Mais qu’importe : c’est un livre extraordinaire.
En 2007, John Vaillant, journaliste et écrivain américain, est parti enquêter sur place au sujet de ce fait divers, de ce drame aux ramifications multiples survenu dix ans plus tôt. Et le livre qu’il lui a consacré est véritablement ébouriffant. Fil conducteur : la mort de Markov bien sûr, reconstituée d’une manière extrêmement détaillée grâce aux récits de nombreux témoins, à commencer par Iouri Trouch, responsable d’une structure chargée de protéger le grand fauve. Captivant comme une enquête policière. Et parallèlement, non moins fascinante, l’histoire de la vengeance du tigre. Ces éléments sont apportés par petites touches du début à la fin du livre, et sont entrecoupées d’escapades (toutes extrêmement relevantes pour son sujet) de l’auteur dans des domaines comme l’Histoire, la biologie, l’approche culturelle de la nature de diverses populations depuis l’aube de l’humanité. On apprend ainsi que l’homme est devenu carnivore avant de devenir chasseur, en prélevant de la viande sur les carcasses d’animaux tués par de grands prédateurs dans la savane africaine.
Contrairement à ses cousins de l’Inde ou d’autres régions chaudes d’Asie, le tigre de Sibérie (également nommé tigre de l’Amour, du nom du gigantesque fleuve qui parcourt son territoire) n’a jamais eu une réputation de mangeur d’hommes. Les peuples autochtones de la taïga le craignaient, le respectaient, le vénéraient, à l’image du vieux chasseur Dersou Ouzala, dont le destin inspira le récit de Vladimir Arseniev, puis le film de Kurosawa. Le tigre était considéré comme un seigneur. Ce n’est qu’à la fin du siècle dernier qu’il s’est mis – parfois – à prendre l’homme pour proie, parce qu’avec le braconnage, un pacte millénaire avait été rompu, des valeurs perdues. Et que le tigre, outre le fait d’avoir la mémoire longue, est capable de reconnaître ses ennemis.
Mais John Vaillant rappelle que « l’appétit du tigre pour nous apparaît bien faible par rapport à notre appétit pour lui. Les hommes ont chassé les tigres de différentes manières pendant des millénaires » (plus de 1000 « cartons » pour certains maharadjahs et chasseurs occidentaux au tournant des 19e et 20e siècles), «mais, il n’y a pas très longtemps, il s’est produit un étrange événement dans notre relation vénérable avec ces animaux, qui n’est pas sans rappeler nos relations avec d’autres espèces. Il y a là une ressemblance avec ce que les loups font quand ils s’introduisent dans un enclos d’agneaux : ils les tuent simplement parce qu’ils le peuvent et, dans le cas des humains, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucun bénéfice à attendre » (d’une ressource naturelle désormais exterminée).
« Dans le cas de la loutre de mer, ce moment s’est produit entre 1790 et 1830 ; pour le bison américain, entre 1850 et 1880 ; pour la morue de l’Atlantique nord, la surexploitation a duré des siècles, pour se terminer seulement en 1990. » Aujourd’hui, la population des tigres de Sibérie atteint environ 500 individus et sa survie reste un point d’interrogation. Les félins de l’Inde ne sont plus que 4000, et certains spécialistes estiment qu’ils pourraient s’éteindre d’ici quelques décennies sous la pression de la démographie, de la chasse et du braconnage.
« Le Tigre » m’a fasciné et passionné par sa rigueur, sa beauté, sa richesse, l’ampleur du travail de recherche de son auteur, restitué d’une manière formidable et captivante. Ce livre m’a touché aussi parce que je suis l’auteur de « Cougar Corridor », un roman sur les lions de montagne du Montana, dont l’habitat est menacé par les activités humaines… et qui sont aussi braconnés pour les vertus prêtées par certaines populations asiatiques à leurs organes. Dans la taïga, ce « Far East » russe gangrené par l’irrespect des lois et la corruption, la chasse est désormais ouverte à toutes sortes de ressources naturelles, souvent dans l’anarchie et la violence. Même dans ces régions ultimes et peu peuplées, la nature est grignotée et agressée de toute parts. Le monde se rétrécit.
Le site du livre: http://www.thetigerbook.com/the-author/