HUBERT DESAUTEL Spécialiste en télématique, télétravailleur

Il a d’abord été ingénieur dans l’industrie alimentaire, puis s’est tourné vers l’informatique en 1970, où il a travaillé une dizaine d’années comme technico-commercial. Peu à peu, il s’est spécialisé dans la télématique et le télétravail. « Pour la plupart des gens, la télématique, c’est ce qu’on fait avec un Minitel. La définition de ce domaine, je pense, c’est l’ensemble des produits et services obtenus par le croisement— ou le mariage—de l’informatique et des télécommunications. Ça va de l’interrogation de banques de données au moyen d’un Minitel à toute une série de nouveaux produits utilisant la transmission de l’image, du texte, de la voix, en passant par la messagerie électronique. »

Depuis quelques années, il vit et travaille dans une propriété qui existait déjà au XIIe siècle, dans un petit village proche de Toulouse, au bord de la Garonne. L’endroit est splendide et la demeure, entourée d’un hectare et demi de terrain, a été remaniée en 1817 en style napoléonien. « Je vis ici un bon mélange de mes préoccupations pour des choses qui sont tout à fait en pointe et une espèce de stabilité historique dans laquelle s’enracine mon intérêt pour le passé. Je crois que le choix de vivre dans une maison comme celle-ci allait au- delà du simple agrément, puisqu’il m’a conduit à consacrer plusieurs mois de ma vie à rechercher des documents dans une quinzaine de villes et à écrire un bouquin de 400pages sur l’histoire de cette bâtisse. Il y a une espèce de phagocytose entre elle et moi. J’y découvre toujours quelque chose de nouveau, des traces de ce que d’autres ont fait ici avant moi… »

La quarantaine sportive et souriante, il est marié et a deux filles de 14 et 18 ans. C’est à la suite de son refus d’être muté à Paris, après une dizaine d’années dans une entreprise de province, qu’il a choisi de redéployer son activité et son existence dans ce château, en indépendant.

A l’époque, il s’était ensuivi ce qui s’ensuit souvent dans ce genre de circonstances : j’ai dû quitter l’entreprise. J’ai connu une période douloureuse où je n’avais plus de boulot et où je me retrouvais assez traumatisé par pas mal de choses. J’ai entamé une réflexion sur la vie en général et la vie professionnelle en particulier qui m’a conduit à opérer un changement de priorité. Jusqu’à ce moment-là, ma priorité, c’était le boulot. Je faisais bien un certain nombre de choses à côté, mais j’avais investi énormément dans mon travail, qui était très intéressant.

En même temps, quand on est resté dix ans dans une activité de pointe et que tout s’arrête, on a tendance à se dire qu’on n’est pas capable d’entreprendre autre chose. Tout s’écroule, quoi.

Alors, j’ai rassemblé un peu les morceaux de moi-même. J’ai décidé que j’allais repartir à zéro sur d’autres priorités, en tête desquelles un cadre de vie. J’ai beaucoup patrouillé et j’ai fini par atterrir ici. Il y a un truc que tout le monde connaît mais dont personne, pratiquement, ne profite : c’est que pour le prix d’une villa, on peut se payer un château comme celui-ci, avec mille mètres carrés de plancher. Bon, c’est pas la grande propriété foncière, hein ? C’est le château de hobereau. En mauvais état. Comme disait ma fille quand elle est entrée à l’école et qu’on demandait à chaque élève de décrire sa maison : « J’habite un château en mauvais état. » (Rire.)

Par un curieux hasard, le jour où j’ai acheté ici et vendu mon autre maison à Marseille, j’ai trouvé un autre job à Marseille ! (Rire.) Dans le télétravail. C’était une des premières opérations — sinon la première — lancées en France dans ce domaine. J’ai donc commencé à travailler là-dessus en prenant tous les dimanches soir le train de Toulouse à Marseille, et tous les vendredis soir un autre train de Marseille à Toulouse ! Au bout d’un certain temps, j’ai suggéré au directeur de l’organisation dans laquelle je me trouvais que travaillant dans le télétravail, ça ne serait pas mal de le pratiquer nous-mêmes. Le directeur en question a refusé. J’ai trouvé que ce n’était pas cohérent et je suis parti. A la suite de quoi j’ai accompli un certain nombre de missions pour des entreprises et organismes, dans divers domaines de la télématique. Monter une banque de données à droite, créer ou alimenter un système de vidéotexte à gauche, établir des cahiers des charges de traitements de textes, etc.

Il y a un an, il a créé avec sept autres personnes — consultants en télématique, en communication ou en organisation d’entreprise — réparties dans plusieurs villes du sud de la France une petite entreprise du nom d’Occitel. Sa particularité est que son « personnel » travaille à domicile, élaborant—parfois en commun — des produits destinés à l’enseignement, des systèmes tournant autour de la messagerie électronique et du vidéotexte, ainsi que des logiciels pour utilisateurs de télématique. Chacun des membres et co- propriétaires de la société est à la fois salarié de celle-ci et consultant indépendant. Les missions des uns et des autres sont payées à l’entreprise, qui prend en charge les frais professionnels — notamment de solides factures de téléphone — des uns et des autres.

« Contrairement à ce qui se passe dans une entreprise classique, nous avons décidé que les salaires, en phase de démarrage, ne seraient pas des charges fixes. C’est ce qu’on paie quand il reste des sous, une fois qu’on a fait les provisions pour la trésorerie. Aujourd’hui, je vis avec 6 000 et quelques francs par mois, avec pour objectif d’arriver à 17 ou 18 000 francs par mois dans un an. »

Travailler comme nous le faisons peut amener certaines personnes à se trouver confrontées à un choc… je dirais culturel. C’est tout le problème de s’assumer soi-même et d’accepter une règle du jeu qui semble très acceptable au départ et qui, pour certains, l’est moins quand on y est confronté. Je peux vous citer le cas d’une personne qui était arrivée dans l’entreprise en disant : « OK, on est autonomes, on est responsables, etc. » Et on s’est aperçus que chaque fois que ce gars participait à une discussion, il avait un comportement, des revendications, etc., qui faisaient davantage penser à ceux d’un membre de la CGT qu’à ceux d’un travailleur libéral. Je pense qu’il y a pas mal de gens qui croient être autonomes, sous réserve du « yaka ». C’est-à-dire : « Moi, je suis autonome et responsable, à condition qu’on me donne du boulot. » Je ne critique pas ce raisonnement, hein ? Les gens ont tout à fait le droit de penser comme ça.

Pour la personne dont je vous parle, l’aventure aurait peut-être été jouable si on s’était trouvés à une époque où les contrats arrivaient de partout. Or, on a démarré à un moment où ce n’était pas le cas, où chacun avait déjà fort à faire pour trouver de quoi s’occuper lui- même. Donc on a eu du déchet, quelques personnes qui sont parties. Les unes en claquant la porte, les autres en comprenant que leur mode de fonctionnement n’était pas du tout le même que celui des autres. Dans l’ensemble, ça ne s’est pas trop mal passé et aujourd’hui, après un an d’exercice, je crois qu’on est arrivé à quelque chose de bien au point de vue organisation et solidité de l’équipe.

Vous m’avez entretenu, au téléphone, d’un projet de télétravail pour dactylos. Ça nous amène à parler des potentialités en la matière…

C’est assez complexe à expliquer concrètement. A la suite de diverses études que j’avais entreprises sur le télétravail, portant plus particulièrement sur des activités d’exécution, j’en étais arrivé à la conclusion que pour que le télétravail fonctionne, il fallait qu’il y ait un mode de relation tout à fait particulier entre celui qui fournit le boulot et celui qui l’exécute. Que ce mode de travail nécessite à la fois une confiance réciproque entre les deux partenaires et une autonomie, un sens élevé des responsabilités chez ceux qui exécutent le travail.

J’ai donc réalisé une étude assez approfondie sur la possibilité d’une expérience de création d’entreprise qui fonctionnerait en télétravail. A la suite du rapport que j’ai rendu à mes partenaires institutionnels, ceux-ci m’ont demandé de rechercher des candidats. De préférence parmi les populations défavorisées : handicapés, chômeurs de longue durée, mères célibataires, etc.

Il se trouve que pour monter un tel groupe, ce n’est pas évident du tout. On est pratiquement obligé de s’appuyer sur des organisations comme l’ANPE ou des associations de ceci ou de cela. Mais ces institutions ne sont pas du tout équipées pour raisonner en matière de télétravail. Je vais vous donner un exemple concret. Il y en a eu d’autres du même style, mais celui-ci est tout de même le plus criant. Un jour, je demande à l’ANPE d’organiser une réunion de chômeurs présentant telles ou telles caractéristiques. Je décris d’abord le projet, je raconte ce que j’entends expliquer à ces gens. En gros, je voulais que l’ANPE recherche des individus qui soient autonomes. Pas forcément des dactylographes rapides, mais ayant par contre du sang-froid et le sens des responsabilités, le sens du travail bien fait, etc. C’est probablement pas ce qu’on demande habituellement à l’ANPE. Et l’ANPE, sans doute désarmée par cette demande, a pris son fichier, a sorti dix ou douze noms et a convoqué ces personnes à une réunion, sans en préciser l’objet.

Je me suis retrouvé en face d’une douzaine de dactylos ou secrétaires en chômage, venues d’abord en pensant qu’il s’agissait d’une offre d’emploi. Pour couronner le tout, la personne de l’ANPE qui ouvre la séance dit : « Vous êtes dactylos. Vous savez toutes, comme moi, que la dactylo, c’est foutu, qu’il n’y a plus d’espoir, etc. Ceci dit, M. Desautel veut vous proposer quelque chose. Je lui laisse la parole. »

Comme entrée en matière, c’était assez génial. Ces personnes ont écouté très calmement toute ma petite histoire sur le télétravail. Après quoi, aucune question de leur part, sinon quelques-unes qui sont maintenant pour moi classiques : « On sera payées combien ?» Ça, c’était la question numéro un. La question numéro deux : « Mais où est le chef, dans votre système ? » C’est pour ça que je suis persuadé qu’il y a beaucoup de gens qui revendiquent l’autonomie d’un côté, tout en la fuyant de l’autre. C’est exactement la formule « Je veux être autonome, à condition qu’on me donne du boulot.»

Finalement, être autonome, c’est pas rassurant ?

Ah non ! Pas du tout ! C’est assez curieux, d’ailleurs, de voir des gens qui disent : « Moi, mon rêve, c’est de faire ce que je veux. » Quelqu’un qui vous dit ça, faites l’expérience de lui demander : « Bon, alors, qu’est-ce que vous voulez faire ? » « Ben… c’que j’veux ! » (Rire.) « Mais encore ? » « Ben, j’sais pas, moi. Dites- moi ! » (Rire.) En résumé, je fais ce que je veux à condition qu’on me dise ce que je dois faire. Mais attention, il ne faut pas me l’imposer ! C’est pas mal, quand même, comme attitude… Et je crois qu’on en est là, aujourd’hui.

Cette expérience de télédactylographie n’a pas abouti. Par la suite, il y en a eu une autre que je juge personnellement très intéressante. La création d’un groupe, à partir de gens qui ne se connaissaient pas. C’étaient des handicapés. Je leur ai exposé les grandes lignes d’un projet de création d’entreprise en télétravail. Six de ces personnes se sont entendues pour travailler sur ce sujet-là.

Chose assez curieuse, elles se sont réunies quatre fois en un mois, dans l’intervalle de deux réunions animées par moi. Pour discuter des problèmes, essayer de voir ce qu’elles pouvaient faire. Ce qui révèle déjà un début de motivation assez important, d’autant que ces personnes étaient pour la plupart frappées de handicaps plus ou moins lourds. Elles avaient été assistées à 100 % pendant des années et se trouvaient psychologiquement dans la situation de gens qui croient qu’ils ne savent rien faire. Des gens qui attendent. Pour moi, c’est vraiment la définition la plus caractéristique. Des gens qui attendent qu’on leur verse leurs pensions et leurs indemnités, qui attendent qu’on leur offre du travail. Complètement passifs par rapport à la vie professionnelle. Certains d’entre eux m’ont même avoué qu’ils n’avaient jamais envoyé spontanément une candidature, un curriculum, à une entreprise, parce qu’ils n’osaient pas. Qu’ils n’auraient jamais osé aller se présenter quelque part pour avoir un entretien avec le patron. Absolument aucune initiative. Pour être précis, ils n’étaient pas tous comme ça. Deux d’entre eux avaient une expérience professionnelle, dont un qui avait même créé une entreprise dans le passé.

La deuxième réunion a commencé dans une grande morosité. Ces gens avaient découvert qu’ils n’avaient rien compris à ce que je leur avais dit la première fois. Ils étaient complètement paumés et ils se trouvaient encore dans cette situation d’assistés, si vous voulez. Leurs questions, c’était : « Mais alors, qu’est-ce qu’on va avoir comme subventions ? Qui va aller chercher les clients ? Qui fait ceci, qui fait cela ?» Et à chaque fois, je leur répondais : « C’est vous. »

A un moment donné, il y a un déclic qui s’est produit et ils ont compris que le projet, en fait, consistait à ce qu’ils s’assument eux- mêmes. Comme cette entreprise est relativement récente, il est encore trop tôt pour prévoir ce qui va se passer. Mais ils ont compris ce que le projet impliquait. Et ça m’a permis de faire remarquer à ce groupe combien il avait évolué en un mois, entendant deux fois le même discours et en ne le comprenant pas de la même façon. La première fois, c’était tellement loin de ce qu’ils avaient l’habitude de vivre que ça dépassait leur imagination. Et c’est là aujourd’hui tout le problème du concept de télétravail. C’est qu’il dépasse l’imagination de la plupart des gens. Y compris, je crois, celle d’une bonne partie de ceux qui mènent des recherches dans le domaine du télétravail… (Rire.)

Pratiquement, à quelles activités le télétravail pourrait-il s’étendre ?

Un premier problème, c’est la définition du télétravail. Parce qu’il y a presque autant de définitions que de gens qui se penchent sur la question.

Je pense surtout au travail à domicile, ou du moins à distance, d’une personne collaborant d’une manière indépendante à une entreprise ou organisation…

Justement! La définition du télétravail fait appel à trois notions. Une notion géographique, une notion de relation de travail—ou de contrat de travail — et une notion technologique. Une des définitions, c’est des gens qui effectuent un travail à distance — à domicile ou ailleurs — de celui qui le fournit, en utilisant pour ça des moyens « modernes » de communication. Personnellement, je suis arrivé à une autre définition, peut-être moins satisfaisante pour le profane. Ou peut-être plus, j’en sais rien… Pour moi, le télétravail, c’est un état d’esprit qui permet de parvenir à une organisation du travail tendant à s’affranchir des contraintes de distances. Ce qui implique aussi les choses dont j’ai déjà parlé : autonomie, responsabilité, capacité à gérer son temps, etc.

Je crois qu’on ne peut pas limiter le télétravail à la notion géographique. On ne peut pas le limiter non plus à la notion organisationnelle, ni à la notion technique. Il faut y ajouter une notion culturelle. Ce que moi j’appelle télétravail, c’est l’innovation culturelle qui donne aux gens la possibilité d’être productifs dans des situations pas forcément classiques, et de maîtriser à la fois le temps et l’espace dans leurs relations de travail. Alors là, je dirais qu’il existe, sur le marché, à peu près tout ce qu’on peut désirer pour réaliser des tas de travaux, hein ? On a parlé de secrétariat, mais on peut faire du dessin…

… justement, vous n’avez pas répondu précisément à cet aspect-là de ma question…

Je sais. Je n’aime pas répondre à cet aspect-là de la question. Je préfère y répondre d’une manière plus générale. Un jour, en guise de gag, j’ai lancé à quelqu’un qui me la posait : « Il n’y a qu’à analyser les métiers qui existent aujourd’hui. Vous allez faire trois colonnes. Dans la première, vous mettez les activités qui sont robotisables. Dans la deuxième, ceux qu’on peut exercer à distance. Et vous mettez ce qui reste dans la troisième. » (Rire.) Pas grand- chose, dans la troisième, hein ?

Il reste le boucher, par exemple…

Le boucher, c’est robotisable. Ah, si ! On sait faire des machines à découper et à peser la viande, etc.

A servir cette viande et à encaisser la monnaie, aussi ?

Oui, avec des virements de comptes…

A couper l’entrecôte de telle ou telle manière selon le vœu de la cliente ?

Ça impliquerait des réglages assez subtils du robot. C’est peut- être pas rentable aujourd’hui, mais c’est techniquement faisable. Un truc un peu plus délicat, par contre, c’est l’infirmière qui va faire des piqûres à domicile. Là, je vois pas comment on lui apprendrait à faire ses piqûres à distance. Ni comment, économiquement parlant, on pourrait construire des robots piqueurs qui se rendraient chez les gens…

Mais en gros, prenez à peu près n’importe quel métier, et vous verrez qu’avec un tout petit peu de science-fiction, on arrive soit à le robotiser, soit à l’exercer à distance, soit à mixer les deux. Pour en revenir à votre question, on peut créer aujourd’hui, pour 40, 60, 60 000 francs, des postes de travail répondant à pas mal de fonctions et qui permettent à un ingénieur, à un dessinateur, à une dactylo, à un comptable, à un analyste financier, de faire 80 % de leur boulot je ne dirais pas à domicile, parce que je ne veux pas limiter les possibilités, mais là où ils veulent.

Dans la pratique, on imagine que ce sera souvent à domicile…

Bon, alors, la notion de domicile, elle a un certain nombre de connotations, aujourd’hui. Le domicile est souvent vu comme une espèce de refuge où on vient s’abriter des contraintes et du stress de la vie moderne. Moralité, certains auteurs, parlant du télétravail, vont vous dire télétravail = isolement, télétravail = stress. Ils veulent dire que les télétravailleurs font du stress d’importation à domicile.

Pour moi, ce n’est pas ça du tout, le télétravail. Le travail à domicile envisagé de cette manière, ça prouve déjà que l’innovation culturelle n’est pas passée. Aujourd’hui, quand on parle de télétravail à domicile, on voit un terminal d’ordinateur dans le salon. Bon, c’est une solution. Mais on peut aussi voir autre chose. Pourquoi un domicile et pas plusieurs ? Pourquoi travail à domicile et pas travail dans un bateau, dans un avion, dans les prés ou je ne sais où ? Je crois que c’est dangereux de fixer cette image de travail à domicile qui a tendance à devenir, avec la simplification des médias, la bonne femme en bigoudis qui, le matin, sort de son plumard et s’en va taper sur un clavier. Et qui, naturellement, ne bouge jamais de chez elle. Ça me paraît être une vision extrêmement simplificatrice.

Moi, ce qui m’intéresse, c’est que quelqu’un, en tant qu’individu, puisse assumer l’activité productive dont il est capable, qu’il aime faire et pour laquelle il est utile, à l’endroit et au moment où il peut et veut le faire. Les grandes théories bien faites sur domicile, pas domicile, etc., ont plutôt tendance à enfermer. Moi, je veux briser ce cercle, briser cette coquille qui est à mes yeux la coquille d’une ancienne culture. Le télétravail, c’est un choix de vie, un style de vie.

Alors, dans votre cas, comment s’organise votre vie ici ?

Je pense que j’effectue 70 à 80 % de mon temps de travail chez moi. Le reste, c’est chez les clients ou dans des réunions avec mes collègues. Ou encore dans des séminaires, colloques ou autres machins dans lesquels il faut se rendre pour rester informé de ce qui se passe.

Quand je suis ici, mon travail se déroule d’une façon très pragmatique, et à première vue désorganisée. Il n’y a pas de règles, pas d’horaires. Pas d’horaires de travail, mais des horaires de disponibilité. Je n’ai pas d’horaire de travail en ce sens qu’au moment où j’estime opportun de faire quelque chose, que ce soit du travail ou non — mais encore faudrait-il définir de quoi on parle — eh bien, je vais faire cette chose que j’estime opportun de faire, ou plus simplement que j’ai envie de faire.

Par contre, dans le mot télétravail, il y a télé. Et je ne dispose pas encore, aujourd’hui, de suffisamment d’outils pour être équipé en communication différée dans tous les styles de communication. Je peux communiquer par écrit. Je ne peux pas communiquer facilement par oral en différé. Bon, je passe sur les détails… Pour l’instant, j’ai un Minitel, un micro- ordinateur et des abonnements à des messageries électroniques. J’ai aussi un matériel qui va, qui vient, suivant les occasions, les opportunités. Et probablement d’autres choses qui vont arriver doucement.

Avec mes collègues, nous avons donc un système de télécommunications avec lequel on se débrouille pas trop mal, mais qui est encore largement à perfectionner. Le problème, c’est qu’on est aussi en relation avec des clients, des gens de l’extérieur. Qui n’ont pas envie, ou pas les moyens, pas le matériel capable de discuter avec le nôtre. Ce qui m’oblige à assurer une espèce de permanence au moins téléphonique, en ayant un téléphone un peu partout. Je dois avoir onze postes à travers la maison, plus un autre avec une très grande rallonge quand j’ai envie d’aller travailler dans le jardin. En attendant d’acquérir un téléphone sans fil…

Donc, pas d’horaires. Je me lève à des heures variables, mais je m’impose d’être disponible à partir de neuf heures du matin. Bon, s’il fait beau et que j’ai un truc à bricoler dehors — traiter les arbres fruitiers, par exemple — ben il vaut mieux le faire à la période ad hoc. Par contre, il y a des moments où je suis sur un travail qui est très prenant. Je vais rester dessus pendant dix-huit, vingt-quatre ou trente heures d’affilée, en prenant juste le temps de manger. Ce qui désespère beaucoup ma femme… (Rire.)

En général, le matin, je commence par me connecter sur mes messageries électroniques, pour voir les messages qui me sont arrivés et émettre ceux que j’ai à émettre. Je fais ça le matin en arrivant, sauf si je l’ai fait pendant la nuit. Ce qui m’arrive en moyenne un jour sur trois. Ça peut être parce que j’ai commencé un travail pendant la journée et que je m’aperçois brutalement qu’il est cinq heures du matin. (Rire.) Ou parce que j’ai pris du retard sur quelque chose et que je dois mettre le paquet. Ou parce qu’il y a une idée qui me passe par la tête après que je me sois couché… Je trouve que pour certains types de travaux, je suis plus productif la nuit. Ça m’arrive d’être allé au lit, et soit de ne m’être pas endormi, soit de m’être réveillé parce que bêtement — ça fait un peu professeur Nimbus ! — pof, une idée m’est venue, comme ça, sur le coup de deux heures du matin. Alors, pour ne pas la perdre, je fonce. Et comme une idée en appelle toujours une autre…

La nuit, en général, je fais rarement une session de moins d’une heure. Ça peut aller de une heure à quatre heures. Mais je vous dis, quand je suis vraiment pris dans un truc, ça peut aller jusqu’à trente- six heures d’affilée. Et alors là, il ne se passe plus rien autour de moi. Il pourrait bien y avoir la fanfare dans la pièce d’à côté, je vois rien, j’entends rien… A certains moments, je peux en avoir marre de télématique ou de trucs comme ça. Alors là, je vais prendre prendre mon « Histoire d’Occitanie » ou je vais aller lire des vieux parchemins duXVIe siècle, que j’ai appris à déchiffrer au bout de plusieurs mois d’exercice. Je vis très bien, très à l’aise, très confortablement dans cet équilibre entre les domaines d’avant-garde dans lesquels je travaille et les références historiques de cette maison et tous les intérêts qu’on peut trouver autour.

Si je vous suis bien, le travail, la vie, le plaisir, ça doit former un tout, non ?

Euh… Oui, absolument. A la limite, j’éprouve même des difficultés quand vous m’interrogez au sujet de mes horaires de travail, etc. Parce qu’il y a des moments où je me pose la question : « Est-ce que je suis en train de travailler, de m’amuser ou de faire autre chose ? » Franchement, il y a des fois où je ne sais pas répondre. Quand j’imagine une nouvelle application informatique, par exemple, eh bien, ça peut commencer par représenter un travail… Si vous voulez, ça va être un travail si on me l’a commandé. Mais je peux très bien commencer un truc parce que ça m’intéresse, parce que ça m’amuse. Je m’y lance, et parfois je m’aperçois qu’il n’y a pas de débouchés. Donc on peut dire que c’était de l’amusement. D’autres fois, il y a un débouché. Alors, c’était du travail.

Peut-être que la notion de travail, pour moi, se révèle a posteriori. (Rire.) En plus, il y a des moments, quand j’accomplis mon travail, où je m’amuse comme un petit fou. Et d’autres où ça me casse les pieds. Et quand je traite mes arbres ou que je fais de la maçonnerie, c’est pareil. Donc la notion du travail, chez moi, n’est pas tout à fait classique. La notion d’activité, celle-là, je la vis, je la comprends. Je peux arriver à dire que je suis actif ou que je ne suis pas actif. Mais dire que je travaille ou que je m’amuse, c’est déjà plus difficile…

Avez-vous le sentiment d’être un privilégié, à vivre et à travailler comme ça ?

La notion de privilège, vous savez, c’est quelque chose de tout à fait bizarre. Il y a deux façons de la voir. La notion psychologique et individuelle, qui est de se dire — et n’importe qui peut se le dire : « Je suis privilégié. » On l’est forcément toujours par rapport à d’autres. Et il y a la notion à connotation un peu lutte des classes, un peu sociale. Dans cette deuxième notion, on a une échelle de privilèges, et des échelles de privilèges, qui ont l’avantage et l’inconvénient d’embrouiller tout le monde en s’entrecroisant. Je crois que je suis un privilégié en matière de cadre de vie par rapport à la moyenne de la population. Objectivement. En ce qui concerne la liberté au travail, je suis aussi, très certainement, un privilégié.

Mais là, on voit apparaître une autre notion relative au privilège : la responsabilité. Peut- on dire qu’il y a privilège si celui-ci résulte d’un choix ? On peut dire que le privilégié est celui qui — toutes choses étant égales par ailleurs — a plus que les autres dans un domaine. Parce qu’on le lui a attribué, ou parce qu’il a eu du pot. Bon. Il y en a d’autres qui vont dire : « Moi, monsieur, je ne suis pas un privilégié ! Parce que je travaille, parce que j’ai bossé dur, etc. » Et c’est là qu’on voit apparaître la notion de choix.

Celui qui va au cinéma tous les soirs, par rapport à moi, c’est un privilégié. Moi, je vais au cinéma deux fois par an. C’est pas que j’ai pas envie d’y aller, c’est que j’ai d’autres priorités. Le même type qui va au cinéma tous les soirs va me dire : « Vous, vous êtes un privilégié, vous habitez dans un château. » Alors je lui répondrai : « Le fait que j’habite dans un château, c’est un choix. Et ce choix m’empêche d’aller au cinéma tous les soirs. » (Rire.) Alors comment évaluer la notion du privilège ? Le chiffrer en sous ?

Objectivement, par rapport à la moyenne de la population, j’ai un cadre de vie que j’estime privilégié. Mais en matière de confort, j’ai un cadre de vie que j’estime objectivement non privilégié. Je crois en effet que peu de gens accepteraient, l’hiver, de vivre avec huit degrés. Ou, comme l’hiver dernier, de voir la respiration se geler sur le drap dans la chambre à coucher. Inversement, moi, je supporterais très mal de vivre dans un petit appartement bien chauffé. (Rire.)

(Il a deux bureaux : un « d’été », dans une partie non chauffable du château, et un « d’hiver ».)

Jusqu’à l’année dernière, ce bureau « d’hiver », c’était notre salle à manger, puisque celle-ci était la seule pièce chauffée par une cheminée, qui tempère accessoirement la chambre à côté et deux pièces au-dessus. Et cette situation entraînait un mode de vie tout à fait particulier. Car au moment de se mettre à table, il fallait tout remballer. Les lieux étaient encombrés d’un tas de papiers, d’un tas de choses. J’étais contraint de m’organiser de manière à pouvoir m’interrompre au moment du repas sans en avoir pour deux heures à me remettre en route après.

Ensuite, c’était la pièce où tout le monde vivait. C’est-à-dire que j’y travaillais pendant que les enfants s’occupaient. Ça posait un certain nombre de problèmes, et il faut reconnaître que cette période a constitué une leçon intéressante pour le télétravail dans l’avenir. A savoir que pour les gens qui ne disposent pas d’un espace suffisant, ça pose des tas de problèmes internes, des problèmes familiaux. A moins d’être capable d’une organisation extrêmement draconienne, qui risque d’avoir d’autres types de répercussions.

Un autre type de problème relatif au télétravail est lié aux questions d’horaires ou de non- horaires. Et au fait que les gens, à l’extérieur, savent que je travaille chez moi. Ce qui leur permet de m’appeler au téléphone à n’importe quelle heure. Et de préférence aux heures des repas. Pendant toute une période, il m’a été pratiquement impossible de manger normalement. Il suffisait que je me mette à table pour que le téléphone commence à sonner. J’arrivais à l’appareil avec un bout de salade dans la bouche, je concluais l’entretien le plus vite possible, je revenais, je finissais ma salade et le téléphone se remettait à sonner au moment où j’attaquais le plat suivant. Je piquais des crises épouvantables. (Rire.)

Ça arrive moins, maintenant, parce que j’ai fait prendre un autre pli à mes correspondants. D’une façon presque brutale, puisque pendant les heures des repas, on a décrété que c’était ma fille qui décrochait. Et qui répondait : « Papa est à table. » (Rire.) Ça n’a pas été simple, parce qu’il y avait des gens qui n’étaient vraiment pas prêts à entendre ce genre de discours.

A l’inverse, vous avez les relations qui ne sont pas des relations de travail, des gens qui viennent à la maison et qui ont un peu de difficulté à comprendre que je ne sois pas à leur disposition. Que je ne sois pas libre pour aller faire un tour quelque part, etc. Au début, tout l’été, c’était le défilé permanent des amis, de la famille. Naturellement, chacun ne restant que huit jours, et en huit jours voulant visiter la région, voulant faire ceci ou cela… Il y en a qui ont été surpris : « Mais comment, tu ne sors pas de chez toi ? Chaque fois qu’on veut aller quelque part, tu as quelque chose à faire ! On comprend pas… » (Rire.) Je suis chez moi, donc je travaille pas ! Ça, c’est un réflexe classique. Quand on est chez soi — et ça, c’est encore le problème culturel auquel je faisais allusion tout à l’heure — on est censé ne rien faire, être très disponible, etc.

Que devient la notion de statut social — vis-à-vis des collègues, des partenaires, de l’extérieur — quand on est un télétravailleur ?

Personnellement, ça ne me pose aucun problème. Ça gêne beaucoup plus mes interlocuteurs que moi, c’est certain. Mais c’est vrai qu’on peut se poser des questions à ce sujet. Ça peut m’arriver de me demander : « Finalement, est-ce que ton statut est plus brillant, plus ceci, plus cela, que celui d’un PDG d’entreprise ou d’un fonctionnaire ? » Mais c’est un truc qui me travaille pas énormément. J’ai adopté un certain mode de vie, et c’est quand même une démarche assez volontariste, qui découle de plusieurs remises en cause. Je ne peux pas non plus faire des remises en cause en permanence. Ça m’arrive de temps en temps de procéder à une petite analyse, de me demander : « Bon, qu’est-ce qui colle, qu’est-ce qui ne colle pas ? Quels sont les avantages, les inconvénients de ma situation ? » L’essentiel, c’est quand même que je vive bien ce que je vis.

A l’extérieur, effectivement… Tel interlocuteur risque de me considérer comme un joyeux loulou qui branle rien, etc. Ça peut me nuire sur le plan professionnel. Tel autre, quand il a un problème, verra que je réponds vite et efficacement à sa demande, et ça sera une autre façon d’aborder les choses. Un troisième aura encore une autre opinion. Vous savez, celui qui est fonctionnaire, il aura du mal à comprendre qu’un type soit en fait en train de prendre des risques perpétuels tout en ayant un statut de salarié. Celui qui est PDG d’une entreprise dira : « Qu’est-ce que c’est que ce gugusse qui a trouvé une espèce de combine bizarre pour être salarié sans avoir une activité de salarié ? » Chacun apprécie suivant son éclairage à lui. Le gars qui est le champion du risque toutes catégories trouvera que je me suis fait une situation pépère. A l’inverse, d’autres me considéreront comme un casse-cou irresponsable…

Votre situation fait-elle des envieux ?

Oui, c’est très fréquent. Il y aussi l’autre réaction. Celle des gens qui disent : « Oh là là ! Ce que je n’aimerais pas vivre comme toi, alors… Je ne supporterais pas ça. » Car finalement, le poids de la liberté, c’est quelque chose qu’on n’a pas si souvent l’occasion de mesurer. La liberté, ça pèse très lourd. Mais enfin, on la veut ou on la veut pas, on la choisit ou non. Préciser pourquoi ça pèse très lourd ? (Pause.) Eh bien, la liberté, c’est l’absence de toute une série de garde-fous traditionnels. L’absence d’une autorité qui va éventuellement vous remettre dans le bon chemin. Quand vous êtes libre, c’est à vous qu’il appartient de vous remettre vous-même dans le bon chemin si vous vous réalisez que vous vous êtes gourré. C’est à vous d’affronter, régulièrement, tous les problèmes qui se présentent. Il y a aussi le poids du souci du lendemain. Le fait qu’on ne sait pas si, dans le mois à venir, on va avoir plein de boulot ou rien du tout. On est donc obligé de faire un ensemble de choix — dans d’autres cas, on appelle ça un ensemble d’impasses — un ensemble de paris. En disant : « Bon, je prends cette option-là, en sachant que cette option implique que s’il se passe ceci, il va falloir faire cela, etc. » Faut s’assumer, quoi ! Je ne me pose pas tellement la question de savoir si je suis ou non un pionnier d’une nouvelle manière de vivre et de travailler. Ce que je sais, c’est que je n’arrête pas d’expérimenter. Il y en a peut-être d’autres qui expérimentent ailleurs, mieux, moins bien, d’autres façons que moi. Alors bon, je peux effectivement me faire plaisir en me disant que je suis un pionnier du télétravail en France. On peut dire que j’appartiens à un groupe très réduit de gens qui ont une certaine façon d’appréhender la vie. Mais je n’irais pas au-delà.

Je suis par contre beaucoup plus à l’aise pour dire : « En France, je pense être un des dix meilleurs spécialistes de la messagerie électronique. » Parce que sur ce plan-là, j’ai quelque chose de tangible. Je vois d’où on est partis, où on va, etc. Tandis qu’en matière de télétravail, je peux voir d’où je suis parti, je peux voir où j’en suis, mais je ne peux pas voir exactement où je vais. Voilà la différence. Peut-être que je suis le pionnier d’une voie sans issue. (Rire.) Ça arrive aussi, ça ! Mais même dans ce cas, c’est pas inintéressant non plus, cette expérience.

Donc je peux aussi me qualifier d’aventurier du télétravail. Pourquoi pas ? A côté de ça, quand je lis des mémoires d’aventuriers — pour autant que des aventuriers aient réellement écrit leurs mémoires, parce que c’est déjà assez suspect, ça — je me dis que je serais absolument incapable de faire ce que ces gens-là ont fait. Je n’essaie ni d’être un surhomme, ni d’être un minus. J’essaie de vivre ma vie, quoi.

De toute façon, j’ai toujours été intéressé par ce qui était nouveau, par ce qui était de pointe. Même quand j’étais dans des trucs qui ne font pas penser du tout à l’innovation. J’ai travaillé dans la récolte de canne à sucre en Martinique, par exemple. Comme par hasard, c’était un chantier expérimental, où on testait une nouvelle méthode pour récolter la canne à sucre. Et ça a été comme ça dans à peu près tous les boulots dans lesquels je me suis lancé. Alors je suppose que c’est pas un hasard. Voilà pour l’aspect pionnier, si vous voulez.

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La dernière demeure de Arnolg Helding, pilote de combat de la Deuxième Guerre mondiale

Je suis l’auteur de La légende de Little Eagle », un roman inspiré par un événement survenu en juin 1944 en Champagne, lorsqu’un pilote américain nommé LeRoy Lutz dut prendre une décision en une seconde: sauter en parachute de son avion qui n’était plus gouvernable pour tenter de sauver sa vie, ou rester encore quelques instants à bord pour tenter l’impossible afin d’éviter un crash sur une maison qui aurait tué ses habitants.

Ce livre existe en version anglaise sur Amazon et d’autres librairies en ligne, et il a été trouvé par un lecteur du Nebraska nommé Jerry Lutz, le neveu de LeRoy, ainsi que par Linda Helding dans le Montana. Linda est la fille de Arnold Helding, un autre pilote dans le 436th Fighter Group auquel appartenait LeRoy Lutz. Le jour précédant sa mort, ce dernier avait rencontré des problèmes de moteur avec son P-38. Helding était malade ou en droit de prendre un jour de congé, raison pour laquelle il avait « prêté » à Lutz son appareil, qui avait jusque-là mérité son nom de Lucky Lady, pour une mission de mitraillage d’objectifs allemands.

Javais instantanément aimé cette photo de Arnold Helding quand je l’avais découverte: cet homme souriant, confiant, posant auprès de son Lightning P-38. J’avais trouvé d’autres informations par la suite sur sa vie dans le Montana. Il était chasseur, pêcheur, il avait encore longtemps piloté toutes sortes d’appareils, et acquis un problème cardiaque. Ce qui ne l’avait pas empêché de mourir à plus de 90 ans.

Linda avait découvert mon livre et m’avait contacté, et nous avons depuis échangé régulilèrement des messages. Il y a quelque temps, elle m’avait demandé: « Vous ais-je jamais dit comment j’ai dispersé les cendres de papa ? » Réponse: « Non, mais je suis curieux. » Voici son récit.

Récemment, quelqu’un m’a demandé où mes parents étaient enterrés. Je me suis rendue compte que je n’avais pas raconté certaines des histoires sur la dispersion des cendres de père, maman, mon frère Carl et Camas, son fils.

Pendant de nombreuses années, papa et Carl, Joe Woodworth, Andy Anderson, Fred Moore, John et Bob Helding et d’autres avaient chassé le wapiti et le mouton dans les montagnes des Bitterroot au sud de Missoula. Missoula était une petite ville dans les années 50 et 60. La plupart des chasseurs locaux se connaissaient; très peu d’autres chasseurs savaient où ils allaient.

Quand Carl et Camas sont morts, papa a embarqué leurs cendres dans un avion et les a dispersées sur ce lieu de chasse privilégié. C’était en 1982. Papa a commencé à me dire qu’il voulait être dispersé sur la même montagne. Maman est morte en 2005. Elle n’avait jamais prononcé de voeux pour son enterrement. Père et moi l’avons dispersée sur son hippodrome et dans la rivière Jocko. Un de mes amis était le pyrotechnicien qui a fait le feu d’artifice pour le 4 juillet à Missoula. Il a mis une partie des cendres de maman dans une boîte de conserve et l’a soufflée sur le champ de foire, où elle avait couru avec ses chevaux.

Père a vécu encore deux ans. Au fil des années, lui et moi avons fait de nombreuses randonnées dans sa zone de chasse et il m’a fait promettre de répandre ses cendres là-bas. Alors qu’il célébrait son quatre-vingt-dixième anniversaire, il devint inflexible sur le sujet. On peut dire sans risque de se tromper que pour papa, les avions, la chasse et la pêche étaient ses grandes passions. Après sa mort, j’ai trouvé un petit journal dans lequel il avait calculé qu’il avait effectivement piloté 40 avions, en commençant à Hale Field près de Missoula à la fin des années 1930, en pilotant des chasseurs pendant la Seconde Guerre mondiale et en terminant en pilotant de petits avions pendant les quarante années suivantes environ. L’un de mes bons souvenirs est la fois où il nous a emmenés tous les deux dans la prairie de Schafer, dans le parc naturel Bob Marshall, pour aller pêcher.

Papa est décédé pendant le week end d’ouverture de la saison de chasse, en octobre 2007. Mon mari était décédé récemment et je me suis retrouvée avec les tâches que la mort laisse aux vivants. Je n’avais pas élaboré de plan pour disperser les cendres de papa. Dans son bureau, j’ai trouvé la plus grande partie des cendres de maman et d’autres de Carl et Camas. J’ai rassemblé les restes de ma famille et je les ai rangés dans mon bureau.

Un jour, deux hommes de Stevensville sont arrivés avec un camion et nous avons commencé tous les trois à démonter notre chenil. Ils appartenaient à un club de vol d’appareils anciens, des avions des années 1950 à 1970. Je leur ai demandé s’ils avaient déjà volé dans les montagnes de la chaîne des Bitterroot. Oh, tout le temps, dirent-ils. Sur place, je leur ai proposé un échange : le chenil contre un vol pour disperser les cendres de papa.

Je suis arrivée au hangar de l’aéroport avec mon sac de cendres. J’avais décidé que maman appartenait à papa, à son fils et à son petit-fils, alors leurs restes étaient tous mélangés ensemble. J’ai été accueillie par le pilote Don Whitehair et son petit avion soigné : c’était comme un Cessna 180 si je me souviens bien. J’avais une photo de la crête où papa avait dispersé les cendres de mon frère, alors nous sommes partis à la recherche du même endroit – le côté droit de la crête qui est le pic Watchtower. C’était une belle journée ensoleillée sans vent – parfaite pour le vol en montagne.

Alors que nous approchions du sommet, j’ai sorti la photo. Don a tourné le dos au canyon. Nous étions tous les deux assez excités quand nous avons vu la même crête que celle de la photo juste devant nous. Don a fait virer l’avion dans un grand arc de cercle et m’a préparée pour mon rôle dans la dispersion. J’étais sur le strapontin derrière lui. Il m’a ouvert sa porte et m’a demandé de mettre le sac à l’extérieur aussi loin que je pouvais l’atteindre. Il m’a dit de percer un trou dans le fond du sac pour que les courants d’air créés par l’avion ne fassent pas retomber les cendres à l’intérieur. Il a ri en disant que beaucoup de gens ne réalisent pas combien de cendres finissent dans un aspirateur.

J’ai fait tout cela et pendant que je regardais, les cendres sont sorties derrière nous dans une magnifique queue de coq qui s’étendait au-delà de l’avion, suspendue pendant un moment magique avant de se dissiper et de disparaître lentement, à mesure qu’elles dérivaient.

On a volé dans les montagnes. Don n’a pas dit grand-chose, mais il souriait. Finalement, nous n’avons pas atterri à Stevensville, mais sur une piste d’atterrissage en pleine nature. Le sympathique petit avion s’est arrêté devant une structure en rondins. Des gens se tenaient debout sur le porche en faisant des signes de la main. D’autres petits avions ont commencé à arriver et à atterrir. C’étaient les avions de collection du club de Don. Leurs pilotes avaient tenu à nous faire une surprise. Les propriétaires du ranch nous ont servi le petit-déjeuner avant que nous redécollions tous pour Stevensville avant de rentrer chez nous en voiture.

C’était une journée où nous avions envie de dire: « Papa aurait été heureux d’avoir vécu cela. »

A propos, je veux que mes cendres soient dispersées sur la région de Graywolf Mountain dans la chaîne des Mission Mountains.

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Ce que travailler veut dire

Ce livre a été publié en 1986 sous le titre « La Saga du boulot / Les Français racontent comment ils gagnent et vivent leur vie ». J’ai voulu lui donner une nouvelle vie grâce à cette publication numérique, car si le travail, l’économie, ont changé considérablement en 33 ans, les témoignages que l’on pourra lire ici conservent toute leur pertinence, leur émotion, leur justesse en ce qui concerne le vécu personnel du travail.

Sur Amazon:
Ce que travailler veut dire/Les Français-es témoignent

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MICHEL LAURENT

Cultivateur

Se mettre à son compte en reprenant une ferme en friche, en défrichant, en avançant, ça, c’est créer quelque chose. Pas comme l’exploitant qui continue la ferme de son père. Ah oui, je suis fier d’avoir créé mon exploitation. Sûr. Y aurait fallu que j’y laisse une jambe, je la laissais… J’ai réalisé ce que je voulais. Je serais prêt à recommencer avec un truc dans le même état. Pas en gagnant deux cents millions au loto et en achetant une ferme avec, en allant voir le marchand de machines et lui dire : « Voilà tant de sous, amène-moi du matériel. » Ça, pour moi, c’est pas du boulot. Si j’avais pas fréquenté ma femme, je serais pas ici, hein ? Après le Maroc, en rentrant de soldat, je serais reparti. Avec ma musette, tout nu. Pour créer quelque chose. N’importe quoi, mais créer quelque chose. Je serais bien parti en Guyane. C’est des gens comme moi qui sont allés mettre en valeur ce pays, hein ? Y a pas eu que des riches !

51 ans, solide comme un roc, il a le visage tanné par le grand air. Parti de rien, il s’est monté un domaine dans l’Aube à la force du poignet. Il y cultive du blé, de l’orge, de l’avoine, du maïs, du colza et du chanvre. Un de ses trois fils travaille avec lui et reprendra l’exploitation. Passionné par le progrès et les techniques nouvelles, il suit chaque hiver les sessions d’un groupe de vulgarisation agricole. « Des fois, je leur fais remarquer : Tiens, vous disiez exactement le contraire, il y a dix ans… » A côté de ses cultures, il élève une centaine de brebis. Ce dur-là a un cœur tendre. « J’aime bien rendre service aux gens. Quand je rends un service à un gars et qu’il est content, vous ne pouvez pas savoir le bien que ça me fait, intérieurement. J’ai toujours été comme ça. Parce que j’ai eu une enfance malheureuse… »

J’étais l’aîné de neuf enfants. Mes parents étaient de petits paysans en Champagne, du côté de Romilly. Une famille très pauvre. Pas d’argent, pas d’entente. On récoltait très mal. Mon père n’a jamais voulu s’adapter aux méthodes modernes. On peut pas comparer avec aujourd’hui. Mes gamins, c’est des princes par rapport à comme on a été élevés nous, hein ? Chez nous, il n’était pas question de ne pas mettre le gamin avec la gamine. On était serrés comme des harengs… (Long soupir.) C’est pas comparable…

L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est Saga-du-boulot-website.jpg.

J’ai commencé à travailler bien avant douze ans, à faire des chars de céréales et tout ça. On s’occupait pas de l’école. Quand c’était le moment de rouler les céréales, mon père me disait : « Bon, aujourd’hui, tu vas pas à l’école, tu vas les rouler. » Et là, quand on est gamin, on est heureux. J’avais un cheval, vous pensez ! A douze ans, je me suis mis à labourer. Je pouvais même pas tenir la charrue, ça m’emportait. J’étais tout petiot. Pour rentrer au village, je montais sur le cheval, parce que j’étais vraiment lessivé.

J’avais pas tout à fait quatorze ans quand j’ai quitté l’école pour seconder mon père à plein temps. Quand je suis arrivé à 18,20 ans, je me suis aperçu que j’avais la tête complètement vide. L’école, c’est quand même important. C’est ce que je dis aujourd’hui à mes gosses. Pour écrire, heureusement que j’ai ma femme. Les comptes, c’est aussi ma femme qui les fait. Moi, c’est zéro. Je peux vous faire deux fautes dans le même mot. Je lis pourtant beaucoup. Il doit y avoir une question d’assimilation…

Quand je suis rentré de soldat, après deux ans au Maroc, j’ai fait une campagne de battage, à porter des sacs pour gagner de l’argent. Quand la campagne s’est terminée, j’ai mis une annonce dans « L’Est Eclair », pour chercher un emploi comme conducteur de tracteur. J’ai eu sept ou huit réponses. À l’époque, ils regardaient à mille balles anciens. Je voulais 25 000 balles anciens. 250 francs. J’en ai trouvé un pour me payer ce prix. Mais attention ! C’était pas comme aujourd’hui ! Lever à six heures. Manger, midi et demie. Une heure et demie, deux heures moins le quart, au boulot. Jusqu’à sept heures et demie, huit heures. On ne parlait pas des huit heures par jour. Et on n’en souffrait pas. On pensait pas à aller faire les couillons avec des motos et tout ça. Le soir, on prenait son lit…

Là, j’ai fait deux mois. C’était vraiment… Bon, je rentrais de soldat, j’étais vraiment pas facile à commander. Fallait pas me monter sur les pieds, parce que j’avais été dans un régiment assez dur. Le type chez qui j’étais n’avait pas une exploitation assez grande pour m’employer rien qu’à conduire un tracteur. J’ai fait une autre place pendant quatorze mois. Question travail, ça allait bien. Seulement… (Il simule le geste de manger.) A l’époque, y avait à dire, dans les fermes. Pas beaucoup, hein ? C’était par avarice. Et à 22 ans, attention, oh, oh !

Ça a commencé à changer quand on a modernisé les usines. Le chauffeur de tracteur qui était près de la ville, il s’en allait à l’usine. Ils avaient leurs horaires, ils avaient leurs congés et tout ça. Moi, j’avais demandé une semaine de congé en plus, quand je suis allé dans une autre place. On m’a dit : « Les ouvriers agricoles, c’est pas pareil. » « Tiens, j’ai dit, c’est pas les mêmes gens, ça ? C’est pas des Français ? » Pendant mes congés, je prenais une binette et je démariais deux hectares de betteraves à sucre, à la tâche. Les premiers jours, ça dérouillait, hein ?

Si j’ai quitté ce patron-là, c’est pas qu’on s’entendait mal, hein ? Je voulais me mettre à mon compte. J’avais toujours eu envie d’avoir un jour ma propre exploitation. Dès que j’ai commencé à labourer. C’est pas une question de liberté. Parce que quand on est à son compte, on l’a plus, la liberté, hein ? C’est l’inverse. On vous dit : « Ah, tu es au grand air, tu as ta liberté… » (Sifflement dubitatif.) Les responsabilités financières non plus, c’était pas tellement ça que je voulais. Je ne voulais plus être chez les autres, c’est tout.

La dernière ferme où j’ai été, j’étais une sorte de collaborateur du patron. J’étais pas regardant au boulot, et le patron me le rendait bien. Pas en argent, mais il me considérait. J’avais un caractère spécial. Il y avait un Polonais qui travaillait avec moi et qui me disait : « Toi, Michel, c’est pas commis, c’est patron ! » Je lui ai dit : « Écoute, le patron, il commande et il paie. Pour qu’il paie, faut que je lui fasse du bénéfice. Autrement, comment veux-tu qu’il me paie, c’t homme-là ? » Alors y dit : « Ah, moi pas compter comme ça. » Ah, ben j’lui dis : « Mon vieux, si toi pas compter comme ça, y faut pas travailler en cultures, hein ? Faut aller travailler où on n’a pas de responsabilités. Moi, des responsabilités, si on m’en donne pas, j’en prends. C’est tout. Le patron doit être content de son ouvrier et l’ouvrier de son patron. D’abord, les bons patrons font les bons ouvriers et les bons ouvriers les bons patrons ! »

J’avais un frère qui habitait ici, au village. Il m’a dit que cette ferme-là allait être à louer. J’ai téléphoné au propriétaire, je suis allé le voir. Il m’a fait un bail pour les 32,5 hectares de terre, et un bail pour la maison, avec promesse d’achat. Quelque temps après, il est mort d’une congestion cérébrale. Son fils, qui travaillait à Paris, m’a refait un bail de 18 ans pour les terres, en me vendant les bâtiments. Au bout de trois ou quatre ans, il est venu déjeuner avec nous. Il m’a dit : « Michel, il faut que je te vende mes terres. » « Holà, ça non ! Oh là là ! Au prix que ça se vend… » Il m’a dit : « Le prix que ça se vend et le prix que ça vaut, c’est deux choses différentes. » Bon, je lui ai proposé un prix, on s’est accordés.

J’ai commencé avec un tracteur et une charrue d’occasion. Mon père m’avait donné une vache qui produisait trois litres par jour, en tirant bien fort… Je l’ai revendue peut-être bien 90 000 anciens francs. Et la première que j’ai achetée, la noire, je l’ai payée 150 000. Celle-là, c’était du gâteau. Elle donnait vingt et quelques litres de lait. Ce qui a permis de rallonger notre argent pour vivre. A l’époque, avec ma femme, on vivait avec 12 000 anciens francs par mois. C’était en 1961. Des carottes râpées, j’en ai mangé tout l’hiver ! C’est p’t-être pour ça que j’ai joué si longtemps au football. Ha-ha ! L’année suivante, en 62, une partie des céréales a gelé. En 63, elles ont germé. J’avais jamais vu ça, moi. Les racines du blé passaient debout à travers la paille. Je croyais que c’était des araignées. Oh là là !

Et puis voilà. Depuis 64, j’ai acheté 70 hectares. Avec un paquet de dettes au Crédit Agricole. Et j’en loue 30 autres. Avec mon fils, celui qui va rester avec moi, ça va serrer. Il va falloir ou que j’agrandisse la bergerie, ou… Parce que maintenant, avec 90 hectares, j’ai moins d’argent de reste que quand j’en avais 32. Avec les dettes que je me suis mis sur le dos, je suis dans la merde jusqu’à 63 ans, hein ? Les premières années, je me relevais en pleine nuit pour aller voir, en pyjama, si le thermomètre baissait. Ah oui, c’est obligé que ça vous travaille. Maintenant, je m’en fous davantage…

Qu’est-ce que ça représente comme efforts, d’acquérir 70 hectares en partant de rien ?

Faut déjà aller voir le cousin Crédit, comme moi j’appelle ça. (Rire.) Faut déjà avoir une image, hein ? Moi j’avais rien, comme bagage. Rien de rien. J’avais du poil au cul, ça oui ! Le Crédit Agricole a des antennes. Il va pas prêter à un type qui se fait dorer au soleil, hein ? C’est normal. Ils vous prêtent pas non plus parce que vous êtes copain avec Untel. Mon image à moi, c’était celle d’un bosseur. Et puis j’ai eu un ami qui m’a bien aidé. Pas financièrement, mais il m’a soutenu dans mes démarches et tout. Et ça, je m’en souviens. Ça reste. Tout comme je me souviens d’un type qui m’a joué une vacherie.

Donc cet ami m’a prêté du matériel parce qu’il a vu que je bossais. Quand je rentrais du foot, à cinq heures, je prenais l’outil et je partais. S’il fallait que ce soit fait, c’était fait. Et comme j’avais fini parmi les premiers, parce que j’avais pas une grande exploitation, eh bien il y avait encore un syndicat de battage, ici. Alors j’allais une journée chez l’un, une journée chez l’autre, pour faire les sacs, quoi. Ça améliorait l’ordinaire. Et puis on trayait la vache. Et la vache a fait un petit veau. Après, j’ai acheté cinq petits veaux pour faire des bœufs. Deux ans après, quand j’avais besoin de quelque chose, ben j’en vendais un, quoi. Et voilà. Ça a été comme ça…

Où j’ai le plus souffert, c’est quand j’ai acheté les terres qui allaient avec la ferme d’ici. Le reste, ça allait. C’était pas remembré. Vous aviez 15 ares ici, 35 ares là. A l’époque, avec deux cent mille balles anciens, ça passait. Mais alors, les 32 hectares de la ferme, attention, hein ? J’osais pas aller au Crédit Agricole. J’ai pourtant de la langue, mais enfin… On est allé voir, avec la patronne, et on a quand même eu l’argent.

Comment se déroulent vos journées ? A quelle heure commencez- vous le matin ?

Ça dépend du boulot. Maintenant, j’ai mon garçon, alors on reste un petit peu plus longtemps au lit. C’est pas le matin qu’on est le mieux, hein ? Parce qu’on a mal aux reins. Avant, quand j’étais sur des terres, par là, sur les côtes, j’avais des copains qui me voyaient de loin et qui me disaient après coup : « Je savais pas si t’étais pas reparti hier soir ou si tu étais arrivé de bonne heure, le matin, quand il faisait encore nuit. » Quand les autres s’y mettaient à leur tour, moi, je revenais. Et je faisais un autre champ. Et puis après, je repartais avec le semoir.

Maintenant, je me la coule douce, j’ai pas honte de le dire. Les heures que j’ai faites depuis que j’ai quitté l’école, je pense qu’un ouvrier d’usine devrait travailler cent sept ans pour les égaler. Quand j’ai acheté ma première moissonneuse-batteuse, une Clayson de trois mètres, je crois que j’ai fait trois fois le tour de la table de la cuisine sur ma chaise, en présence du représentant. (Il scande.) Trois-mil-lions-neuf-cent-seize-mille ! Je faisais ma moisson, je la terminais avant que les autres aient commencé la leur, et je battais pour deux ou trois autres types pour m’aider à la payer. Sans ça, je pouvais pas. Je faisais deux réservoirs de fuel dans la journée !

Maintenant qu’on est deux, c’est plus facile. Bon, quand il y a un coup de bourre, qu’il faut travailler de bonne heure le matin, c’est le papa qui se lève. Parce que mon gamin, je veux pas le tuer, hein ? Moi, je me suis tué, mais c’est pas parce que j’ai eu une enfance difficile que ça doit être pareil pour les miens. Aujourd’hui, je joue encore au foot avec une équipe de vétérans, mais je sens bien que j’ai forcé la dose question boulot. J’ai la colonne démontée, hé ! J’ai porté un corset pendant deux ans. Ah oui… Dans l’entreprise de battage où j’ai travaillé à 22 ans, y avait du monde pour les gerbes, pour passer le fil de fer servant à maintenir les gros ballots. Mais pour les sacs de grain, au cul de la machine, y avait personne ! Et tu faisais pas que huit heures ! T’en faisais dix ou douze ! Alors là, je me suis effondré. Je voulais gagner de l’argent. Bon, ben j’ai dérouillé, quoi…

Il y a eu aussi les nerfs. Il y a quatre ans, j’ai fait un peu de dépression. Un mois à l’hôpital. Les soucis, tout un tas de trucs. Je continue à prendre des calmants. Quand on arrive à un certain âge, ça fout le camp d’un côté ou de l’autre, hein ? On n’est pas toujours alerte, pas toujours pareil. Maintenant, par exemple, vous allez me dire quelque chose, me balancer une vacherie. Bon, ben je vais pas vous répondre. Et ça va me faire de l’effet pendant deux ou trois jours.

Quand on est jeune, on s’en fout. On dit : « Oh, il peut dire ce qu’il veut, le gars ! » Maintenant… (claquement des doigts.) C’est l’âge. Quand j’avais 20, 22 ans, il fallait pas me monter deux fois sur les pieds. La deuxième fois, vous aviez pas le temps de monter, vous étiez débarbouillé. Ma femme peut vous le dire, j’étais emmerdant. Comme on dit par ici pour les vipères, fallait pas me monter sur la queue sans bâton, hein ?

On se tasse un peu. Et puis il y a l’écart des générations. Moi, je peux pas me plaindre de ce côté-là. J’ai trois garçons que je peux encore discuter avec. Un jour, j’ai dit : « Ah, dis donc, j’aurais pas dû acheter cette machine, j’ai fait une connerie. A la fin de l’année, ça va serrer… » Ils m’ont dit : « Papa, te casse pas la tête. On a tous un livret de caisse d’épargne, on t’aidera. » Je leur avais rien demandé, hein ? Quand j’ai été tout seul, j’en ai eu les larmes aux yeux…

Comment avez-vous le sentiment d’être perçu, en tant qu’agriculteur, par ceux qui ne le sont pas ?

Pas comme un professionnel, pas comme quelqu’un qui doit gérer une exploitation, etc. Ils nous prennent pour des capitalistes. Ils n’ont que cette optique là, hein ? « Vous êtes au grand air, vous brassez de l’argent. Si vous étiez comme nous, on en a ras-le-bol d’être à l’usine », etc., etc. A ces gens-là, je réponds : « Écoutez voir. Prenez un journal agricole, vous y trouverez des fermes à vendre. » « Mais on a pas de pognon ! » Et ben moi, j’en avais pas non plus. Y en a un qui m’a sorti : « Heureusement que tu avais tes parents. » Je lui ai dit : « Renseigne-toi, au moins, renseigne- toi… »

C’est vrai qu’aujourd’hui, compte tenu du prix des terres, ça serait difficile de partir de rien comme je l’ai fait. En tout cas dans un département céréalier. J’avais regardé, un temps, pour une exploitation pour mon fils. Eh bien, on me réclamait déjà une centaine de millions. Où vous voulez que je trouve ça, moi ? Faudrait regarder dans la Corrèze, dans des régions pauvres où il y a des terres pour rien. Là, oui, si j’avais 20 ans aujourd’hui, je le referais. Je me mettrais moins de dettes sur le dos.

Pour la retraite, ce qui me plairait, c’est un coin comme ça, avec des moutons. Pas pour gagner de l’argent. Pour m’occuper un peu en me reposant. Pour avoir le temps de parler avec ma femme. Lui parler sans avoir à discuter de nos dettes. Parce que maintenant, c’est obligé qu’on en parle presque tous les jours. Je viens d’acheter un nouveau tracteur, un John Deere de 92 CV qui m’a coûté 27,8 millions. Je ne sais pas combien de temps il va durer, mais je sais que je suis obligé d’être tranquille pour un certain temps, avec ce prix- là. Bien sûr que j’ai des traites sur cet engin !

Les agriculteurs, j’estime que c’est la corporation où on trouve les gens les plus bêtes. Ils rivalisent stupidement, les jeunes surtout. Y en a un qui achète un tracteur de 100 CV ? L’autre en voudra un de 120 ! L’autre a une moissonneuse de trois mètres ? Ah, je vais en acheter une de trois mètres soixante ! Une moissonneuse-batteuse de 70 millions qui reste onze mois de l’année dans un hangar, vous trouvez que c’est intelligent, ça ? Moi, j’en ai une à moi, mais je ne l’ai payée que 5 millions.

Moi, je sais pas… Certains jeunes ont pas de jugeote. Et puis on les déforme. On va leur dire : « A tant d’hectares, t’es pas rentable. » C’est le mot à la mode, ça, être rentable. Le gars, qu’est-ce qu’il fait quand il y a de la terre à vendre ? Il achète trois ou quatre hectares ! A un prix… hou ! C’est complètement idiot. Si vous achetez ces quatre hectares à un prix élevé et que ça vous bouffe le bénéfice des autres, c’est pas du boulot. Moi, je connais des cultivateurs qui n’ont même pas la moitié de mes surfaces, qui sont au bénéfice réel et qui tournent bien, qui ont du matériel neuf. Ce qui est encore mieux, c’est d’être locataire. Même en donnant au propriétaire, comme fermage, un quintal de plus à l’hectare que la norme. Moi, j’étais en location, au début, mais j’ai été obligé d’acheter. Depuis, le prix de ces terres a doublé. Alors ceux qui en achètent aujourd’hui, quand ils découvrent que ça leur coûte plus que ça leur rapporte, ils se plaignent, ils pleurent ! Ils ont qu’à fermer leur gueule et ne plus faire de bêtises.

Un agriculteur, c’est jaloux, aussi. Et le cultivateur qui vient de l’extérieur n’est jamais bien vu. Vingt-quatre ans après mon arrivée ici, dans ce village, je suis encore un étranger. Quand j’ai déménagé pour venir m’installer dans cette ferme, j’avais un couvre-pieds, une fourche, deux perruches et un chien dans la 2 CV. Et ma femme, bien sûr. Au village, j’avais un frère qui était pas très doué pour l’agriculture. On me l’a pas envoyé en face, mais on m’a laissé entendre que j’étais pareil. Un propre à rien.

Vous savez, dans un village, il y a toujours deux ou trois familles dominantes. Déranger leurs petites habitudes, c’est mortel. Oh là là ! « T’as beau être jeune », qu’y me disaient, « tu mettras tout de même pas les bosses dans les trous ! » « Ah, mais j’essayerai ! Si je réussis pas, je retournerai ouvrier. Mais vous qui n’avez pas été ouvrier, ça vous ferait drôle, hein? » Ça, c’était mauvais à dire. Encore l’autre jour, j’étais invité à souper chez un gars qui m’a vu grandir. Il m’a dit : « Michel, si tu savais ce qu’on a pu raconter sur toi dans les coopératives… Ce p’tit con-là, qu’est-ce qu’il est venu faire ici ? » Oh là là là là ! C’est une chance que je l’aie pas entendu à l’époque, vous savez. Parce que ça aurait fait vendre des prothèses dentaires…

Et encore:

Marcel Desvallées, maraîcher

Paulette Demont, paysanne

Gilles Gamba, bûcheron

Silvain Pitiot, viticulteur

Guy Bernard, mineur

La belle ouvrage

Maurice Goullet, ébéniste

Herve Grandadam, architecte

Christian Truffy, maçon

DEUXIÈME PARTIE

Chaînes et feux continus

Albino Ferreira, peintre dans l’automobile

Mehdi Ben, opérateur métallurgiste

Thérèse François, couturière

Danny Wallyn, métallurgiste

Gilbert Hans, soudeur

Denis Ruas, opérateur de raffinerie

Daniel Vasik, essayeur de voitures

Une échappée

Francis Rigenbach, travailleur saisonnier

TROISÈME PARTIE

Paroles de Femmes

Viviane Simon, ancienne ouvrière

Nelly Ammann, serveuse

Maria Danjy, ancienne bonne

Eliane Teilloud, conductrice de bus

Joëlle Bougier, secrétaire

Maguy Laurence, caissière de supermarché

Mauricette Laudet, ouvière du textile

En avoir ou pas

Annie Seulin, assembleuse

Patrice Uberschlag, chômeur

Christophe Michel, employé de restaurant

Vianney Caudron, pupitreur

Loïc Chauvel, agent ANPE

Jacques Cordier, cadre technique

QUATRIÈME PARTIE

Tenir le coup

Charles Jontef, marchand de confection

Fernand Muller, employé de voirie

Vivre son rêve

Michel Charrel, comédien

Valérie Makowka, danseuse

René Villermy, guitariste

Claude Gauthier, menuisier

Jean-Louis Patane, informaticien

Gens d’argent

Serge Leclerc, cambiste

Pierre Chenut, agent de change

Jean-Pierre Salomon, sous-directeur de banque

Gilberte Beaux, directeur général

CINQUIÈME PARTIE

Servir

Gérald Bertrand, huissier

Philippe Lebrun, diplomate

Pierre-Noël Lemercier, inspecteur de police

Maxime Gaillard, contrôleur des prix

Thierry Marchand, juge

Marc Rousseau, pompier

Agents de liaison

Annie Lejeune, téléphoniste

Ghyslaine Blanchemain, hôtesse d’accueil

Anne Mouchot, conseillère en recrutement

Luciano Espinoza, technicien tri postal

Grand large

Leon Le Rohellec, patron pêcheur

Hélène Hervieu, hôtesse de l’air

Nelly Machizaud, agent de voyage

Roger Franchet, pilote

SIXIÈME PARTIE

Ils foncent et ils aiment ça

Georges Sireix, industriel

Bernard Lenglin, boulanger industriel

Christian Lenôtre, ingénieur

En Question

Marc Simond, gérant de supermarché

Michel Demangeon, métrologue

Pierre-Yves Bernier, représentant

Jean-François Dul, ajusteur

Parenthèses

Georges Nicolas, fonctionnaire international

Patrice Sauvard, ingénieur

Bernard de Villeméjane, PDG

Recentrages

Hubert Faure, étudiant

Marcel Belfils, technicien en chauffage

Pierre Netter, PDG, industriel

Jean-Louis Nieuwbourg, vendeur vidéo

Prolongations

André Bernard, marchand de tissus

Émile Waselle, ingénieur retraité

SEPTIÈME PARTIE

Trois pros du sport

Alain Giresse, footballeur

Patrice Lemaire, jockey

Guy Gallopin, coureur cycliste

Une affaire de look

Hervé Leger, styliste

Yves Lecordier, modèle

Marcelle Réty, toiletteuse de chiens

Corps et âmes

Jeanine Crepet, conseillère matrimoniale

Patrick Douniaux, prof d’éducation physique

Maryse Doess, psychothérapeute

Albert Masson, aumônier de prison

Du berceau à la tombe

Nelly Boudoul, sage femme

Michèle Marty, institutrice

Sandrine Clément, éducatrice

Jacques Gaus, animateur de jeunes

Emile Corbier, infirmier

Charles Bouley, fossoyeur

HUITIÈME PARTIE

En zone sinistrée

Jacques Delivré, médecin du travail

René Iafrate, infirmier en préretraite

Pierre Skoczylas, ex-machiniste de cokerie

Jean-Pierre Mazingue, responsable pôle de conversion

L’Obstiné de Vialas

Patrick Pagès, cuisinier


Le meilleur ou le pire des mondes

André Gorz, philosophe

Franck Bauer, récréaticien

Jean Maczenko, syndicaliste

Alternatives

Hubert Desautel, télétravailleur

Roger Rico, responsable RH

Quêtes de la vraie vie

Kikou Chabrol, bergère

Michel Jault, juriste

Max et Annette Jullien, hôteliers-restaurateurs

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Franz Stigler/LeRoy Lutz : deux exemples d’un « appel supérieur »

En décembre 1943, l’équipage d’un bombardier américain B-17 fortement endommagé lutte pour ramener cette forteresse volante à sa base en Angleterre après sa première mission au-dessus de l’Allemagne. La moitié de ses occupants sont morts ou blessés, l’appareil perd constamment de l’altitude.

Soudain, un avion de chasse Messerschmitt s’approche de la queue du B-17. Son pilote est Franz Stigler, un as allemand. Normalement, il devrait « finir » l’avion américain touché par la défense antiaérienne allemande. C’est la guerre. C’est un ennemi. Mais cela ne va pas se produire. Observant de près ce gros avion fantôme et se demandant par quel miracle il peut encore voler, avec autant de trous dans la carlingue et de morceaux manquants, Stigler oublie qu’il est un pilote allemand. Il s’approche encore du B-17 et vole parallèlement à quelques mètres de l’appareil. A travers les trous de son fuselage, il aperçoit plusieurs membres de l’équipage, serrés les uns contre les autres, soignant leurs blessés. Le nez du bombardier manque : il a explosé.

Volant à la hauteur du cockpit, Stigler établit un contact visuel avec Charlie Brown, le pilote du B-17. Il pointe dans une direction, au nord, et articule : « Schweden, Schweden!». Depuis cette partie du territoire allemand, la Suède est plus proche que l’Angleterre. Peut-être la ruine volante pourrait-elle y parvenir.

Mais Brown et ses équipiers ne comprennent pas. Ils sont surpris par le comportement étrange, tellement inattendu, du pilote allemand. Ils croient qu’ils vont se faire descendre. Brown donne l’ordre à un mitrailleur d’orienter son arme vers l’appareil ennemi. Et c’est à ce moment-là que Stigler fait la seule chose qui lui vient à l’esprit : il salue le pilote du bombardier, balance son appareil dans un virage serré et prend la direction de sa base. Non sans dire (on le saura bien plus tard) : « Bonne chance, vous êtes dans les mains de Dieu. »

Contre toute attente, Charlie Brown et ses hommes parvinrent à poser leur appareil en Angleterre. Franz Stigler aurait été passé en court martiale et exécuté si ses supérieurs avaient appris ce qu’il avait fait : montrer de la pitié pour son ennemi. Mais il n’y avait pas eu de témoins extérieurs au drame qui se jouait. Et plus tard, pour expliquer son attitude extraordinaire, il dira qu’il avait entendu « un appel supérieur ». Comme une voix venue d’ailleurs, de la conscience profonde, plus forte que tous les principes, les ordres, les lois de la guerre.

A Higher Call est le titre d’un excellent livre d’Adam Makos, dans lequel l’auteur raconte ce qu’il appelle « une des plus grandes histoires non dites de l’histoire militaire » et la grande amitié qui se noua bien des années plus tard entre ses deux principaux protagonistes. Ce livre est disponible en Français sous le titre L’Honneur avant tout.

Longtemps, Charlie Brown avait essayé de savoir si Stigler était encore vivant et où. Un jour, en 1990, les deux hommes se retrouvèrent à Seattle. Après la guerre, Stigler avait émigré au Canada. « Dans les années qui suivirent leur réunion », écrit Makos, « Franz et Charlie voyagèrent à travers l’Amérique du Nord pour raconter leur histoire dans des clubs d’aviation, des musées aéronautiques ou des bases militaires où ils étaient invités. C’était leur dernier acte de service pour construire un monde meilleur. Leur message était simple : les ennemis s’en sortent mieux en tant qu’amis. »

Franz Stigler succomba à la maladie en mars 2008. Charlie Brown mourut en novembre de la même année.

 

En juin l944, LeRoy Lutz entendit lui aussi comme un « appel supérieur ». Ce jour-là, ce pilote américain avait mitraillé des objectifs allemands en Champagne et son P-38 Lightning avait été gravement touché par la flak. Cet avion, nommé Lucky Lady, n’était pratiquement plus manoeuvrable et ses deux moteurs perdaient inexorablement de la puissance. Lutz ne pouvait plus contrôler sa ligne de vol, son avion pointait droit sur la petite ville de Mardeuil, et il sentait qu’il allait s’écraser. C’était midi, il y avait du monde dans la rue, les enfants rentraient de l’école.

Lutz devait prendre une décision au dixième de seconde : soit sauter en parachute (bien que très risqué à une si basse altitude), soit tenter un atterrissage forcé dans un champ proche. Le choix entre sauver sa vie et sauver celles des autres. Il opta pour la tentative d’atterrissage à tout prix et se tua. Mais il avait réussi de justesse à éviter une maison dans laquelle se trouvait une famille avec une petite fille de quatre ans – la future mère d’Hélène Marchal, une journaliste, qui découvrira près de 70 ans plus tard que LeRoy Lutz avait sacrifié sa vie pour sauver celle de personnes innocentes. Hélène comprend qu’elle lui doit d’avoir pu naître. Elle va reconstituer sa vie.

Sauf… sauf que la quête d’Hélène ne porte pas sur LeRoy Lutz, mais sur John Philip Garreau, le héros de mon roman La Légende de Little Eagle, librement inspiré du destin de LeRoy.

L’étonnant est que cette fiction (traduite en anglais sous le titre The Legend of Little Eagle), a incité quelqu’un résidant dans le Nebraska à me contacter : Jerry Lutz, un neveu de LeRoy. Il cherchait sur le Web des informations sur son oncle lorsqu’il est tombé sur un article de blog dans lequel je parlais de cet épisode en Champagne. Et ces liens entre les gens, dans le temps et dans l’espace, ne s’arrêtent pas là : j’ai parlé à Jerry de Linda Helding, la fille d’Arnold Helding, compagnon de combat de LeRoy. Le Lucky Lady, c’était son avion (mal nommé ce jour-là…) Helding était malade, l’avion habituel de Lutz était en révision, donc Lutz avait pris le P-38 de Helding. Un jour, Jerry Lutz a contacté Linda Helding, et ils se sont rencontrés dans le Montana. Et ils avaient beaucoup d’histoires à se raconter.

Car les similarités entre le récit d’Adam Makos et ce qui a inspiré mon roman ne s’arrêtent pas à la notion d’un « appel supérieur » et à des retrouvailles tardives. 1990 pour Brown et Stigler. Et quelques années de plus pour la famille Lutz pour apprendre comment LeRoy était mort, grâce aux efforts d’André Mathy, qui, enfant, avait été témoin du drame de Mardeuil. Aux Etats-Unis, LeRoy Lutz fut honoré de manière posthume de la Distinguished Flying Cross et de la Purple Heart Medal en 1995, son action héroïque enfin officiellement reconnue. Des membres de la famille Lutz sont venus en France pour visiter Mardeuil, où ils furent faits citoyens d’honneur.

« Est-ce qu’on peut trouver des hommes bons des deux côtés d’une mauvaise guerre ? » demande Adam Makos à la fin de son livre.

Oui.

http://florianrochat.com/

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Tombé de 6700 m. sans parachute, et vivant ! Le miracle de Saint-Nazaire

Le 3 janvier 1943, un bombardier B-17 de l’aviation américaine est abattu par un chasseur allemand au-dessus de Saint-Nazaire. Sept de ses dix membres d’équipage mourront. Parmi les trois survivants, deux tombent dans les eaux de l’Atlantique au large de la ville. Le troisième, Alan Magee, sera surnommé jusqu’à sa mort, en 2003 à l’âge de 84 ans, « Le miracle de Saint-Nazaire ».

Alan Magge dans la tourelle ventrale de son bombardier B-17

Car Magee fut un vrai miraculé : il avait été éjecté de sa tourelle ventrale de mitrailleur à l’altitude de 6700 m. et était tombé, inconscient, sans parachute. Mais – horreur – il avait repris conscience durant sa chute, et bien sûr réalisé qu’il allait mourir. Il dira plus tard qu’il avait fait une invocation à Dieu : « Je ne veux pas mourir, car je ne sais rien de la vie. »

Quelques secondes plus tard, son corps traversait le toit de verre de la gare de Saint-Nazaire. Inconscient et gravement blessé au visage et aux jambes, un bras presque arraché, ses poumons et d’autres organes internes en partie écrasés. Mais les Allemands, abasourdis par l’événement, le retrouvèrent vivant, suspendu aux poutraisons métalliques du bâtiment.

La gare de Saint-Nazaire. Carte postale des années 30

Un médecin allemand fut appelé. Quand Magee reprit connaissance, le toubib lui dit : « Nous sommes ennemis, mais je suis d’abord un docteur et je ferai de mon mieux pour sauver votre bras. » Ainsi que ses 28 blessures dues à des éclats d’obus et à des dommages internes. Magie récupéra assez vite et termina la guerre dans un camp de prisonniers, dont il fut libéré en mai 1945. De retour aux Etats-Unis, il passa sa licence de pilote (même pas peur !) et travailla jusqu’en 1979 dans différents secteurs de l’aéronautique.

En me documentant pour l’écriture de mon roman La Légende de Little Eagle, je suis tombé sur plusieurs récits de drames semblables à celui de Magee, mais dont les victimes acquirent le statut de héros en survivant à quelque chose d’apparemment impossible. Je me souviens du cas d’un autre aviateur américain ayant dû sauter de son avion sans parachute ou avec un parachute qui ne s’était pas ouvert, et qui est tombé droit sur un sapin en Bavière, au pied duquel se trouvait une épaisse couche de neige. Ce qui l’avait –miraculeusement quand même et aussi – sauvé.

Et il y a eu le cas de Christine McKenzie, une parachutiste sud-africaine. Elle avait déjà sauté et atterri plus d’une centaine de fois sans encombre dans la pratique de son sport favori. Mais un jour d’août 2004, s’élançant d’un avion à une altitude de plus de 3000 m., couac : son parachute principal ne s’ouvre pas. Fonçant en direction du sol à la vitesse de 180 km/h., Christine tente d’ouvrir son parachute ventral, celui qui doit servir dans ce type de situation. Le ventral ne s’ouvre pas. Par « chance », elle tombera sur plusieurs fils parallèles d’une ligne à haute tension, ce qui dans un premier temps freinera drastiquement sa chute, avant qu’elle se retrouve catapultée et tombe sur la dernière vingtaine de mètres la séparant du sol. Elle s’en sortira avec un bassin cassé.

Les spécialistes des lois de la physique vous le diront : un corps qui tombe (du ciel ou d’un immeuble) ne dépasse jamais la vitesse d’environ 200 km/h. Tomber de quinze étages ou de 5000 mètres laisse la porte ouverte aux mêmes dangers ou aux mêmes miracles.

La page Facebook de La légende de Little Eagle – aviation, guerre, amour, destin

Les origines de La légende de Little Eagle

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Une nouvelle connexion avec un pilote de guerre

Une surprise m’attendait l’autre jour dans ma boîte à lettres : un très petit colis (peut-être 8 cm. sur 3). L’adresse de l’expéditeur indiquait un nom qui m’était familier dans le Montana. Et quand j’ai ouvert ce petit paquet, j’ai été touché et ému par l’attention de Linda Helding : elle m’envoyait quatre petites épingles de revers de veste et de cravate, de petits avions doré et argentés : des P-51 Mustang et P-38 Lightning, deux super avions de combats de l’USA Air Force durant la dernière guerre mondiale, et un autre, postérieur, un modèle à réaction que je n’ai pas pu identifier.

Ces épingles appartenaient au père de Linda, un pilote de P-38 qui servit en Europe, et je me sens maintenant comme connecté avec lui. C’est une nouvelle connexion avec ce pilote américain qui fut indirectement concerné par un accident survenu en 1944 en France. En juin de cette année, LeRoy Lutz, qui venait du Nebraska, fut tué dans le crash de l’avion qu’il pilotait, le Lucky Lady, dont le titulaire habituel était Arnold Helding.

J’ai écrit ici à propos de cet accident qui m’a incité à écrire un roman d’aviation, La légende de Little Eagle. A ma grande surprise, peu de temps après sa publication, Linda Helding et Jerry Lutz, le neveu de LeRoy (qui ne se connaissaient pas mais qui tous deux avaient découvert le livre), ont pris contact avec moi. Nous sommes devenus amis sur Facebook et nous communiquons de temps en temps. Jerry et Linda se sont même rencontrés dans le Montana et ont évoqué ce que l’expérience de leur oncle et père avaient représenté pour eux.

L’histoire de mon héro John Philip Garreau n’a rien à voir avec celle de LeRoy Lutz, sinon qu’ils ont tous deux fait preuve d’un esprit d’altruisme et de sacrifice. Ce qui, dans le cas de Johnny Garreau, sauva la vie d’une famille, laquelle comptait une petite fille de quatre ans : la mère d’Hélène Marchal, ma narratrice dans le livre. Hélène ne serait pas née si Johnny ne s’était pas comporté d’une manière héroïque. Elle lui doit sa vie.

Dans La légende de Little Eagle, Hélène se rend dans le Montana pour effectuer des recherches au sujet du livre qu’elle veut écrire sur le Premier lieutenant John Philip Garreau. Elle rencontre là-bas un vieillard qui fut le plus proche ami de Johnny, que j’ai nommé Harold Holding. Holding lui raconte son compagnonnage guerrier avec Johnny, et lui donne son journal de combat. Une des dernières entrées date de début août 1944 : « Johnny s’est crashé en Bourgogne avec mon Lucky Lady. Je ne sais pas quoi dire. Je suis atterré. »

Je n’avais pas porté de cravate depuis plusieurs années, mais après avoir reçu le colis de Linda, je me suis senti obligé d’en nouer une. Ne serait-ce que pour cette photo destinée à lui montrer à quel point je lui suis reconnaissant pour cette attention.

Arnold Helding a eu la chance de rentrer intact de son service en Europe au sein du 479th Fighter Group et jouir d’une longue vie dans le Montana, où il est mort à l’âge de 92 ans en 2007. J’ai toujours aimé cette photo de lui et de son avion.

La légende de Little Eagle, versions numérique et imprimée:

Amazon.fr

Amazon.ca

Fnac

Kobo

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« Cougar corridor », a novel on mountain lions

COUGAR CORRIDOR

By Florian Rochat. (2009: in French) Paperback, 235 pages. Publisher: Le Passage. Reviewed by Dr. Lucina Hernández,Director, Rice Creek Field Station/Assistant Professor, Department of Biological Sciences, SUNY Oswego, Oswego, NY.

 

As a scientist with experience with terrestrial mammalian predators, including the cougar, I was curious to see how I was curious to see how the topic of mountain lions was approached in a novel. With surprise and satisfaction, I learned that Florian Rochat has addressed the important and complex topics of predation and conservation in manner understandable to the public. Admirably, he does this without putting aside scientific information. Instead, he uses it to build a masterpiece. He puts his finger on the center of the problem of conserving many species—habitat fragmentation due to urbanization and ex-urbanization. To illustrate the problem, Rochat chose one species that here, in North America, faces this problem—the cougar.

In this scientifically well documented book, Rochat explains in an easy manner the facts of cougar biology, in particular dispersion. He explains why cougars need to travel long distances and why sometimes it is possible to see a cougar close to urban areas.

The book is passionate from the first page to the end; the author keeps the reader connected to the plot. Every day while I was reading the book, I told my husband John Laundré, who is a researcher of cougars, how interesting it was and that it provides important information to the public. Even though the book is about the conflict between humans and cougars, other top predators, such as wolves and bears, also have the same conflicts with humans.

COUGAR CORRIDOR is excellent in helping people understand the dimensions of human activities as they affect the conservation of these animals. This is amply displayed when the author talks about the everyday more frequent desire of people to live close to wild and natural areas while failing to see that at the same time they are destroying and fragmenting the wilderness, destroying habitat for wildlife, and sooner or later may face close encounters with wild animals such as cougars (Page 30). The discussion of the cougar’s attack on a young man was especially poignant regarding this sensitive and often over exaggerated area of human-cougar conflicts. Usually, cougars are the ones who suffer the most in these interactions.

Cougar

It is unfortunate that this country, where we are producing important scientific information about cougars, is the same country that doesn’t want to use this valuable information to protect it. This is especially true for the endangered eastern cougar and Florida panther. We in United States are facing the consequences of the new urban development that affects one species when we lose wild habitat for the benefit of a few people. The cougar symbolizes the last bastion of real wilderness. The fact that the cougars still exist in some places means that we have healthy ecosystems there, with all their parts – flora and fauna. (Page 30).

As Michael Dupuis (one of the characters in the book) states: “We should consider that wildlife and wild areas on the Earth have the right to continue wild and our society has the obligation to protect and conserve it” (Page 223). I hope that this book helps people understand the value of cougars and motivates the public to protect them. Rochat not only puts the problem on the table, he gives us the solution—conservation of natural corridors for this species and others—hence the title of the book.

I recommend this book not only for the general public but also to undergraduate and graduate students of different disciplines who can analyze conflicts concerning the conservation of a predator. I also strongly encourage the author and publisher to consider translating this excellent book into Spanish and English so that North Americans outside of Quebec can read the important message Rochat so eloquently presents.

***

Editor’s Note: Florian Rochat has lived in Switzerland all his life but has travelled to the US many times as a foreign correspondent and during vacations. He told me, « The idea of my novel came in 1992 with an article by Maurice Hornocker on mountain lions in The National Geographic which fascinated me. This led me to read the handful of general public books on cougars, then to interview Ken Logan in Moscow (Idaho) and Rich DeSimone (Montana) in 1999.” Rich allowed him to participate in his project in the Garnett Range of Montana during the following two years. Rochat continues, “I tracked and collared lions with him and his aides. »

Marc Gauthier, whose pheromone lures have documented the presence of a few cougars in Quebec and New Brunswick, said this in his review on Amazon.ca: “Having tracked cougars myself in this area of Montana and being closely interested in this species, I found this novel by Florian Rochat in the same time realistic, well researched and fascinating. Must be read by all those interested in environmental and conservation issues.”

***

This article was published on the website of the Cougar Rewilding Foundation.

Florian Rochat posted a video of his tracking of cougars in Montana on YouTube.

« Cougar corridor » is available in French as an ebook on Amazon US, on Amazon CA, and on Amazon UK.

 

 

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Another connexion with a WW2 pilot

I was in for a surprise recently when I found a very small parcel (perhaps 3×2 inches) in my mailbox. The sending adress carried a name that was familiar to me in Montana. And when I opened up this very light parcel I was really touched and moved by Linda Helding’s attention: she had sent me four small tie and lapel pins, little gold and silver looking planes: P-51 Mustang and P-38 Lightning, two great combat aircraft used by the USA Air Force during WW 2, and another, a postwar one, which I could not identify properly.

These pins belonged to Linda’s father, Arnold Helding, a P-38 pilot who served in Europe, and now I therefore feel connected with him. That’s another connexion with a WW2 American pilot who was indirectly involved in an incident that took place in 1944 in France. In June that year, LeRoy Lutz, who was from Nebraska, got killed in the crash of the plane he was flying, Arnold Helding’s Lucky Lady.

I wrote here about that accident which incited me to write an aviation novel, The Legend of Little Eagle. To my amazement, some time after this book was published, both Linda Helding and Jerry Lutz, LeRoy’s nephew, got in touch (connected) with me. We have become friends on Facebook and chat now and then.

The story of my hero John Philip Garreau has nothing to do with the one of LeRoy Lutz, aside from the fact that they both showed a great altruism and spirit of sacrifice. Which, in Johnny Garreau’s action, saved the life of a whole French family, among them a little girl, the mother of Hélène Marchal, my narrator in the book. Hélène would not have been born had Johnny not acted heroïcally.

In my story, Hélène goes to Montana to research the books she wants to write on First Lieutenant Johnny Gareau. And she meets there with a close friend of his, an old man I purposedly named Harold Holding. Holding gives her his war logbook, and she’s able to quote him to piece together Johnny’s life and actions. One of his last entries is dated in the early days of August, 1944: « Johnny crashed in Burgundy with my Lucky Lady. Of all the rotten… Don’t know what to say. I’m devastated. »

I had not worn a tie for many years, but after receiving Linda’s parcel, I felt compelled to. At least for this picture to show her how grateful I am for her attention.

Arnold Helding returned unscathed from his service in Europe in the 479th Fighter Group and enjoyed a long life in Montana, where he died at age 92 in 2007. I’ve always loved this picture of him and his plane.

The Legend of Little Eagle

on Amazon US

on Amazon UK

on Amazon CA

How the story started and how it connected people, in fiction and in real life.

Arnold Helding and his « Lucky Lady ». In 1944 in France, a member of his group, LeRoy Lutz, flew this plane and got hit by the German flack on a mission. He crashed near the little town of Mardeuil in circumstances similar to those of this novel.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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A P-51 Mustang for the price of a Beetle (or almost)

I’m not an aviation specialist, not even a real aviation buff, but I’ve come to like planes more than a non-pilot. Unexpected circumstances (the discovery of a letter in a small museum in Montana) have led me to write a novel with a background of aviation and WWII, The Legend of Little Eagle. And I fell in love with the North American P-51 Mustang, model D, which remains nowadays one of the most beautiful fighters ever built. My hero, 18 year old First Lieutenant John Philip Garrau, flies one over Germany and France in 1944. He will have a heroic, tragic fate.

warbirdsheritagefoundation.org

Conceived as a long range fighter, the P-51 D arrived in Europe in March 1944 and played a major role in the subsequent bombing campaigns of the 8th Air Force on Germany (great book here.) It was fast (700 km/h), highly manoeuvrable, with six 12,7 mm. machine guns, and could be equipped with ten 127 mm. rockets (mainly for strafing). More than 8000 51-D were produced in Inglewood (CA) and Dallas (TX) at a price of 50 000 $ per unit.

I don’t know how many of them remain today, but an original Mustang in good condition sells between 1,950 000 and 2,500 000 $. If you ever dreamed to own one but are a bit short of money, a Czech firm offers a nice 70% scale replica for close to 100 000 Euros – excluding taxes.

But there was a time when you could buy an almost brand new P-51 for the price of a Volkswagen Beetle, or close. At the end of the war, the US Army left tons of surplus material of all kinds in Europe. Including several hundreds Mustangs, and several armed forces around the continent and the world went shopping. The Swiss Air Force acquired 130 of them parked in Italy to replace its old, pre-war Messerschmitt Bf 109 and Morane D 3801 at a price of 4000 $ per unit. OK, the greenback exchange rate vs. the Swiss Franc was then worth six times what it is today. But still…

As I was thinking about that the other day, I suddenly remembered a full page ad that Volkswagen ran for a long time in Swiss newspapers (I live in Switzerland): a small, plain picture of its Beetle, and, in very big characters, its price: 5555 SF. That was, I think, around the late 50’s.

www.bestsellincarsblog.com

All right, even though the value of the almighty dollar had began its long and steady slide, the Beetle was actually cheaper than the Mustang. Le dollar and the Swiss franc being roughfly on par today, let’s say that 4000 $ of 1945 could have bought a 25 000 $ Passat today. But many of the P-51 D which had been in service after 1945 and until the mid 50’s were sent to scrap to be replaced by jets. What a waste, would the warbirds lovers of today say ! If only we’d been there. There were bargains to be made.

My first three cars were Beetles. I never dreamed about purchasing a Mustang plane (though I did dream acquiring a Ford Mustang car, oh yes !), even the Czech replica. But I love to watch pictures of Mustangs and read about the famous pilots, aces and heroes who flew them, like Chuck Yeager, and I love those planes better today than the Beetle yesterday.

Florian Rochat is the author of  « The legend of Little Eagle », an aviation /WW2 novel

 

 

 

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Un P-51 Mustang pour le prix d’une Coccinelle (ou presque)

Je ne suis pas un spécialiste de l’aviation, mais j’en suis venu à aimer les avions davantage que les non-pilotes. Des circonstances inattendues (la découverte d’une lettre dans un petit musée du Montana) m’ont conduit à écrire un roman sur fond de guerre et d’aviation, La légende de Little Eagle. Et je suis tombé amoureux du North American P-51 Mustang, modèle D, qui demeure aujourd’hui encore un des plus beaux chasseurs jamais construits. Mon héro, le Premier lieutenant John Philip Garreau, vole à bord d’un Mustang dans les cieux d’Allemagne et de France en 1944. Il connaîtra un destin tragique lors d’une mission au-dessus de la Bourgogne.

warbirdsheritagefoundation.org

Conçu pour parcourir de longues distances, le P-51 D fut déployé en Europe à partir de mars 1944 et joua un rôle majeur dans les campagnes de bombardement de la 8e Air Force américaine sur l’Allemagne nazie. Il était rapide (700 km/h), très manœuvrable, équipé de six mitrailleuses de 12,7 mm., et pouvait être doté de dix roquettes de 127 mm. pour les opérations d’attaque au sol. Plus de 8000 51-D furent produits à Inglewood (Californie) et Dallas (Texas) au prix de 50 000 $ l’unité.

J’ignore combien exactement d’entre eux existent encore aujourd’hui, mais un de ces Mustang en bonne condition se vend à plus de deux millions de dollars. Si vous avez jamais rêvé en acquérir un mais que vos moyens sont un peu limités, vous pouvez peut-être regarder de près une réplique à 70 % d’une firme tchèque qui vous le livrera pour près de 100 000 Euros, hors taxe.

Mais il y eut une époque où vous auriez pu vous payer un P-51 pour le prix d’une Volkswagen Coccinelle, ou à peu près. A la fin de la guerre, l’armée américaine avait laissé derrière elle des tonnes de surplus de toutes sortes à travers l’Europe. Y compris plusieurs centaines de Mustang, et plusieurs armées de l’air du continent en achetèrent. L’Armée de l’air suisse, par exemple, en acquit 130 en Italie pour remplacer ses vieux Messerschmitt Bf 109 et Morane D 3801 au prix de 4000 $ l’unité. D’accord, le taux de change du billet vert contre le franc suisse était six fois plus élevé qu’aujourd’hui, mais tout de même…

Alors que je repensais à cela l’autre jour, je me suis soudainement rappelé la pleine page de pub que Volkswagen publiait vers la fin des années 1950 dans la presse suisse (je vis en Suisse) : une petite photo de la Coccinelle, et, en très gros caractères, son prix : 5555 FS. Prix imbattable pour la concurrence.

Bon, même si le puissant dollar avait déjà commencé sa longue descente par rapport aux autres devises, la Coccinelle était en réalité meilleur marché que le Mustang. Le dollar et le franc suisse étant à peu près à parité alors que j’écris ces lignes, disons que 4000 $ de 1950 pourraient permettre d’acheter une Passat à 25 000 € aujourd’hui.

Cela dit, beaucoup de P-51 D qui étaient restés en service jusqu’au milieu des années 1950 partirent bientôt à la casse, remplacés par des appareils à réaction. Quel gâchis, diront les amoureux des avions d’aujourd’hui ! Si seulement nous avions été là au bon moment !

Mes trois premières voitures furent des Coccinelles. Je n’ai jamais rêvé d’acheter un Mustang – un avion – bien que j’aie rêvé d’avoir une voiture du même nom. Mais j’aime les images de ces « warbirds », ces oiseaux de guerre tellement élégants, et j’aime lire les livres consacrés aux pilotes qui les faisaient voler, comme Chuck Yeager, et j’aime aujourd’hui ces avions encore plus que la Coccinelle hier.

Florian Rochat est l’auteur de « La légende de Little Eagle », un roman sur fond de Deuxième guerre mondiale et d’aviation.

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Une autre histoire de l’aviation

Posez la question autour de vous, parmi les gens qui s’intéressent un tant soit peu à l’aéronautique : qui effectua le premier vol motorisé et contrôlé de l’histoire de l’aviation? Il y a beaucoup de chances pour que la réponse soit : les frères Wright. C’était en décembre 1903. Et on l’a tellement répété depuis que cet épisode de vol s’est imposé comme une vérité.

Mais avec le temps, bien des dogmes et vérités considérés comme absolus et indéboulonnables finissent par se fissurer avec l’émergence d’autres sources d’information jusque-là enfouies, ou simplement négligées. Toni Giacoia le démontre avec brio dans son livre Une autre histoire de l’aviation.

En fait, le premier vol motorisé et contrôlé avait été effectué deux ans plus tôt par Gustav (« Whitehead ») Weisskopf, un pionnier allemand de l’aviation émigré aux Etats-Unis. Un document officiel, signé en 2013 par le gouverneur du Connecticut, en atteste, de même que Jane’s All the World’s Aircraft, la « bible » de l’aviation mondiale, dans son édition de 2013. Ce site dédié à Gustave Whitehead est par ailleurs une précieuse source d’information sur l’aviateur.

Whitehead and his « Condor No. 21 », spring 1901 (www.Gustave-Whitehead.com)recence par ailleurs des reportages publiés à l’époque par des dizaines de journaux américains, ainsi que des récits de nombreux témoins oculaires.

Remettre en cause la « vérité historique » du premier vol par les frères Wright, aux Etats-Unis notamment, fait pourtant toujours figure de tabou. Prestige national, bien sûr, mais il y a aussi un contrat liant les frères Wright et leur succession avec la Smithsonian Institution, contrat obligeant celle-ci à défendre, historiquement parlant, la primauté du vol de Wilbur et Orville en 1903.

La polémique continue de faire rage et les « pro Wright » ne désarment pas. Ils peuvent arguer du fait que le comité éditorial de Jane’s ne soutient pas officiellement la position du journaliste auteur de l’article attribuant cette primauté à Whitehead… mais toujours est-il que la prestigieuse revue refuse toujours d’en donner le crédit aux frères Wright. Un Français, peut-être, mettra un jour tout le monde d’accord : divers documents (qui demandent encore confirmation) laissent entendre que Clément Ader aurait volé bien avant, en 1890, voire même en 1879 !

Toni Giacoia consacre des pages passionnantes et passionnées à cet épisode charnière dans l’histoire de l’aviation, ses premiers pas (ses premiers sauts !) dans la modernité. Mais l’auteur de ce livre fabuleux de 500 pages, format annuaire téléphonique, nous emmène aussi loin dans le temps et dans l’espace du monde. Il nous conte les mythes, les légendes, l’imaginaire, les rêves (Icare) des hommes qui, voici plus de mille ans déjà,

Un projet de Léonard de Vinci, 1452-1519

fascinés par le vol des oiseaux et leur appartenance à l’immensité du ciel (le sacré), rêvaient de pouvoir un jour s’arracher à la terre. Il revisite les travaux, les essais, les exploits (et les échecs) des très nombreux pionniers dont les plus avancés, il n’y a guère plus d’un siècle, parvinrent à faire décoller différents types de machines volantes.

L’auteur (qui déclare aimer les avions comme d’autres aiment les chevaux) a bien sûr rêvé dans ce registre durant son enfance. Pilote de planeur, mécanicien, il travaille dans l’aéronautique depuis 1982, enseignant notamment l’anglais aéronautique. Il tient un blog (http://airforces.fr/pall/ ) susceptible d’attirer aussi bien les professionnels que les amateurs passionnés d’aviation. Dans son livre, il nous régale en nous faisant partager ses découvertes, en jetant un regard nouveau sur des thèmes anciens, en sortant des oubliettes toutes sortes d’histoires et d’informations captivantes.

Une autre histoire de l’aviation n’est pour moi pas simplement un livre de plus sur l’aviation, avec ses repères chronologiques et techniques. Cette histoire se lit comme une saga. Le texte est complété par une très riche iconographie, une vaste bibliographie et de nombreux liens Internet qui ont surgi ces dernières années, révélant ainsi d’autres sources précieuses pour une mise à jour de cette épopée fascinante des « merveilleux fous volants ».

Arriva un jour où l’aviation transita de l’artisanat ( ou du génial bricolage) vers la production industrielle, et où les généraux comprirent qu’elle deviendrait une composante majeure des guerres futures. C’est l’occasion pour Toni Giacoia d’évoquer longuement l’aviation militaire dans le premier conflit mondial, avec la figure de Maxime Lenoir. Un pilote surdoué et audacieux, « l’as de Verdun », oublié pendant presque un siècle. Fin 2016, la mémoire de ce « Guynemer de Touraine » a été honorée par son village de Chargé, en Indre-et-Loire, où une école porte désormais son nom.

Mon héros à moi dans l’aviation est Chuck Jaeger. Par le texte et des photographies rares, Toni Giacoia retrace le parcours de ce trompe la mort qu’était Lenoir.  Je peux dire de lui, comme on l’a dit du célèbre pilote américain, qu’il avait l’étoffe des héros.


 

Florian Rochat est l’auteur d’un roman #aviation/2e guerre mondiale: La légende de Little Eagle

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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On July 31, 1944, Antoine de Saint-Exupéry went MIA

In The Legend of Little Eagle, a novel with an important background on aviation and WW2, I tried to tell in a faithful way, based on different historical accounts, how the disappearance of Antoine de Saint-Exupéry was felt by his comrades pilots and others on the airfield of Borgo, in Corsica.

My hero is First Lieutenant John Philip Garreau, a USAAF Fighter pilot who had been tranferred to Borgo from England in June, after D-Day. A few weeks later, he can’t believe his eyes when he sees Saint-Exupéry landing there on his P-38 Lightning. Saint-Ex, his hero, a pionneer of transatlantic flights with the Aerospatiale. A famous writer too, author of Night Flight, Flight to Arras and The Little Prince, three titles that Johnny had read at  home.

d_6dd10975c5dfd16a62ac06da3677213cGarreau soon meets with the legendary aviator, has lunch with him in the coastal village of Miono, where the two of them have a harrowing conversation about the so mysterious death of the Little Prince. By the end of my novel, the narrator, Hélène Marchal, will find out why this 18 year old pilot, so fearless in combat, was secretly so afraid of death, and so eager to know if there was hope in the fate of the Little Prince.

“Tonio,” insisted Johnny feverishly, “the Little Prince is crying, he’s afraid. The snake bites him. In fact, the Little Prince lets the snake bite him, as if he wanted to commit suicide. A yellow flash of lightning strikes his ankle. He falls gently to the ground, the way a tree does. He’s dead! And his body disappears! How can we be sure he went back to his planet, the way the pilot says he did, how can we believe he is actually alive and that he might come back someday? »

Extracts from the chapter titled July 31, beginning with this entry in the log of Harold Holding, Johnny Garreau best friend in the 52nd Fighter Group:

Four hour patrol this morning, Algiers-Tunis-Tangiers, where a lot of Allied ships have gathered in preparation for the invasion of Provence. Apparently the Huns don’t have very many fighters left in the south of France, as we already noticed in this sector, because we didn’t see a single one all day. Johnny on the other hand shot down a Heinkel 111 bomber, the terror of maritime convoys. But we were in for a nasty surprise when we got back to base.

A few minutes after landing their Mustangs, the pilots of the 52nd noticed a peculiar atmosphere on the base; everything seemed strangely calm and silent. A mournful atmosphere. They found out soon enough: Antoine de Saint-Exupéry had left just before them that same morning—mission 133 S 176, to photograph a sector to the east of Lyon—and he should have been back by early afternoon. But he wasn’t there and he wouldn’t return. They figured that his plane would have run out of fuel already a while ago. In the hours that followed, no pilots came forward to say they’d seen him, and there was no news of any eventual landing on another base, no mention of a trace of his Lightning on the radar. Some speculated that he might have had a mechanical failure and crash- landed somewhere. Or that he had had a problem with his oxygen inhaler, a fairly frequent occurrence on the P-38s, and had passed out at high altitude. Or maybe a German fighter plane had gotten him. Gene Meredith yesterday. Saint-Exupéry today…

When it was time for the evening meal, all the pilots and mechanics gathered at the end of the runway and waited, waited for the Lightning with registration number 223. Their shadows got longer, night fell, hope waned, and silence was now heavy with certainty. “At around ten o’clock in the evening,” one of the men said later, “we headed slowly to the mess. We found our dinner still on the table, cold. We sat down and began to eat in silence.”

This was corroborated by Harold Holding, who added:

Johnny didn’t come in to eat and stayed by himself on the airfield. I got up at around two o’clock in the morning to go and get him. He was pale and didn’t say a word. We are all devastated by what has happened to Saint-Exupéry, but he seems more affected than anyone. I’ve been thinking about his questions to Tonio about the death of the Little Prince.

The next morning, a story was going around the base. In January, Antoine de Saint-Exupéry had been invited to a reception at an embassy in Algiers. After the meal he performed one of his dazzling card tricks for his hosts, the way he often did, then he suddenly stopped, and in a steady voice he declared: “This morning I went to see a clairvoyant. Visibly, she didn’t recognize the insignia on my uniform and took me for a sailor, because she told me I would die soon beneath the waves.”

No one said a thing. In Borgo, Johnny felt his blood run cold when he heard this story, as it seemed to be a confirmation of his fears. Tonio had wanted to be a pilot during the victory, yes, but his words to Harold and Johnny about victory had a double meaning: “I hope you will be there for it” could imply that the two young pilots might be killed before then. But Johnny, in light of his subsequent remarks to Harold, must have been convinced that Saint-Exupéry had had a premonition of his own death, no matter what it might be. A bit like his disconcerting Little Prince. And the words from Flight to Arras which he always forced himself to ignore, because they troubled him so much, came back to Johnny with all the power of truth: War is not the acceptance of risk […] It is, now and again, for the combatant, the acceptance, pure and simple, of death.
A death one serves. Or that one chooses.

The Legend of Little Eagle

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Le 31 juillet 1944, Antoine de Saint-Exupéry disparaissait

Je raconte cet épisode assez d’une manière assez fidèle à la manière dont il a été vécu sur la base de Borgo, en Corse, dans mon roman La légende de Little Eagle, dont on peut lire le début via ce lien.

Mon héros est le Premier Lieutenant John Philip Garreau, pilote de chasse de l’USA Air Force, qui a été transféré de sa base anglaise à Borgo en juin, après le débarquement. Un jour, il n’en croit pas ses yeux: Antoine de Saint-Exupéry atterrit à Borgo. Saint-Ex, son héros, le pionnier des vols transatlantiques avec l’Aéropostale, l’écrivain aussi, auteur de Vol de Nuit, Pilote de Guerre et Le Petit Prince, que Johnny Garreau a lus.

Il rencontre bientôt le légendaire aviateur, déjeune avec lui à Miono, où ils ont une conversation sur la mort si mystérieuse du Petit Prince, qui est aussi – comme on le découvre dans cette histoire – terriblement angoissante pour John Philip Garreau.

Extraits du chapitre intitulé Le 31 juillet, et cette note dans le journal de Harold Holding, le meilleur ami de Johnny Garreau:

Patrouille de quatre heures ce matin sur l’axe Alger-Tunis-Tanger, où sont regroupés de nombreux navires alliés en vue du débarquement en Provence. Il semble que les Huns n’ont plus beaucoup de chasseurs dans le sud de la France, comme nous l’avons déjà remarqué dans ce secteur, car nous n’en avons vu aucun aujourd’hui. Johnny a descendu en revanche un bombardier Heinkel 111, la terreur des convois maritimes. Mais nous avons eu une sale surprise au retour..

C’était le 31 juillet, en début d’après-midi. Quelques minutes après avoir posé leurs Mustang, les pilotes du 52e ressentirent une atmosphère bizarre sur la base, dont les installations leur parurent étrangement calmes et silencieuses. Une atmosphère de deuil. Bien vite, ils surent : Antoine de Saint- Exupéry était parti juste avant eux ce même matin. Mission 133 S 176, avec pour objectif de photographier un secteur à l’est de Lyon. En ce début d’après-midi, il aurait dû être de retour, mais n’était pas rentré et ne rentrerait pas. On avait calculé que son avion, depuis un bon moment déjà, n’avait plus d’essence. Dans les heures qui suivirent, pas de témoignages d’autres pilotes qui l’auraient aperçu, pas d’information sur son éventuel atterrissage sur une autre base, aucune mention de trace de son Lightning sur les radars. Certains spéculèrent sur la possibilité qu’il se soit posé en catastrophe quelque part suite à un ennui mécanique. Ou avait-t-il eu à nouveau un problème avec son inhalateur d’oxygène, problème plus ou moins récurrent sur les P-38, et s’était-il évanoui à haute altitude ? Ou alors, il s’était fait avoir par un chasseur allemand. Gene Meredith hier. Saint-Ex aujourd’hui…

A l’heure du repas du soir, tous les pilotes et mécaniciens se réunirent en bout de piste et attendirent, attendirent le Lightning immatriculé 223. Les ombres s’allongèrent, la nuit tomba, l’espoir décrut, dans un silence désormais lourd de certitudes. «Vers dix heures du soir », raconta plus tard un de ces hommes, « nous nous sommes dirigés lentement vers le mess. Nous y avons trouvé sur la table le dîner devenu froid. Nous nous sommes assis et nous avons commencé à manger en silence. »

Ce qui précède est corroboré par Harold Holding, qui précise :

Johnny n’est pas venu manger et est resté seul sur le terrain. Je me suis relevé vers deux heures du matin pour aller le chercher. Il était livide et n’a pas prononcé un mot. Nous sommes tous affectés par le sort de Saint-Ex, mais lui plus que tout le monde. Je songe à ses questions à Tonio sur la mort du Petit Prince…

Le lendemain, une anecdote fit le tour de la base. En janvier, Antoine de Saint-Exupéry était invité dans une réception d’ambassade à Alger. Après le repas, comme souvent, il exécuta devant ses hôtes un de ses époustouflants tours de cartes, puis s’arrêta soudain et, la voix posée, il déclara : « Ce matin même, j’étais chez une voyante. Visiblement, elle n’a pas reconnu les insignes de mon uniforme et m’a pris pour un marin, car elle m’a annoncé ma mort prochaine dans les vagues de la mer. »

Dans l’assemblée, personne ne pipa mot. A Borgo, Johnny eut le sang glacé par cette histoire, en laquelle il crut trouver une confirmation de ses craintes. Tonio voulait être un pilote de la victoire, oui, mais il avait eu pour Harold et lui cette phrase à double sens au sujet de celle-ci, «J’espère que vous la verrez», pouvant laisser entendre que les deux jeunes pilotes risquaient d’être tués avant cela. Mais Johnny, vu la remarque qu’il avait adressée ensuite à Harold, avait été convaincu que Saint-Ex, par sa manière de la formuler, pressentait ainsi sa propre fin, quelle qu’elle fût. Un peu comme son si déconcertant Petit Prince. Et la phrase de Pilote de guerre qu’il s’était toujours efforcé d’évacuer, parce qu’elle le dérangeait tant, revint à Johnny avec la force d’une évidence: «La guerre, ce n’est pas l’acceptation du risque. (…) C’est, à certaines heures, pour le combattant, l’acceptation pure et simple de la mort. »
Une mort subie. Ou une mort choisie.

La légende de Little Eagle   Couv LE FR

Version imprimée: Amazon.fr

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http://www.florianrochat.com/index.htm

 

 

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William Wyler risked his life to film « The Memphis Belle » missions over Germany

Many people interested in WW2 and aviation have probably seen The Memphis Belle, a movie by Michael Catton Jones released in 1990. This beautiful film was also pretty accurate, and beyond paying tribute to the crews flying the B-17s flying fortresses, it described in a realistic way all what could happen to them during a bombing mission over Germany.

The crews of the 8th Air Force based in England had to accomplish 25 missions before being being withdrawn from the European Theater of Operations (ETO) and get back to the States. But this was a frightening roulette russe game. During 1943 and until the beginning of 1944, these bombers where shot down by the Germans between their 8th and 12th mission. In average. Many of them returned from only three, four or six missions. A great many did not return from the first one. The crews were formed of ten people, and some formations were composed of 1000 planes or more. Two or three hundreds of them were sometimes lost in one single operation.

These aviators were the combatants the most exposed to death. In the infantry, there were four or five men injured for one dead in combat. Among bombardiers, four or five dead for an injured. Between their first mission in August 1943 and their last one, on Mai 8, 1945, the forty bombers groups of the 8th Air Force lost 4145 planes.

On May 17, 1943, the Memphis Belle crew was the first one to complete its 25 missions. So goes anyway the popular belief thanks to the filmography devoted to this event. But the historic truth is that another B-17, the Hell’s Angel, had reached this goal on May 13 of the same year.

This Belle meant more than good luck for her crew. Miraculously, all these airmen survived their 25 missions. Only one was injured in the leg. (Wikipedia)

This Belle meant more than good luck for her crew. Miraculously, all these airmen survived their 25 missions. Only one was injured in the leg. (Wikipedia)

It remains that the feat of the Memphis Belle and her crew was at the time the subject of a film by the Hollywood director William Wyler (Ben Hur, Mrs Miniver, Roman Holiday). Meant to encourage the war effort in the US, this documentary makes the spectator realize the ordeal that these airmen went through. Especially by the end of the film (from the 27th minute). The men on the base, anguished and counting the planes returning one by one. The ambulance wagons, racing across the fields toward those big birds sometimes so terribly damaged that you wonder just how they could fly back all the way from over Hamburg or Stuttgart, to take away the injured and the dead. The pilots, navigators and machine gunners who return unscathed… but you can see hell in their eyes. It’s poignant.

Equally poignant is another film made by another Hollywood star, the actor Clark Gable : Combat America. Also a propaganda film, this one expresses perhaps better than The Memphis Belle all the intensity of the combats and the dangers that the B-17s had to cope with before and after being able to drop their bombs. William Wyler and Clark Gable really showed great courage in flying on several occasions on these planes during missions over Germany. This link on the problems encountered by Wyler and his team during the shooting bears witness to that.

Mission accomplished, the Memphis Belle and her crew returned to the States. They landed the Belle on different airfields across the country to promote the war effort and were welcomed as heroes. Then the glorious fortress was for a long time left abandonned in a hangar. For several years know, this mythic plane has been under restauration at the National Museum of the US Air Force, in Ohio.

Lieutenant John Phillippe Garreau, the hero of my novel The Legend of Little Eagle, is a fighter pilot on a P-51 Mustang. On his first mission in March 1944, his group accompanies a formation of B-17s to protect them on their way onto Germany. The prologue of the book tells what happened that day of baptism of fire, when Johnny scored two victories against ennemy aircraft.

French version

Florian Rochat website

 

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William Wyler a risqué sa vie pour filmer le « Memphis Belle »

Beaucoup de personnes intéressées par la Seconde guerre mondiale et l’aviation ont sans doute vu The Memphis Belle, réalisé en 1990 par Michael Catton Jones. Un long métrage de fiction à la fois beau et honnête, en ce sens qu’au-delà de l’hommage rendu à l’équipage de cet avion, il met en scène de manière réaliste tout ce qui pouvait leur arriver au cours d’une mission de bombardement sur l’Allemagne.

Les équipages des B-17, ces « forteresses volantes » pourtant si vulnérables, devaient accomplir 25 missions avant d’être retirés du théâtre des opérations européen et de rentrer aux Etats-Unis. C’était une terrible roulette russe. En 1943 et jusqu’au début de 1944, ces bombardiers étaient abattus par les Allemands en moyenne entre leur 8e et 12e mission. Beaucoup n’en accomplissaient que trois, quatre ou six. Un grand nombre ne revenaient pas de la première. L’équipage comportait dix personnes, et certaines formations étaient composées de 1000 avions. Elles en perdaient parfois deux ou trois cents au cours d’une seule opération.

Ce qui faisait de ces aviateurs les combattants les plus exposés à la mort. Dans l’infanterie, il y avait quatre ou cinq blessés pour un mort au combat. Dans les équipages de bombardiers, quatre ou cinq morts pour un blessé. Entre leur première mission en août 1943 et leur dernière, le 8 mai 1945, la quarantaine de groupes de bombardement de la 8e Air Force avait perdu 4145 appareils.

Le 17 mai 1943, l’équipage du Memphis Belle fut le premier à terminer sa 25e mission. Telle est du moins la croyance populaire en raison de la filmographie consacrée à cet événement. En fait, on doit à la vérité historique d’indiquer qu’un autre B-17, le Hell’s Angel, avait atteint cet objectif le 13 mai de la même année.

Le « Memphis Belle » et son équipage au retour de leur 25e mission. Cet équipage eut beaucoup de chance, n’ayant eu à déplorer qu’un blessé (un mitrailleur de queue touché à la jambe), en juin 1943. (Wikipedia)

Reste que l’exploit du Memphis Belle fut le sujet d’un film réalisé par William Wyler (Ben Hur, Vacances romaines, La loi du Seigneur). Tourné à des fins de propagande, ce documentaire un peu oublié plonge le spectateur dans ce que vivaient vraiment les équipages de ces bombardiers. C’est surtout la fin (depuis la 27e minute) qui nous fait prendre conscience des terribles épreuves qu’ils traversaient. Le personnel de la base qui attend, angoissé, le retour des avions partis en mission, qui les compte, un à un. Les ambulances qui foncent sur le terrain vers ces gros oiseaux troués de toutes parts, dont on se demande comment ils ont pu revenir, pour emmener les morts et les blessés. Les pilotes, navigateurs, mitrailleurs, rentrés physiquement intacts, mais hagards, l’enfer encore derrière leurs yeux. C’est poignant.

Comme l’est un autre film réalisé par une autre star d’Hollywood, l’acteur Clark Gable : Combat America. Lui aussi destiné à la propagande, ce film révèle mieux que le film de Wyler l’intensité des combats que devaient souvent affronter les formations de B-17 avant de pouvoir larguer leurs bombes, et après aussi. Wyler et Gable ont fait preuve d’un très grand courage en montant à bord de ces avions lors de missions sur l’Allemagne. Ils ont risqué leur vie. Ce lien  sur les conditions et les problèmes de tournage rencontrés par William Wyler et son équipe en témoigne.

Une fois leur mission accomplie, le Memphis Belle et son équipage rentrèrent aux Etats-Unis. Ils se posèrent sur les aérodromes de différentes villes pour promouvoir l’effort de guerre américain. Puis le B-17 resta abandonné pendant longtemps dans un hangar. Depuis plusieurs années, cet avion mythique est en voie de restauration au Musée national de l’US Air Force, dans l’Ohio.

Le lieutenant John Philip Garreau, le héros de mon roman La légende de Little Eagle, est un pilote de combat qui, lors de sa première mission, accompagne une formation de B-17 sur l’Allemagne pour les protéger. Le prologue du livre raconte cette journée au cours de laquelle Johnny Garreau remporta deux victoires.

English version

Site web Florian Rochat

 

 

 

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A little house in Burgundy

The Legend of Little Eagle, a novel with a strong aviation/WW2 background, is a story that the reader discovers through the investigation of a narrator, Hélène Marchal. She wants to know who was a young USAAF  fighter pilot who got killed near her (fictitious) village of Verdeil, in Burgundy, on a summer day of 1944. He had sacrificed his life to save the lives of civilians. The book begins with  a prologue describing a mission over Germany and intended to illustrate what it meant to be an aviator in air combat. Here enters Hélène:

 

Chapter 1: The House

I am in my grandparents’ house. Before they lived here, it was home to several generations of ancestors on my father’s side. And this long family history almost came to an end one day in August, 1944.

I’m sitting in this little north-facing room, gazing out beyond the September garden. The weather is still mild, and the swifts have gathered on the electric wires by the hundreds, soon to depart on their long southward migration. For a few more days, as if waiting for a mysterious signal to take flight on favorable winds, these birds with their torpedo-like bodies and long scythe-shaped wings will practice for the journey, gathering in huge formations where they move as one, changing direction with stupefying speed.

Before long I will see their flocks leave for good, bound for equatorial Africa, following a trajectory that seems to be written in their genes, since even the birds born that year, who leave after their parents, get there in a matter of days. This type of migration, along a precise but mysterious route traced by the position of the stars and the Earth’s magnetic field, is nothing short of miraculous, in my opinion.

 

 

Through my window I can just see the row of poplars along the edge of the cemetery, and although I only arrived recently in this village in Burgundy, I’ve already been there several times to lay flowers on a tomb. Not the tomb of a family member—I did not know them, in any event—but that of a young man, John Philip Garreau. This American pilot from the Eighth Air Force died as he crashed into a field not three hundred feet from here, on board his plane that had been hit by German flak not long before. He could have saved his life when he saw the village coming inexorably closer. He still had time to jump with his parachute. But it was noon, there were people in the streets, children on their way home from school. He had to hold on, had to try at all cost to crash-land his plane a bit further along to avoid the carnage. At the risk of his own life.

I only heard this tragic story recently, when I came to see the house I had inherited. It was unfamiliar to me, and while exploring the premises, I stopped in a little room upstairs—where I am writing now —which I had immediately singled out as a possible study and reading room, no doubt because it had a beautiful old oak bookcase. The bookcase was almost empty, but there was a row of books on one half of one of the upper shelves; most of the books were old, some with leather bindings; it was as if they had been forgotten there. There was an edition of the Fables of La Fontaine, illustrated with engravings; there were bound volumes of an agricultural journal, and books about hunting game birds, decorated with reproductions of watercolors; there were Jules Verne novels in the hardbound Hetzel edition, and some classics: Maupassant, Balzac, Hugo, and Alexandre Dumas.

I was perched on the edge of a chair, tilting my head to read the titles, when suddenly my gaze was caught by a piece of pale yellow paper sticking out of a volume of Shakespeare’s complete works. It was a carbon copy of a letter from my grandfather, Paul Lenglin, Post Box 152, Beaune, folded in four and inserted into a passage of The Tempest. Intrigued, I opened it to have a look. It had been typed on an old-fashioned typewriter, and the imprint of the letters had lost some of its clarity. I went to sit by the window to decrypt the missive.

Dear Mr. & Mrs. Garreau,

This is a letter to express my deep gratitude for the action of your son, First Lieutenant John Philip Garreau, on August 12 1944. It took much time and many letters and inquiries to US and Allied military authorities to find your address and this is the reason I write only today. You know of course that your beloved son was killed in action in this part of France during the War when his P-51 Mustang named Lucky Lady crashed. In the name of all the members of my family I present you today my very sincere sympathy for the tragic loss of John Philip.But perhaps you do not know that First Lieutenant Garreau ACTED LIKE A HERO and saved our lives. He could have parachuted and saved himself when he realized that his plane was out of control, but he did not. On the contrary, he remained in his plane with a burning engine to avoid falling on our village, and more precisely right on our family house. My wife and my two young children were inside.

 From the front yard, I watched him myself taking a desperate turn very close from the roof in order not to kill us all. The result of this action was that he was killed in a field just behind our house. Myself and my family, and all the inhabitants of the village of Verdeil, see and will always see John Philip Garreau like a real hero. He was a great ace in air combat but he did not hesitate to sacrifice himself to save other, civilian lives. You can be proud of him and we also are. We will never forget him. Your son’s body now lies here in our peaceful cemetery, not far from our house. We visit him regularly and lay flowers on his grave. If you come to France one day, please contact us. It would be a great honor for us to meet the parents of such a brave and courageous young man.

The letter was dated June 14, 1947, and had been addressed to “the parents” of First Lieutenant John Philip Garreau, in Browning, Montana, USA.

I must have gone pale. I remember I made an effort to catch my breath. My heart was beating faster. With my gaze lost in the branches of the trees around the house I struggled, not to understand, but to accept the meaning of this letter which Paul Lenglin had probably asked someone to translate into this somewhat approximate English. And very quickly I had to face facts: were it not for John Philip Garreau’s sacrifice, my grandparents, their son, and their daughter— who was my mother, a little girl at the time—would have perished on that August day in 1944. And… and I would never have been born. I would never have existed.

I knew right away that this discovery would obsess me in a thousand different ways. Once I had absorbed the shock, I visualized the tragic event. I imagined, I saw this pilot in his doomed airplane, his cockpit filling with black smoke, and then suddenly he saw the house a few dozen yards ahead of him. The ultimate obstacle in his line of flight above the village; he did not want to crash here, he had understood in a flash what would happen upon impact, and it seemed inevitable: the P-51 Mustang was still full of fuel and ammunition, a veritable flying bomb. It would crash into the façade of the house, causing the roof to explode, the walls to collapse, and flames to burst from the windows. An infernal roar. Victims, civilians, would be sacrificed.

But John Philip Garreau had made his decision several seconds earlier. He would stay on board, whatever the cost, and do whatever he could to avoid the catastrophe. Did he think he might still make it, with a forced landing? Witnesses later confirmed to me that he had suddenly managed to give his spluttering engine enough throttle to swerve to the right at the last minute: the tip of the left wing clipped the chimney, and he crashed just beyond the house. I reread the letter and paused for a long time on the sentence, “my wife and my two young children were inside.”

During the days and weeks that followed my discovery, while I was arranging the house to make it more comfortable, I came up with an idea which quickly turned into a plan. A mission, even, something it was my duty to remember, as people say nowadays. I needed to know exactly who John Philip Garreau was, I wanted to know about his life, his trajectory as a man and as a pilot. A man? A very young man, almost an adolescent, still. He was hardly a day over eighteen. This detail was devastating. Not only because the boy I was already referring to as Johnny had made it possible for me to be born, but also because I had seen with my own eyes many young men killed in combat. I am a journalist, and for a time I was a war correspondent. I was familiar with the wars that were fought from the 1980s on. Dirty wars, doubtful wars, civilian or ethnic wars: El Salvador, Yugoslavia, Lebanon, Somalia, Rwanda, Afghanistan, the Democratic Republic of Congo. Everywhere young people were fighting other young people without really understanding what was at stake, caught up in conflicts that stemmed from ideologies and the megalomaniacal, greedy or otherwise odious regimes or individuals. And it was the civilians who paid the highest price in the slaughter.

Was it the tomboy in me who had chosen this profession? I was the best at gym in my school; my knees had scabs on them all year round because of my incorrigible propensity to chase my little schoolmates around the schoolyard. And there were the Sundays I spent with my father exploring the forest of Senart. I had left my dolls behind as soon as I could. Papa and I made a little hot air balloon. I loved nailing bits of wood together. As an adolescent, I had an idol, a model: Martha Gellhorn, who for a time was Mrs. Ernest Hemingway, a correspondent for the American magazine Collier’s, present on every battlefield on the planet for over half a century, from Spain in 1937 to the American invasion of Panama—she was 81 years old!—by way of Vietnam and the Six-Day War. In an interview she said, “It’s exciting being in the middle of all the bombs going off.”

The sounds of war, the danger—it excited me too. But nowadays, I feel like saying, Yeah, sure, Martha, but let’s talk about those explosions and their consequences. I had seen so much blood spilled that it disgusted me. I got a bullet in my thigh in Somalia, and shrapnel from a mine pierced my jugular vein near Vukovar. I don’t know who saved my life. I remember that we went some way by car, I was half conscious, and there was someone trying to stop the bleeding by pressing on my neck with a rag. I woke up in a hospital, having miraculously survived the operation. I have worn a silk scarf ever since, no matter the weather, to hide my ugly scar.

I used to believe it was important to bear witness, I used to believe in the ideals that had incited me to choose this career: the freedom of information, a quest for truth, the defense of democracy and justice, the need to inform people’s opinions, and so on. And then, my job as a war correspondent also meant adrenaline, generated by the feeling— only too real—that I was experiencing something exceptional, the impression I belonged to a prestigious little aristocracy within the corporation. And as far as the public was concerned I was in a caste on my own.

Perhaps it was recognition I sought by showing my courage, by taking risks, by impressing my colleagues and the people around me. It was a good period for me as far as advancing my career went, but with hindsight, I can see how insignificant it all was, because now every time a new conflict breaks out somewhere, I get the bitter feeling that all my reporting from those conflict zones served absolutely no purpose. We don’t learn from past experience, whether private or collective, and posterity doesn’t give a damn. The madness of humankind goes on.

I must however acknowledge that there were the “good wars,” the ones that repaired the abominable consequences of earlier conflicts. I might have come into the world just the same, even without John Philip Garreau and an airplane managing not to land on my grandparents’ house. But in what sort of country or society, under what regime, if the thousands of Garreaus and Joneses and Smiths and all the other American G.I.s had not come to risk their lives in Europe and eradicate Nazism? When I think about this, my doubts as to the usefulness of bearing witness dissolve. I have to piece together all the elements of Johnny Garreau’s life: it’s a noble project, full of meaning to me.

 

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Le choix entre sauver sa vie et sauver celles des autres

English version

 

J’ai raconté précédemment comment une lettre, trouvée dans un petit musée du Montana, avait inspiré l’écriture de mon roman « La légende de Little Eagle » . Cette missive, datée de 1947 et envoyée de France, avait pour but de remercier la famille d’un jeune pilote américain, LeRoy Lutz, pour son héroïsme. En juin 1944, il s’était sacrifié pour éviter la mort de civils innocents.

Elle avait été écrite par le secrétaire de la mairie de Mardeuil, en Champagne, mais elle n’est jamais parvenue aux proches de LeRoy Lutz. Ce n’est qu’en 1995 qu’ils ont appris ce qui s’était passé, grâce aux efforts menés durant 50 ans par André Mathy, qui, alors enfant, avait été témoin du drame.

J’ai écrit un roman dont le héros, à part le fait d’être un pilote de l’USA Air Force et de connaître la même fin que lui, n’a rien à voir avec la trajectoire de LeRoy Lutz. Et je me suis rendu compte en le relisant qu’au-delà des pages décrivant la jeunesse de John Philip Garreau, sa formation d’aviateur, ses missions sur l’Allemagne et la France, le thème sous-jacent de cette histoire était le destin. Johnny Garreau est un indien métis, descendant d’un arrière grand-père français venu comme trappeur dans le Montana. Son destin sera de combattre les Allemands, qui occupent le pays de son ancêtre.

Récemment, j’ai reçu un message de Jerry Lutz, un des neveux de LeRoy, qui vit à Lincoln, dans le Nebraska.

© Lutz-Maddock Family - www.fold3.com

© Lutz-Maddock Family – www.fold3.com

Il venait de découvrir mon livre et tenait à me remercier de l’avoir écrit à partir de l’épisode tragique mentionné plus haut. Et il profitait de l’occasion pour me donner des informations que j’ignorais.

Les Lutz, établis depuis plusieurs générations comme agriculteurs en Russie, avaient fui ce pays en 1912 pour s’établir aux Etats-Unis. LeRoy était un des 13 enfants de la famille, qui comptait 6 garçons. Quatre d’entre eux ont servi durant la Deuxième guerre mondiale, et tous sont rentrés sains et sauf à l’exception de LeRoy. Et Jerry Lutz me donne une autre information, relative à la fois à la notion de destin et au phénomène des coïncidences : LeRoy avait eu un fils après sa mort. Comme Johnny Garreau dans mon roman. Une découverte qui d’un coup change  les perspectives de plusieurs des personnages. (Dans un message subséquent, Jerry, qui s’est renseigné entre temps, corrige : le garçon en question, également nommé LeRoy, était né 8 jours avant le drame de Mardeuil, et son père n’a probablement pas eu la joie de l’apprendre avant de mourir.) Mais peu importe : je trouve que cette rencontre entre une fiction et une réalité qui émerge à le lecture de cette fiction est quelque chose de merveilleux.

Autre chose encore. Jerry Lutz m’a indiqué qu’il voulait écrire à André Mathy pour le remercier de la constance de ses efforts en vue de retrouver la famille Lutz et de l’informer de ce qui s’était vraiment passé à Mardeuil. Grâce à cela, LeRoy Lutz a reçu des décorations à titre posthume en 1995. Son héroïsme a donc été officiellement reconnu. Jerry ne parlant pas français, je lui ai traduit sa lettre, ayant moi-même eu un contact téléphonique avec Mathy en 2012. Cette lettre débute comme suit :

Cher Monsieur Mathy,

 Mon nom est Jerry Lutz, et je suis le neveu de LeRoy (Lear) Lutz, le pilote américain qui s’était tué près de votre maison le 22 juin 1944. Je sais que vous avez été témoin de ce crash, et je vous écris afin de vous remercier pour les efforts extraordinaires que vous avez déployés en vue de contacter notre famille, et nous relater l’histoire de cet événement. J’espère que vous me pardonnerez de ne pas vous avoir exprimé ma reconnaissance plus tôt. (…)

Reste la lettre que j’avais découverte au Musée de Ninepipes, dans le Montana. Son contenu, décrivant avec précision le comportement de LeRoy Lutz à bord de son P-38 devenu difficile à piloter après avoir été touché par la flak allemande, s’était gravé dans ma mémoire, mais je ne l’avais pas retrouvée lors d’une nouvelle visite, deux ans plus tard. Elle avait paraît-il été rendue à la fille d’Arnold Helding, un camarade de LeRoy Lutz, qui pilotait l’avion d’Helding, « The Lucky Lady », en ce jour fatal du 22 juin 1944.

Et voilà que Jerry Lutz me dit qu’il s’est renseigné auprès du musée de Ninepipes, qui lui a dit qu’ils avaient une copie de cette lettre. Je lui ai indiqué le nom de Linda Helding, la fille de l’aviateur, qui vit près de Ninepipes, et ils ont pris contact, ils vont se rencontrer au printemps prochain dans le Montana. Ils auront des choses à se dire, ces descendants de la « great generation ». Des histoires à partager au sujet de ces deux pilotes. L’histoire semble désormais bouclée, mais qui sait ? Voilà que Linda vient de me contacter, et elle a partagé cet article (en anglais) sur ma page Facebook ! Incroyable.

Tout ceci me ramène à William Kittredge, un auteur du Montana que je cite à plusieurs reprises (et à dessein) dans « La Légende de Little Eagle ». « Les histoires », dit-il – et peu importe d’où elles viennent, qu’elles soient vraies ou inventées – acquièrent de la valeur lorsqu’elle captivent votre sensibilité, touchent votre coeur, et aiguisent votre curiosité. (…) Une histoire est quelque chose qui relie, qui éclaire. Elle peut aussi, parfois, être une source de guérison. »

En découvrant cette lettre dans le Montana, j’avais eu d’emblée l’envie d’écrire un livre sur ce pilote, mais ce n’est que dix ans plus tard que j’ai eu l’idée qui a pu enclencher sa rédaction. J’ignorais alors que ce livre allait quelques années plus tard provoquer autant de surprises, toutes émouvantes.

La lettre de Jerry Lutz à André Mathy se termine ainsi :

Un ami sage m’a dit un jour que lorsqu’on est confronté à un choix difficile, l’option la plus radicale est souvent la bonne. Et il est certain que le choix entre sauver sa propre vie ou les vies d’autres personnes en est l’exemple ultime. Je suis admiratif devant le courage dont mon oncle a fait preuve voici 71 ans alors qu’il devait prendre cette décision.

 Beaucoup de pilotes n’avaient souvent pas à prendre de décision.

Ils étaient tués. Par le feu de l’ennemi. Dans des accidents. En grand nombres.

En témoigne le chapitre « Into the Fight » dans cet article sur lequel je suis tombé par hasard voici trois jours, et que j’ai transmis à Jerry Lutz.

La tombe de LeRoy Lutz au cimetière de Wyuka, Lincoln, Nebraska. (The Maddox-Lutz family/ www.fold3.com)

La tombe de LeRoy Lutz au cimetière de Wyuka, Lincoln, Nebraska. (The Maddox-Lutz family/ www.fold3.com)

Ce sont des extraits d’un livre sur le 479th Fighter Group auquel LeRoy appartenait. Jerry a immédiatement acheté cet ouvrage et reconnu son oncle sur une aile du « Lucky Lady », dans une photo de groupe. En le lisant, il comprendra mieux encore ce par quoi LeRoy était passé en tant que pilote de chasse. Un parcours d’enfer comparable à celui suivi par bien d’autres, mais finalement différent par sa décision, pleine d’altruisme et d’esprit de sacrifice.

Dans la fiction née de cette histoire, Hélène Marchal, ma narratrice, doit la vie à mon héros, qui connaît une fin comparable.

Le Lightning P-38 sur lequel LeRoy Lutz volait était un engin puissant, lourdement armé, doté d’un double fuselage. C’était un des avions les plus rapides de l’époque, et il était principalement engagé dans les missions d’interception en vol, dans les vols de reconnaissance photographique, et dans les attaques au sol. Les Allemands le redoutaient et l’avaient baptisé « le diable à deux queues ». J’ai lu quelque part qu’une petite douzaine d’entre eux étaient encore en état de vol à travers le monde de nos jours. Dont celui-ci, superbement restauré. 

 

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The choice between saving one’s own life or the lives of others

French version

 

I have written earlier how a letter, found in a small museum in Montana, had inspired the writing of my novel « The Legend of Little Eagle ». This letter, dated 1947 and sent from France, was intended to thank the family of a young US pilot, LeRoy Lutz, for his heroism. In June 1944, he had sacrificed his life to avoid the death of innocent civilians.

This letter, written by the secretary of the Mardeuil municipal council, in the Champagne region, never reached the Lutz family. It was only in 1995 that they learned what had happend to LeRoy, thanks to the efforts – over 50 years – of André Mathy, who as a child had been an eyewitness of the accident.

I have written a novel whose hero, apart from being a pilot who encountered the same fate as him, has nothing to do with LeRoy’s Lutz history. Rereading it, I realized that beyond the pages describing the youth of John Philip Garreau, his training as an aviator, his missions above Germany and France, the underlying theme of this story is : destiny. Johnny Garreau is a mixed blood Indian, the great great son of a French immigrant who had settled as a trapper in 19th century Montana. His destiny will be to fight the Germans, who occupy the country of his ancestor.

Recently, I got a message from Jerry Lutz, a nephew of LeRoy who lives in Lincoln, Nebraska. He had just discovered my book and wanted to thank me for writing it from the tragic episode mentioned above. And he took advantage of the occasion to offer me new information about his uncle. Lutz - copie

The Lutzes, of German origin, had been established for several generations as farmers in Russia. They had fled the chaotic conditions of this country in 1912 to settle down in the United States. They had 13 children, including 6 boys. Four of them served in WWII, and all returned unscathed but LeRoy, whose own destiny, as a German American, was to fight the Germans in Europe, like Johnny Garreau. And Jerry Lutz gave me another bit of information which to me has to do with destiny and coincidences : LeRoy, he said, had had a son after his death. Like Johnny Garreau in my novel, something which suddenly changes the life perpectives of several of the novel’s characters. (In a following message, Jerry, who had meanwhile checked about that, corrected : the boy in question, also named LeRoy, was actually born 8 days before the events in Mardeuil, but LeRoy had probably not had the joy to learn of this before dying. But this doesn’t matter. I find that fiction and reality meeting this way is something wonderful for a writer.

Another thing : Jerry Lutz told me that he wanted to write to André Mathy to thank him for the constancy of his efforts over the years, trying to get in touch with the American family. Thanks to Mathy, LeRoy Lutz was posthumously awarded the Distinguished Flying Cross and Purple Heart in 1995, his heroic act being officially recognized. As I had had a phone conversation with Mathy in 2012, and as Jerry does not speak French, I have translated his letter, which begins:

Dear Mr. Mathy,

 My name is Jerry Lutz, and I am the nephew of LeRoy (Lear) Lutz, who was the US pilot killed near your home on June 22, 1944. I know that you witnessed the crash, and I am writing to thank you for the extraordinary efforts to which you went in order to contact our family, and relate to us the story of my uncle’s crash. I hope that you will forgive me for not writing to thank you sooner.

Out of common interest, Jerry and I have shared a lot of valuable information over just a few days. Including some developments about the 1947 letter from France I had found in the Ninepipes Museum of Montana. Its content, describing accurately LeRoy Lutz’s behaviour and actions at the controls of his P-38 which had been hit by the German flak, got engraved in my memory, but it was no more on display in the museum when I returned there two years later. It had been returned to the daughter of Arnold Helding, another pilot in LeRoy’s fighter group, who had a plane named « Lucky Lady ». Ironically, it was LeRoy who flew this aircraft on that fatal day of June 22, 1944, hence a deep confusion, apparently, about who was at the controls.

And now Jerry tells me he has e-mailed the Ninepipes museum, and that they told him they had a copy of this letter. I gave him the name of Linda Helding, who lives near Ninepipes, and he plans to contact her for a meeting on a trip next spring to Montana. They will have things, stories to share. All seems to come full circle. As I’m polishing a bit this post today, I see on my Facebook page that Linda Helding  has shared it. Wonderful !

All this brings me back to William Kittredge, a Montana author whom I quote on several instances in « The Legend of Little Eagle ». Stories, he said – no matter where they come from, wether they are true or fictional – acquire their value when they captivate your sensibility, touch your heart, and sharpen your curiosity. (…) A story is something which connects, which enlightens. It can also, sometimes, be a source of healing.

When I discovered this letter in Montana, I immediatly felt like writing a novel. The beginning of a story was there. But it was only ten years later that I had the idea which triggered its writing. And I never thought then that so many moving surprises and connections would come out of this book more than one year after its publication in English. The letter of Jerry Lutz to André Mathy ends like this :

 A wise friend once told me that, when faced with a difficult choice, the hardest option is usually the correct one. Certainly, the choice between saving one’s own life or the lives of others is the ultimate example of that. I marvel at the courage displayed by my uncle 71 years ago when faced with that decision. Thank you so much for preserving and sharing his story!

 In many instances, fighter pilots did not have to make a decision: it was too late. They were killed. By the enemy’s fire, by friendly fire, or in accidents. In great numbers.

LeRoy Lear’s grave marker at Wyuka cemetery in Lincoln. (Source: fold 3)

There is testimony of that in the chapter « Into the Fight » of that link I ran into the other day and that I forwarded to Jerry Lutz. These are extracts of a book on the 479th Fighter Group, LeRoy’s unit. Jerry, who was unaware of its existence, immediatly bought the book and recognized LeRoy on top of a wing of the « Lucky Lady » in a group photo. Reading it, he will understand even better what his uncle went through as a fighter pilot. A path through hell comparable to that of many others, but finally different by his decision, full of altruism and spirit of sacrifice.

My narrator, Hélène Marchal, owes him her life.

 

The Lightning P-38 that LeRoy Lutz used to fly was a beautiful, fast, heavily armed, powerful beast. It was one of the fastest aircrafts of the time and was mostly engaged in planes interception, photography flights, and strifing targets on the ground. The Germans  had nicknamed it « the fork-tailed devil ». I’ve read somewhere that only a dozen of them where still in flying conditions today. Including this one, beautifully restored.

 

 

 

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LeRoy Lutz, un pilote américain, mourut héroïquement le 22 juin 1944 en France…

… et inspira un roman 70 ans plus tard.

Voici quelques années, alors que je traversai la Flathead Valley du Montana, je m’arrêtai pour visiter le charmant musée de Ninepipes, près de Ronan. Là, quelque part entre des photographies du 19e siècle, des objets artisanaux, des armes diverses, de vieux outils et quelques toiles de Charles Russel, mon attention fut attirée par une lettre exposée dans une petite vitrine. Elle avait été envoyée en 1947 de Mardeuil, près d’Epernay, et était adressée aux parents d’un pilote américain qui s’était tué là-bas le 22 juin 1944. Son nom était LeRoy Lutz, et il avait sacrifié sa vie pour éviter que son P-38 Lightning, touché peu auparavant par la DCA allemande et presque incontrôlable, ne pique sur une maison. Il aurait pu sauter en parachute quelques secondes auparavant, mais il ne voulait pas risquer de causer la mort de plusieurs civils.

Lt. Leroy F. Lutz, Lockheed Lightning P-38 J “Jack The Ripper” 434th Fighter Squadron, 479th Fighter Group Photo : © Lutz-Maddock family – with courtesy http://www.littlefriends.co.uk (Peter Randall)

En quittant les lieux, alors que je conduisais le long de cette large vallée, entourée des deux côtés par les Montagnes Rocheuses, je ne pouvais pas m’empêcher de penser à ce jeune pilote qui avait quitté sa famille, ces paysages magnifiques et un monde en paix pour aller risquer sa vie de l’autre côté de l’océan dans un conflit qui ne menaçait alors qu’indirectement son pays, les Etats-Unis.

Y avait-il là le début d’une histoire, était-ce l’amorce d’un roman ? Cette question a tourné longtemps dans ma tête, sans me mener nulle part. Il manquait quelque chose, un déclencheur pour aller plus loin. Et ce quelque chose m’est venu plusieurs années plus tard sous la forme d’une question toute simple: et si, aujourd’hui, quelqu’un héritait de la maison que l’aviateur avait épargnée, et découvrait ce qui s’était passé, ce qui signifierait la mise en évidence d’une connexion particulière entre cette personne et ce pilote, dans le temps et dans l’espace ? Et là, je compris que je tenais mon histoire. Hélène Marchal, ma narratrice, apprend que sa mère, âgée de 4 ans à l’époque, se trouvait dans cette maison. Et que sans le sacrifice de LeRoy Lutz, elle, Hélène, n’aurait pas pu naître. Elle lui doit la vie ! Elle décide alors de se rendre dans le Montana et reconstitue son parcours d’homme et de pilote. C’est La légende de Little Eagle.

A ce jour, comment la lettre mentionnée plus haut est arrivée dans le Montana demeure un mystère pour moi. LeRoy Lutz venait du Nebraska. Mais ce 22 avril 1944, il pilotait le Lucky Lady, l’avion d’un autre pilote de son groupe, Arnold Helding, qui venait lui du Montana. (Entre parenthèses, j’adore cette photo !)

Lt. Arnold G. Helding, Lockheed Lightning P-38 J (s/n 43-28714) « Lucky Lady » 434th Fighter Squadron, 479th Fighter Group Photo : © Fred Hayner via Danny Morris – with courtesy http://www.littlefriends.co.uk (Peter Randall)

D’où une confusion qui perdura jusqu’au milieu des années 1990, quand le fils de LeRoy Lutz, Richard, noua un contact avec les autorités de Mardeuil. Lui et sa famille furent nommés citoyens d’honneur de la ville, qui avait érigé une stèle à la mémoire de son père, auquel elle rend honneur chaque année. Quand il apprit le comportement héroïque de son père, Richard Lutz déclara: « J’avais douze ans quand ma mère m’a dit que mon père avait été tué en France. J’ai toujours pensé qu’il était le pilote le plus courageux du monde. Mais maintenant, je le sais. »

En dehors des circonstances dans lequelles mon héro, le Premier lieutenant John Philip Garreau, meurt, il n’y a rien en commun entre lui et LeRoy Lutz dans mon roman. Mais il y a des connections particulières entre cette fiction et les faits historiques. Quelque temps après avoir publié ce roman, j’ai trouvé le numéro de téléphone d’André Mathy, un citoyen de Mardeuil qui – alors âgé de 13 ans – avait été témoin de l’accident de LeRoy Lutz et qui s’est efforcé durant plusieurs décennies de retrouver sa famille. Le lendemain du crash, André Mathy avait emprunté quelques outils à son oncle, un forgeron, et découpé sur le fuselage  la peinture illustrant le le nom de l’appareil. Il l’avait donné à Richard Lutz lorsque celui-ci était venu en France. André Mathy, âgé de 82 ans lorsque je l’avais appelé, fut ému d’apprendre que j’avais trouvé dans le Montana une lettre dont il savait qu’elle avait été écrite par le secrétaire de la mairie.

Entre temps, j’étais retourné dans le Montana pour effectuer des recherches dans les archives de l’Université de Missoula, et à Browning, sur la réserve indienne des Blackfeet, John Philip Garreau étant un très jeune indien fasciné par l’aviation et le ciel, qui se révèle brillant au combat et qui meurt de la même manière que LeRoy Lutz.

Quant à Arnold Helding, il est décédé dans le Montana en 2007 à l’âge de 92 ans. Si j’avais su alors qui il était et qu’il se trouvait encore en vie, j’aurais pu le rencontrer à Arlee, non loin du musée de Ninepipes. Il vit toutefois dans mon roman sous le nom de Harold Holding, un officier de l’USA Air Force que Hélène Marchal retrouve à Great Falls  – source précieuse pour reconstituer la vie de Johnny Garreau.

J’ai toujours aimé les avions, mais ils ne m’ont jamais vraiment passionné jusqu’à ce que j’écrive ce roman. Depuis lors, je reste empli d’admiration pour tous ces jeunes gens, ces pilotes américains qui s’étaient engagés comme volontaires dans le corps le plus dangereux de l’armée pour venir libérer l’Europe du nazisme. Et je trouve merveilleux que l’on puisse écrire de la fiction qui rejoint l’Histoire et la fait revivre. Ce n’est donc pas un hasard si je cite dans ce livre William Kittredge, un écrivain du Montana, sur le sens et l’importance des histoires – pourquoi nous en avons besoin, pourquoi elles sont importantes pour nous. Une histoire, dit-il, est quelque chose qui relie, qui éclaire. Elle peut aussi être, parfois, une source de guérison.

La légende de Little Eagle est disponible en versions numérique et imprimée en français et en anglais

 

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LeRoy Lutz of the 434th Fighter Squadron died heroically in France on June 22, 1944

Traveling in the Flathead Valley of Montana some years ago, I stopped to visit the charming Ninepipes Museum near Ronan. Somewhere between the photographs, artifacts, weaponry, old tools, and some paintings of Charles Russel, my attention was drawn by the display of a letter sent in 1947 from Mardeuil, in the Champagne region of France. It was addressed to the parents of an American pilot who had died there on June 22, 1944. His name was LeRoy Lutz, and he had sacrificed his life by deciding to steer his P-38 Lightning plane away from a house he would certainly have destroyed had he bailed out a few seconds earlier.

On leaving the museum in Ninepipes, as I drove through the broad valley, surrounded on either side by the Rocky Mountains, I could not help thinking of that young pilot whot had left his family, this magnificent landscape, and a world at peace to enlist as a volunteer and go to risk his life on the other side of the ocean in a conflict which only indirectly threatened his country, the United States.

Could it be the beginning of a story, a hook for a novel ? The question went round and round in my head, but lead nowhere. It needed something to trigger it. And that something came to me several years later in the form of another question : what if someone, in the present day, inherited the house the aviator had spared, and found out what had happend, which would signify a particular connection through time and space with that particular pilot ? And with that I knew I had found my story. Hélène Marchal, my narrator, discovers that her mother, aged 4 at the time, was in the house. She owns this pilot her life ! She decides to go to Montana to investigate and piece his life together.

Lt. Leroy F. Lutz, Lockheed Lightning P-38 J “Jack The Ripper” 434th Fighter Squadron, 479th Fighter Group Photo : © Lutz-Maddock family – with courtesy http://www.littlefriends.co.uk (Peter Randall)

To this day, how the above mentioned letter arrived in Montana has never been clear for me. LeRoy Lutz was from Nebraska. But on his last day, he was flying the Lucky Lady, the plane of another airman, Arnold Helding , who was from Arlee, Montana. Hence a confusion which lasted until the mid 1990’s, when LeRoy Lutz’s son, Richard, was able to be connected with the authorities of Mardeuil. He and his family were made citizens of honor of the town, which celebrates each year LeRoy’s heroic behaviour and tragic fate. When he learned about the heroic behaviour of his father, Richard said : « I was twelve when my mother told me that my father was killed in France. I had always thought he was the bravest pilot in the world. But now, I know it. »

Apart from the circumstances in which my hero, John Philip Garreau, dies (exactly similar to those in LeRoy Lutz’s fatality), there is nothing in common between the two of them in The Legend of Little Eagle, a fiction in the WWII/aviation category. But there are particular connections, through time and space, between this story and the historic facts. Some time after publishing my novel, I found the phone number of André Mathy, a man from Mardeuil who – then 13 years old – had eyewitnessed Lutz’s plane crash, and who later spent decades trying to locate Lutz’s family. The day after the crash, Mathy had borrowed some tools from his uncle (or grandfather), who was a blacksmith, and removed the painting illustrating the name of the plane from its fuselage. He gave it back to Richard Lutz when he came to France. Mathy, aged 82 when I called him, was moved that I had found in Montana a letter he knew was written by a Mardeuil municipality officer.

In between, I had returned to Montana to do research in the archives department of the University of Missoula, and in Browning on the Blackfeet reservation, my hero being a very young Indian with a passion for flying who becomes a triple ace before dying the way Le Roy Lutz did.

As to Arnold Helding, he died in Montana in 2007 at age 92. Had I known then who he was and that he was alive, I could have met him there in Arlee, not far from the Ninepipes Museum. He lives on in my novel under the name of Harold Holding, a retired and USA Air Force that my narrator, Hélène Marchal, finds in Great Falls, a precious source when it comes to piece together the life of John Philip Garreau.

I’ve always loved planes but I’ve never been an aviation buff before undertaking this novel. Now I am filled with admiration for all those US airmen who volunteered (yes, volunteered !) to fight in order to free Europe from Nazism. And I find it wonderful, as I see my novel as a tribute to these young men, that fiction can meet history and revive it. A few French bloggers, like this one and this one have taken interest in The Legend of Little Eagle and written about LeRoy Lutz. Which proves that I was right in quoting William Kittredge, a Montana writer, on the meaning and importance of stories – why we need them, why they are important to us. A story is something which connects, which enlightens. It can also, sometimes, be a source of healing.

The Legend of Little Eagle was written and previously published in French under the title La légende de Little Eagle. It was translated into English by Alison Anderson. This novel is available as an ebook on the major digital bookstores and as a paperback on Amazon.

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Florian Rochat is a French mother tongued journalist and writer living on the foothills of the Jura mountains in western Switzerland. A nature lover and a dog owner, he is fond of hiking and cross country skiing.

As an author, he has published two books traditionaly: La Saga du boulot (an oral history of working in France, out of print) and Cougar Corridor (a novel set in Montana about the sometimes conflictual cohabitation between people and mountain lions). Following The Legend of Little Eagle, he selfpublished Un printemps sans chien, about his relationship with his dog. His website.

 

 

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Un formidable reportage sur les des Indiens américains d’aujourd’hui

J’ai toujours aimé les Indiens d’Amérique. Tout gosse, je découvrais leur vie et leurs aventures dans des bandes dessinées, des romans à quatre sous, et la série télé « Rusty et Rintintin ». Je me taillais des arcs dans des branches de noisetiers, récoltais des roseaux pour en faire des flèches, dont je munissais l’extrémité de douilles de balles pour mousqueton récupérées au stand de tir du village.

Beaucoup plus tard, j’ai eu l’occasion d’en rencontrer quelques-uns et de discuter avec eux. Un Navajo de l’Arizona, des Salish de la Flathead Valley et des Blackfeet de Browning, deux endroits du Montana où se déroulent mes deux romans, Cougar Corridor et La légende de Little Eagle, dont les héros sont d’ailleurs des Indiens.

Ce que j’ai retenu de ces rencontres, c’est une certaine gêne, une distance que ces hommes et ces femmes manifestaient envers moi, un Blanc. Ayant depuis beaucoup lu au sujet des Amérindiens, je suis arrivé à la conclusion que cette réserve découlait du poids de l’Histoire, les Indiens ayant littéralement décimés entre l’arrivée de Christophe Colomb (1498) et le massacre de Wounded Knee (1829), dernier des épisodes guerriers les ayant opposé à l’armée américaine. Les plaies de ce long drame sont à bien des égards encore ouvertes.

J’en ai trouvé la confirmation à la lecture de Indian Roads, un livre de David Treuer appelé à faire référence. Empruntant les chemins du journalisme et de l’autobiographie, cet ouvrage, qui s’appuie largement sur les faits historiques, est un formidable et émouvant reportage sur la condition des Indiens américains d’aujourd’hui. Une phrase de l’auteur interpelle dans les premières pages : « Comprendre les Indiens d’Amérique, c’est comprendre l’Amérique ». Parce que Indian Roads, l’univers des réserves, est « paradoxalement l’histoire de l’espace [politico-historico-social] le moins et le plus américain du XXIe siècle. »

Les réserves d’aujourd’hui, où vivent la moitié des trois millions d’Indiens du pays (l’autre moitié résidant dans les zones urbaines), sont en effet le résultat (la conséquence) de décisions, revirements, modifications arbitraires de traités, accommodements douteux et trahisons émanant du gouvernement américain sur plus d’un siècle. Alors que les Indiens, sous la poussée des colons, avaient été déplacés dans des territoires à eux réservés, souvent très éloignés de leur ancrage ancestral et inadéquats en ce qui concerne leurs besoins de subsistance et leur style de vie, leurs réserves ont peu à peu été grignotées par les Blancs au fur et à mesure que l’on y découvrait des ressources naturelles propres à des développements économiques : pétrole, charbon, gaz, minerais divers, sans parler des possibilités touristiques et des exploitations forestières.

David Treuer, fils d’un Juif autrichien qui avait fui les persécutions nazies en 1938 et épousé une Indienne de la tribu des Ojibwe, donne cet exemple. « Aujourd’hui, à Leech Lake (Minnesota), comme dans de nombreux autres territoires « indiens », la tribu ne possède qu’environ quatre pour cents des terres comprises dans les frontières de leur réserve. Le reste est divisé entre la municipalité, l’Etat du Minnesota, l’Etat fédéral et des propriétaires privés, entreprises et individus. Les Blancs y sont plus nombreux que les Indiens. Le revenu médian des ménages indiens à Leech Lake est de 21 000 $ par an, moins de la moitié du revenu médian américain, et une majorité d’Indiens vivent en dessous du niveau national de pauvreté.

USA Native Map

Mais Treuer cite d’autres chiffres, hallucinants : les revenus des quelques dizaines de tribus (sur environ 550) qui ont touché le jackpot d’une manière ou d’une autre. Comme les Osage de l’Oklahoma, qui avaient obtenu 10 % des revenus provenant de l’exploitation du pétrole découvert sous leurs terres. En 1925, une famille de cinq personnes touchait une rente annuelle d’environ 65 000 $ (800 000 $ d’aujourd’hui). Et depuis une vingtaine d’années, ce sont les casinos que certaines tribus ont eu le droit de construire et d’exploiter qui déversent sur leurs membres une manne considérable. Les Mdewakanton Dakota, officiellement enregistrés comme Indiens (parce qu’ils ont pu prouver leur quota sanguin) reçoivent 84 000 $ par mois par tête, ainsi que le financement de somptueuses maisons. Les Seminoles de Floride renflouent régulièrement l’Etat du même nom quand son budget est déficitaire…

Les milliards générés par les casinos ont par ailleurs fourni un tremplin considérable pour de centaines d’artistes, musiciens, danseurs indiens, et leur culture. Mais dans son ensemble, malgré de réjouissants mouvements de « revival », la culture indienne, les langues indiennes meurent à petit feu.

Aujourd’hui, les Indiens demeurent comme hier la population la plus méconnue et la plus méprisée par la majorité des Américains. Depuis 1917, ils se sont pourtant montrés les plus patriotes : ils se sont engagés volontairement d’une manière nettement plus massive dans toutes les guerres étrangères menées par leur pays qu’aucune autre composante ethnique, et ont souvent combattu glorieusement.

David Treuer, heureusement, nous prouve que tout n’est pas noir et désespéré dans le monde moderne des Indiens, malgré l’alcoolisme, la drogue, le racisme (parfois dans les deux sens), le nombre impressionnant de fugues d’adolescents et de familles décomposées. Retrouvant ses parents, ses amis, faisant des rencontres inattendues, Treuer délivre tout de même un message d’espoir avec des exemples de comportements, de réussites, d’accomplissements, de fierté, de lutte, de courage. L’espoir subsiste.

Désireux de mettre en évidence la vitalité de la littérature amérindienne, j’ai fait une brève recherche et suis tombé sur cette liste – exhaustive dans le temps – de Wikipedia. Une sélection plus serrée et plus proche de nous, contemporaine, m’a donné ceci, où j’ai retrouvé plusieurs auteurs que j’aime, et dont j’ai appris beaucoup de choses au sujet des Indiens.

Mais en terminant la lecture de ce livre, je ne pouvais pas me défaire d’une phrase de Sherman Alexie, un autre écrivain indien. C’était dans une interview télévisée. Il était tendu, en colère, révolté en parlant des réserves, où, disait-il en conclusion, « la vie est violente et brève ». Treuer nous rappelle que l’espérance de vie des hommes indiens est de 65 ans.

Cougar Corridor, un roman dont le héros, Michael Dupuis, est un Indien Salish.

La légende de Little Eagle, un roman dont le héros, John Philip Garreau, est un Blackfoot.

The Legend of Little Eagle, a novel whose hero, John Philip Garreau, is a Blackfoot Indian.

 

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La foire aux ebooks sur Smashwords

Smashwords est une plateforme américaine d’autopublication de livres numériques qui présente, pour les auteurs et éditeurs qui y recourent, l’avantage de distribuer ses titres à de nombreuses autres librairies en ligne: Apple (iTunes), Barnes & Noble, Kobo, Fnac, Scribd, etc.

Chaque année en mars, Smashwords propose une semaine de foire aux livres dégriffés à 25, 50 ou 75 %, avec également de nombreux autres soldés à zéro. Une opération à laquelle participent des milliers d’auteurs, et qui se veut une « célébration globale des ebooks ». La « Read an E-book Week » se terminera cette année le 7 mars à minuit, heure de la côte Pacifique.

Read an ebookLa majorité des titres sont en anglais, mais il y en a dans de nombreuses langues, et en français bien sûr. J’y participe avec ma petite production:

La légende de Little Eagle, – 50 % Attention, à droite en haut: Use the code RAE50 at checkout for 50% off during our site-wide promotion! (Offer good through March 07, 2015)

Cougar Corridor, – 50 % Attention, à droite en haut: Use the code RAE50 at checkout for 50% off during our site-wide promotion! (Offer good through March 07, 2015)

The Legend of Little Eagle, – 75% Use the code RAE50 at checkout for 75% off during our site-wide promotion! (Offer good through March 07, 2015)

Un printemps sans chien, gratuit. A droite en haut: Use the code RW100 at checkout to get this book for free during our site-wide promotion! (Offer good through March 07, 2015

 

 

 

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Stories that connect and enlighten

 

About two weeks ago, I sent a paperback copy of my novel The Legend of Little Eagle to the Ninepipes Museum of Early Montana. I had thought that a story which was inspired by a letter I had found there should go full circle and get back there.

During the winter of 2000/2001, I traveled to the Flathead Valley of this Northwestern US State to do some research on mountain lions with field biologists. A novel on the issue of human encroachment on wildlife habitat, Cougar Corridor, was published in 2009 (in French) out of this wonderful experience.

I had fell in love with Montana but – living in Switzerland – I doubted I might ever return to such a remote place. One day, I stopped to visit the Ninepipes Museum, and there, somewhere between the photographs, artifacts, weaponry, old tools, and some paintings of Charles Russel, there was a letter written in 1947 by a French citizen from the region of Epernay.

It was addressed to the parents of an American pilot who had died in Champagne in1944. His name was LeRoy Lutz, and he had sacrificed his life by deciding to steer his P-38 Lightning plane away from a house he would certainly have destroyed had he bailed out a few seconds earlier. Lutz 2

On leaving the museum in Ninepipes, as I drove through the broad valley, surrounded on either side by the Rocky Mountains, I could not but think of that young pilot whot had left his family, this magnificent landscape, and a world at peace to enlist as a volunteer and go to risk his life on the other side of the ocean in a conflict which only indirectly threatened his country, the United States.

Could it be the beginning of a story, a hook for a novel ? The question went round and round in my head, but lead nowhere. It needed something to trigger it. And that something came to me one day in the form of another question : what if someone, in the present day, inherited the house the aviator had spared, and found out what had happend, which would signify a particular connection through time and space with that particular pilot ? And with that I knew I had found my story.

To this day, how the above mentioned letter arrived in Montana has never been clear for me. LeRoy Lutz was from Nebraska. But on his last day, he was flying the Lucky Lady, the plane of another airman, Arnold Helding, who was from Montana. Hence a confusion which lasted until the mid 1990’s, when LeRoy Lutz’s son, Richard, was able to be connected with the authorities of Mardeuil. He and his family were made citizens of honor of the town, which celebrates each year LeRoy’s heroic behaviour and tragic fate. When he learned about the heroic behaviour of his father, Richard said : « I was twelve when my mother told me that my father was killed in France. I had always thought he was the bravest pilot in the world. But now, I know it. »

Apart from the circumstances in which my hero, John Philip Garreau, dies (exactly similar to those in LeRoy Lutz’s fatality), there is nothing in common between the two of them in The Legend of Little Eagle, a pure fiction. But there are particular connections, through time and space, between this story and the historic facts. Some time after selfpublishing my novel, I found the phone number of André Mathy, a man from Mardeuil who – then 13 years old – had eyewitnessed Lutz’s plane crash, and who later spent decades trying to locate Lutz’s family. The day after the crash, Mathy had borrowed some tools from his uncle (or grandfather), who was a blacksmith, and removed the painting illustrating the name of the plane from its fuselage. He gave it back to Richard Lutz when he came to France. Mathy, aged 82 when I called him, was moved that I had found in Montana a letter he knew was written by a Mardeuil municipality officer.

In between, I had returned to Montana to do research in the archives department of the University of Missoula, and in Browning on the Blackfeet reservation, my hero being a very young Indian with a passion for flying who becomes a triple ace before dying the way Le Roy Lutz did.

As to Arnold Helding, he died in Montana in 2007 at age 92. Had I known then who he was and that he was alive, I could have met him there in Arlee, not far from the Ninepipes Museum. He lives on in my novel under the name of Harold Holding, a retired and USA Air Force that my narrator, Hélène Marchal, finds in Great Falls, a precious source when it comes to piece together the life of John Philip Garreau.

I’ve always loved planes but I’ve never been an aviation buff before undertaking this novel. Now I am filled with admiration for all those US airmen who volunteered (yes, volunteered !) to fight in order to free Europe from Nazism. And I find it wonderful, as I see my novel as a tribute to these young men, that fiction can meet history and revive it. A few French bloggers, like this one and this one have taken interest in The Legend of Little Eagle and written about LeRoy Lutz. Which proves that I was right in quoting William Kittredge, a Montana writer, on the meaning and importance of stories – why we need them, why they are important. A story is something which connects, which enlightens. It can also, sometimes, be a source of healing.

The Legend of Little Eagle was written and previously published in French under the title La légende de Little Eagle. It was translated recently by Alison Anderson. This novel is available as an ebook on the major digital bookstores and as a paperback on Amazon.

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Florian Rochat is a French mother tongued journalist and writer living on the foothills of the Jura mountains in western Switzerland. A nature lover and a dog owner, he is fond of hiking and cross country skiing.

As an author, he has published two books traditionaly: La Saga du boulot (an oral history of working in France, out of print) and Cougar Corridor (a novel set in Montana about the sometimes conflictual cohabitation between people and mountain lions). Following The Legend of Little Eagle, he selfpublished Un printemps sans chien, about his relationship with his dog.

His website: http://www.florianrochat.com/index.htm

 

 

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«The Memphis Belle » – 17 mai 1943 – Sortie de l’enfer

 

Le 17 mai 1943, l’équipage du «Memphis Belle », un bombardier B-17 de la 8e USA Air Force basée en Angleterre, accomplissait sa dernière mission: bombardement d’une base allemande de sous-marins à Lorient. Et il en est revenu, ce qui n’était pas garanti.

Cet avion est entré dans la légende de l’histoire de la guerre aérienne parce que son crew a été le premier à accomplir les 25 missions nécessaires pour être retiré du théâtre des opérations et pouvoir rentrer aux Etats-Unis. (Ce quota fut porté pas la suite à 30, puis 35 missions.)

www.libertyfoundation.org

Pour mémoire, cette année-là et jusqu’aux premiers mois de 1944, les B -17 étaient – en moyenne – abattus par la Luftwaffe et la flak entre leur 8e et 12e mission. En moyenne. Beaucoup n’en accomplissaient que trois, quatre ou six. Un grand nombre ne revenaient pas de la première. L’équipage comportait dix personnes. Certaines formations étaient composées de 1000 avions. Elles en perdaient parfois deux ou trois cents en un jour.

Ce qui faisait de ces aviateurs les combattants les plus exposés à la mort, après le personnel (beaucoup moins nombreux) des sous-marins. Dans l’infanterie, il y avait quatre ou cinq blessés pour un mort au combat. Chez les bombardiers, quatre ou cinq morts pour un blessé. Entre leur première mission en août 1943 et leur dernière, le 8 mai 1945, la quarantaine de groupes de bombardement de la 8e Air Force a perdu 4145 appareils. Exemples : 153 avions détruits en 324 missions pour le 94e groupe ; 159 pertes sur 314 missions pour le 384e, 189 sur 321 pour le 96e, 58 sur 195 pour le 398e, 33 sur 188 pour le 486e. Au total, les Etats-Unis (Boeing) avaient produit 12 731 B-17.

J’ai découvert l’histoire de « The Memphis Belle » en 1990 avec le film de Michael Catton Jones. C’est un film très honnête en ce sens qu’au-delà de l’hommage rendu à l’équipage de cet avion, il met en scène de manière réaliste tout ce qui pouvait leur arriver au cours d’une mission.

J’ai pu vérifier la justesse de cette synthèse en lisant l’extraordinaire livre de Donald L. Miller, Masters of the Air –malheureusement indisponible en français –qui raconte l’histoire de la 8e Air Force et la quête de la domination aérienne par les alliés en Europe. Ce livre fourmille de témoignages et souvenirs de pilotes, navigateurs, mitrailleurs, souvent hallucinants. Les combats contre la chasse allemande, les vols au milieu des obus tirés par les puissantes défenses antiaériennes du Reich, l’épreuve des vols en haute altitude, où les hommes récoltaient des gelures nécessitant souvent l’imputation, s’asphyxiaient parce leurs masques à oxygène se bouchaient, les dizaines d’avatars possibles à bord (moteurs réduits à néant, radio coupée, incendies), sans parler des balles de 12 mm. des Messerschmitt et des obus qui pleuvaient sur ces forteresses, tuant et blessant ses occupants. L’horreur, la peur et l’adrénaline à leur niveau maximum.

Les équipages des B-17, quand ils survivaient, ne tardaient pas à devenir un peu dingues et relever du traitement psychiatrique en urgence. Mais –incroyable – certains mitrailleurs, retournés aux Etats-Unis et s’ennuyant ferme dans leur nouveau rôle d’instructeurs, avaient rempilé pour un nouveau « tour » en Europe!

« The Memphis Belle », dans la version fiction de Catton Jones, met le doigt sur l’occasion de propagande auprès de l’opinion publique américaine que la réussite de son équipage avait représenté pour Washington. J’ai découvert deux autres film dans cette veine. Un du metteur en scène William Wyler, un documentaire également intitulé « The Memphis Belle » consacré à ses missions et à ses hommes, et un autre réalisé par l’acteur Clark Gable, « Combat America ».  Tous deux destinés à la propagande, entre hommage aux airmen et message aux Américains sur la nécessité du combat mené par leur pays.

 

Clark Gable avec un équipage de B-17

Ces deux stars de Hollywood ont effectué, chacun de son côté, plusieurs missions, à l’évidence au péril de leur vie, comme en témoignent leurs films. Paradoxalement peut-être, la mise en scène de Michael Catton Jones restitue de manière plus réaliste la nature de ces missions de bombardement que les reportages de Wyler et Clark.

Mais je vous invite à voir, et à revoir encore, les dernières minutes du document de William Wyler (depuis la 27e minute). Sur la base, les autres pilotes et membres d’équipage attendent le retour de mission d’une formation de B-17. Angoissés, ils comptent les atterrissages. Les ambulances foncent sur le terrain vers ces gros oiseaux troués de toutes parts, dont on se demande comment ils ont pu revenir, pour emmener les morts et les blessés… Les membres d’équipage rentrés intacts physiquement, mais hagards… Poignant.

Et enfin, le retour de « The Memphis Belle » (le vrai). Les spécialistes noteront que William Wyler, dans son film, se réfère -cartes à l’appui – à une mission de cet avion sur Wilhelmshaven, en Allemagne, qui avait eu lieu deux jours plus tôt que celle –ultime- sur Lorient. Mais peu importe. Heureusement tout de même que « The Memphis Belle » est rentré ce 17 mai 43. Dans le cas contraire, le film aurait passé aux oubliettes.

Dans la 8e Air Force, il y avait également des groupes de chasse, qui à partir du printemps de 1944 accompagnaient les B-17 dans leurs missions de bombardement. « La légende de Little Eagle », un roman évoque la vie de ces « fighters ». In English: « The Legend of Little Eagle ».

 

 

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« The Legend of Little Eagle » – War, aviation, romance, destiny

Pageflex Persona [document: PRS0000039_00075]1944. A very young American with a passion for flying, John Philip Garreau, succeeds against all odds in becoming a fighter pilot. He is sent to England, flies missions over Germany on his P-51 Mustang, quickly becomes an ace, fells in love in London, gets transferred to Corsica, where he meets « the grand daddy of war pilots »: Antoine de Saint-Exupéry.

With him, Johnny will discuss flying, war, missions, and “the true fake death” of The Little Prince, so profoundly disturbing for him. And he will be there in Borgo when, on July 31, 1944, Saint-Ex does not return from his last mission.

Shortly after, First Lieutenant John Philip Garreau crashes his plane near a little village in Burgundy and dies. In a way, this will shape the destiny of several characters in the US, in England, and in France, many years later.

Nowadays, a French woman, Hélène Marchal, discovers what exactly happened on this day of August 1944 in Verdeil. And she is stunned. She wants to know who this Johnny Garreau was. She has a good reason for that: she would not have been born  had the pilot not acted in a way which, to her, is simply heroic. She owes him her life!

Hélène goes to Montana, where Johnny was from, with one goal in mind: reconstruct his life and tell his story – or his legend. As she writes: « In fact, I wanted to tell his life story as if it were a legend. Because a legend, according to the dictionary, is strongly connected to a key event—in this case one that was a decisive factor in my own destiny—and a legend is an inherent part of the person through whose that event has occurred. A legend, where real and imaginary elements are found side by side and merge together, is more beautiful and powerful than a mere story. »

Read the Prologue of « The Legend of Little Eagle »

Read the first chapter of « The Legend of Little Eagle »

« The Legend of Little Eagle » is a novel translated from the French. It’s on sale on Amazon.com, Amazon.co.UK, Amazon.ca, and Amazon.com.au, as well as on Smashwords, Barnes & Noble and all Apple bookstores as an ebook. It is available as a paperback on Amazon.

From Chuck Yeager’s autobiography, quoted in this novel:

Up there, dogfighting, you connected with yourself. (…) With experience, you knew before a kill when you were going to score. Once you zeroed in, began to outmaneuver your opponent while closing in, you became a cat with a mouse. You set him up, and there was no way out: both of you knew he was finished.(…) When he blew up, it was a pleasing, beautiful sight. There was no joy in killing someone, but real satisfaction when you outflew a guy and destroyed his machine. (…) The excitement of those dogfights never diminished. For me, combat remains the ultimate flying experience.

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Le charme de Ducharme

Ah, les mots ! Leur miraculeux pouvoir évocateur et émotionnel ! Les sens mystérieux qu’ils peuvent aussi parfois cacher, nous poussant à ouvrir notre dictionnaire la dixième fois que nous nous demandons: mais qu’est-ce que ça veut dire vraiment ? Mais accent, aéroport, amitié, désir, écriture, finitude, jalousie, racisme, tristesse, voyage ? Ceux-là, nous les connaissons bien.

Et pourtant. Ces mots si familiers, si courants, si discutés entre amis, ont tous une portée inattendue. Ils nous permettent certes d’exprimer ou de désigner un certain nombre de choses, mais ils revêtent toujours un caractère personnel, car ils ont tous une résonnance particulière pour chacun d’entre nous, en fonction de notre être, de notre sensibilité, de notre expérience, de notre vécu aussi.

C’est ce que s’applique à démontrer Daniel Ducharme dans un petit livre délicieux, pertinent, sensible, plein d’intelligence et de charme: Ces mots qu’on ne cherche pasSa démarche: décrire en quoi ces mots ont du sens pour lui et, le cas échéant, pour le lecteur.

Sens, résonnance, émotion, références… En fait, confronté à un mot, chaque lecteur pourrait avoir envie d’exprimer ce que celui-ci lui inspire, en fonction de toutes sortes de réalités personnelles, et ce qui sortirait de cette analyse serait à chaque fois différent. Car si les mots nous parlent, ils peuvent aussi nous faire parler.

Mais écoutons Daniel Ducharme, écrivain par vocation, archiviste à la Bibliothèque nationale du Québec de profession, co-fondateur des éditions numériques ELP par passion. Que je vous dise d’abord ce que j’ai découvert à son sujet: Daniel est un humaniste, un moraliste, voire idéaliste, et d’autres choses encore. – Extraits choisis.

Idéaliste – Au sujet du mot frontière, il écrit: « Je suis en faveur d’un gouvernement mondial qui offrirait aux enfants de ce monde la libre circulation entre les Etats. Je milite en faveur d’un monde sans frontières. Plus de visa, plus de passeport, plus de privilèges accordés aux uns et refusés aux autres. Il faut faire un choix: socialisme ou barbarie ? J’ai fait le mien. »

Humaniste – Travail – « Quand le travail se substitue à la nature de l’humain, quand il devient ce par quoi l’homme parvient à l’Etre, quand il représente un moyen de situer un individu dans le monde, un moyen de s’élever au-dessus de ses semblables, alors je dis que le travail n’est plus ce qu’il devrait être et qu’il y a lieu de le questionner (…) »

Moraliste (tendance sans pitié) – Dealer « est un mot anglais qui désigne en français ce sous-produit du genre humain, cette sorte d’excroissance nauséeuse, ces déchets sur pied qui fleurissent à l’ombre des villes. (…) Le dealer tue des gens. »

Lucide – Vieillesse – « Le problème de la vieillesse n’est pas la mort, qui peut survenir à tout moment. (…) Le problème, c’est l’ennui qui résulte de la raréfaction des projets. Ainsi, le vieux qui cesse de faire des projets sous prétexte que la mort est proche se condamne lui-même à mourir. Il prend volontairement sa retraite du monde. »

Je ne vais pas passer en revue ici les quarante-cinq mots contenus dans cet ouvrage, dont chaque entrée fait à la fin l’objet d’un commentaire de Allan E. Berger et Paul Laurendeau, les complices de l’auteur aux Editions ELP. Mais en voici encore deux qui m’ont ravi.

Bonheur – « Le bonheur est une succession de moments dont on se souvient les jours de pluie. Dans mon cas, il a pris la forme d’un après-midi de novembre 1974 alors que je revenais du cinéma avec une amie qui, endormie à mes côtés, avait posé sa tête sur mon épaule. » A quoi Paul Laurendeau ajoute cette citation de Gilles Vigneault: « Le bonheur, c’est une jeune fille qui ne sait pas qu’elle est le bonheur d’un garçon qu’elle a touché au coeur et qui s’est arrêté de jouer aux billes, surpris. Le bonheur, c’est ce parfum qui fuit… »

Et coelacanthe, qui m’a branché d’emblée par le nom impossible de ce poisson préhistorique, que l’on croyait fossile jusqu’à ce qu’on le redécouvre en 1935 dans l’archipel des Comores. Il avait survécu après 350 millions d’années !  J’avais lu le polar génial (vraiment) de Christine Adamo, Requiem pour un poisson. Et découvert ce que rappelle Daniel Ducharme: « Il a quelque chose à voir avec les origines communes de l’humanité (…) et anéantit une fois pour toutes le mythe du premier homme. Et de citer Jacques Lacarrière: il ne fait pas de doute « que nous sommes les enfants du coelacanthe, ce qui relègue tout racisme ancestral au au magasin des accessoires. »

Point d’orgue magistral et jouissif d’Allan E. Berger: « Le cauchemar des créationnistes. Pauvres gens qui, au Etats-Unis, s’échinent à nous bricoler des panoramas en béton où Adam, Cheetah et Eve côtoient le Tyrannosaurus rex au milieu des caoutchoucs en plastique (sic), sous le regard illuminé d’un Jésss Christ employé à temps partiel. »

 

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14 prédictions sur le marché des ebooks en 2014

 

Comme chaque année depuis 2010, Mark Coker, fondateur et CEO de Smashwords, a publié au 30 décembre dernier ses prédictions pour l’année qui s’ouvre au sujet de l’industrie du livre en général et du secteur des ebooks en particulier. Le 31 décembre, il a également posté sur le blog de sa plateforme le bilan de l’année 2013 pour Smashwords. Voici, en traduction, quelques-uns des points forts de ces deux articles. Leur contenu concerne en premier lieu les marchés américain et anglo-saxon, mais les tendances qui s’en dégagent ne manquent pas d’indications au sujet  des futurs développements de l’édition numérique en France et en Europe.

 

 

Le bilan. Le graphique ci-dessous se passe de commentaires : la progression par rapport à 2012 en nombre de titres publiés est d’environ 86 000 (+ 45 %), en partie grâce à l’arrivée de 25 000 nouveaux auteurs (+ 42 %). Sur ce point, je voudrais attirer l’attention des auteurs francophones sur l’intérêt pour eux de Smashwords, qui me semble négligé. Smashwords est une plateforme d’autopublication gratuite semblable à Amazon, mais également un distributeur qui vous permet de vendre vos livres automatiquement sur Apple, Kobo, Fnac, Sony, Diesel et d’autres librairies en ligne. C’est un plus. Dans les catégories romance, fantasy, erotica (celles qui marchent le mieux dans la galaxie des ebooks), plusieurs titres de Smashwords se sont retrouvés dans diverses listes de best sellers américaines l’année dernière. Commentaire de Mark Coker : « C’est là un nouvel ordre du monde où le pouvoir de publier passe des bureaux des éditeurs traditionnels dans les mains des auteurs. »

 

 

 

Les prédictions. Mark Coker en fait 12. L’an dernier, 21. « Plusieurs se sont avérées, plusieurs autres étaient prématurées mais pourraient encore se concrétiser, et quelques-unes étaient carrément erronées », constate-t-il aujourd’hui. « C’est le côté amusant du jeu des prédictions. Même des prédictions incorrectes, analysées après coup, nous aident à dessiner notre compréhension du présent et du futur ».

1 – En 2014, les grands éditeurs traditionnels vont baisser les prix de leurs publications numériques. Jusqu’ici, ils se sont toujours battus bec et ongles pour maintenir un prix élevé de leurs ebooks, par crainte d’une cannibalisation de leur production imprimée. Mais ce faisant, ils ont laissé la porte grande ouverte aux auteurs indépendants pour vendre leurs livres en dessous de la barrière de 5.99 $, un avantage compétitif incontestable surtout pour toute une littérature « légère », de nombreux ouvrages d’accès facile pour les lecteurs. Il est vrai que si un certain nombre de gens lisent pour se cultiver, la majorité le fait pour se détendre et s’évader. « Notre étude en 2013 a démontré que les livres affichés entre 2.99 $  et 3.99 $ se sont vendu, en moyenne, quatre fois plus que ceux dont l’étiquette dépassait 7.99 $ », commente Coker.

Les éditeurs traditionnels en ont pris note. Dans le monde anglo-saxon en tout cas, puisqu’on trouve encore, aujourd’hui, des éditeurs français  qui vendent des versions numériques de leur production plus cher que la version papier ! L’an dernier, les éditeurs américains ont commencé à réagir face à l’avantage compétitif des indépendants en procédant à des baisses de prix agressives sur leurs ebooks lors de promotions temporaires. En 2014, estime Mark Coker, ce qui était temporaire tendra à devenir la règle. Mais attention : « La baisse des prix est une pente glissante. Quand les consommateurs seront conditionnés pour acheter des livres de « grands auteurs » à 3.99 $ ou moins, toute l’industrie du livre sera forcée d’aller dans ce sens. » Conséquence : l’avantage compétitif dont bénéficiaient les auteurs indépendants va diminuer.

2 – Quand tout le monde vendra des ebooks en-dessous de 4 $, les promotions effectuées à prix cassés par les indépendants deviendront moins efficaces. Si les lecteurs se  trouvent face à une offre illimitée de livres de qualité de leurs auteurs préférés, cela signifie – pour les auteurs indépendants – que d’autres facteurs que le prix prendront de l’importance.

3 – La croissance des ventes d’ebooks ralentit. « Nous savions tous que cela allait se produire », note Mark Coker. « Des augmentations de 100 à 300 % d’une année à l’autre ne pouvaient pas continuer indéfiniment. Une remise à niveau normale, cyclique, arrive. »

4 – Avec des centaines de milliers de livres publiés chaque année et des catalogues de détaillants contenant désormais des millions de titres, la concurrence que devront affronter les auteurs indépendants en 2014 va augmenter de manière drastique.

5 – Les ventes d’ebooks, mesurées en dollars (ou en Euros) vont diminuer en 2014 en raison du déclin des prix que fixeront les grands éditeurs et d’une transition ralentie entre l’imprimé et les liseuses ou tablettes.

6 – Mais les ventes d’ebooks, mesurées en nombre d’exemplaires, vont augmenter. La croissance ralentit, certes, mais se poursuit malgré tout. La diminution du chiffre d’affaires du marché global du livre, provoquée par une baisse des prix moyens, masquera le fait que plus de livres seront lus que jamais auparavant.

7 – Un plus grand nombre d’auteurs à succès vont quitter leurs éditeurs pour devenir indépendants. De multiples forces du marché vont conspirer pour amener de nombreux auteurs publiés traditionnellement à tourner le dos à leurs éditeurs. Ceux-ci vont tenter de maintenir les royalties de 25 % qu’ils versent à leurs auteurs pour les éditions numériques de leurs livres (contre 60 à 80 % selon les différentes plateformes d’autopublication). Mais les revenus de ces auteurs vont décroître en raison de la baisse de prix qui se dessine sur les ebooks offerts par les éditeurs traditionnels. Parallèlement, même si la transition vers les liseuses et tablettes subit actuellement une baisse de croissance, cette croissance continue. De plus en plus de lecteurs, à l’avenir, vont lire en numérique. Les tirages de livres imprimés et leur distribution en librairie en souffriront, ce qui affaiblira le pouvoir qu’avaient jusqu’ici les éditeurs traditionnels sur leurs auteurs.

10 – Les services d’abonnements aux ebooks vont changer le jeu. Si de tels services qui émergent actuellement, comme Scribd et Oyster,  parviennent à convaincre par leur modèle d’affaires, cela modifiera la manière dont les lecteurs abordent et consomment les livres. Le principe : un abonnement mensuel, comme pour le téléphone ou l’électricité, permettant une lecture sans limite pour 9 ou 10 $. L’attention du lecteur, et la capacité du livre à retenir l’attention du lecteur, deviendront les nouveaux facteurs déterminant le succès d’un écrivain.

11 – Les éditeurs traditionnels devront réévaluer leur approche de l’autopublication. Les auteurs ne dépendent plus aujourd’hui des éditeurs traditionnels. Ils ont le choix entre ceux-ci et l’autopublication. Si les éditeurs veulent assurer l’avenir de leur production, ils doivent attirer du sang neuf, et ne plus dire « Non » à 99 % des manuscrits qui leur sont soumis. Ils doivent élargir leur palette de services aux auteurs (à tous les auteurs), qui peuvent avoir des besoins et des envies différents, afin de pouvoir dire « Oui » dans 99 % des cas. Comment ? En établissant leurs propres plateformes gratuites d’autopublication, ce qui leur permettrait de prendre un risque sur chaque auteur reconnu sérieux, de lui donner la chance d’être publié et – pour ceux qui connaîtraient le succès – de leur proposer une publication en version imprimée.

Découvrez « La légende de Little Eagle »

Découvrez « Un printemps sans chien »

Découvrez « Cougar Corridor »

http://www.florianrochat.com/index.htm

 

 

 

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22.11.63 : comment Jake Epping sauva la vie de Kennedy

 C’est bien sûr vers la fin du roman de Stephen King, 22/11/63.

« Derrière une barricade cartons, dans la lumière du soleil, un homme avec un fusil se trouvait devant la fenêtre. Il se tenait voûté, regardant dehors. La fenêtre était ouverte. (…) Il leva son fusil.

« Lee », criai-je, « arrête, fils de pute ! »

Il tourna la tête et me regarda, les yeux grand ouverts,  la mâchoire pendante. (…) Le bruit de la foule monta, des milliers de gens applaudissant et criant. Je les entendis, et Lee également. Il savait ce que cela signifiait : maintenant ou jamais. Il se retourna face à la fenêtre et ajusta la crosse du fusil contre son épaule.

« Je tirai. Mon coup partit trop haut et n’eut d’autre effet que de faire exploser le cadre de la fenêtre, mais c’était suffisant pour sauver la vie de John Kennedy. Oswald sursauta au bruit causé par l’impact et la balle de son Mannlicher-Carcano partit trop haut, brisant une vitre de la cour de justice du comté.

« Lee se retourna vers moi, son visage couvert d’un masque de rage, de  haine et de déception. Il leva à nouveau son fusil, et cette fois ce ne serait pas le président des Etats-Unis qu’il allait viser. »

Jake Epping s’en sortira, puisqu’il est le narrateur du roman de Stephen King. Roman captivant, pour autant qu’on accepte son postulat de départ : pouvoir remonter dans le temps grâce à un passage secret à l’arrière d’un petit restaurant, version moderne du trou du lapin de Lewis Carrol dans Alice au Pays des Merveilles.

Venant d’aujourd’hui, Jake Epping se convainct que l’histoire des Etats-Unis et du monde aurait évolué plus favorablement si Oswald n’avait pas assassiné Kennedy cinquante ans plus tôt. Et il tente donc d’empêcher cela en plongeant dans l’Amérique de l’époque. Suspense garanti, personnages très réussis, réminiscences d’une Amérique plutôt sympathique,  avec ses voitures, sa musique, ses valeurs d’alors. Un récit solide, mais comme souvent  chez King, un peu tiré en longueur.

Reste LA question, celle qui ressurgit toujours et encore jusqu’à ce 50e anniversaire de la tragédie de Dallas : Lee Oswald (un vrai raté, comme le constate Epping en l’espionnant bien en amont de l’histoire) était-il ce jour-là le seul tireur à avoir mis Kennedy en joue ?

Stephen King, qui a rencontré des témoins de l’époque et lu pratiquement tous les rapports publiés depuis, y compris ceux au sujet des théories conspirationnistes, se dit convaincu  que oui. A 98 ou 99 %.

Les personnes qui lisent l’anglais trouveront ce livre également en version originale, au prix d’environ 5 Euros en version numérique. Les francophones le paieront presque aussi cher qu’en papier, Albin Michel « l’offrant » au prix éhonté de 20 Euros en numérique.

 

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L’hilarante hypocrisie de Jonathan Franzen

 

David Gaughran est un auteur irlandais basé à Londres. Il a publié jusqu’ici deux nouvelles, un roman  et deux guides très bien faits sur l’autopublication: Passons au numérique et Let’s get visibleIl signe aussi régulièrement, sur son blog, des articles pénétrants et acidulés sur le monde de l’édition en général, et sur la guégerre qui oppose les tenants de l’édition traditionnelle et de l’autoédition. Récemment, il a commenté une contribution de l’écrivain américain Jonathan Franzen dans le Guardian, intitulée Ce qui cloche dans le monde moderne. « Un acte monumental d’autoparodie », dit-il. Je précise que j’ai lu les deux premiers romans de Franzen, Les Corrections et Freedom, deux livres  magnifiques, et que je tiens cet auteur pour un grand écrivain. Traduction (partielle) de cet article.

Dans son article du Guardian, Jonathan Franzen part en guerre contre les ebooks, l’autopublication et la lecture digitale. Pour résumer Gaughran, sa posture est celle d’un mandarin des lettres, bien installé dans le monde de l’édition traditionnelle, gâté par les critiques, mais qui tremble un peu face à un univers éditorial qui change à grande vitesse. Pour lui, les ebooks ne sont pas de vrais livres, les auteurs autopubliés ne comptent pas, et on peut supposer qu’il estime qu’aucun auteur autopublié n’écrit de littérature sérieuse. « Bien qu’il affirme croire en l’égalité », commente Gaughran, « c’est vraiment un élitiste de la pire espèce. »

 

Une des nombreuses choses que Franzen déplore au sujet des changements de paradigme en cours dans le monde de l’édition est la disparition en cours des « critiques littéraires responsables ». « Bien sûr », note David Gaughran, « responsable » signifie ici un critique traditionnel parlant d’un livre publié de manière traditionnelle et qui limite son intérêt aux écrivains mâles de fiction littéraire sérieuse, produite par un petit cercle d’éditeurs approuvés. (…) Franzen est également préoccupé par la santé des librairies et les menaces qui pèsent sur les  « Big Six », les grands éditeurs new yorkais.

« Ce qui est en train de remplacer tout cela cause beaucoup de douleur à Franzen. Un système qui permet à chacun de publier. Des détaillants qui offrent tous les livres, ceux de l’édition traditionnelle comme ceux issus de l’autopublication. Et un monde dans lequel les lecteurs peuvent donner leur avis sur les livres qu’ils aiment. En d’autres termes, la démocratisation de toute une chaîne. Ceci, pour Franzen, c’est l’apocalypse. »

Répondant à un passage nostalgique de Franzen dans son article du Guardian au sujet des années 50, période supposée être l’âge d’or de l’édition et de la critique, quand « de vénérables éditeurs investissaient sur le long terme dans de jeunes auteurs », David Gaughran rappelle qu’un écrivain du nom de Lawrence Block avait vendu sa première nouvelle en 1957 pour 100 $ – environ  830 $ d’aujourd’hui. Et il poursuit : « J’ai vendu ma première nouvelle en 2009, pour le même montant. 100 $ (de 2009). Et j’en étais heureux. Si Franzen a raison sur un sujet quelconque, c’est que toute une série de changements intervenus depuis les années 50 se sont faits au détriment des auteurs : la popularité en chute libre des magazines publiant des nouvelles, la réduction des articles consacrés aux livres dans les journaux, et les continuelles fusions-aquisitions entre maisons d’édition, jusqu’à ce qu’on en arrive (aux Etats-Unis en tout cas) à la situation actuelle : cinq entreprises mastodontes qui luttent pour essayer de voir au-delà des chiffres de leur dernier trimestre. »

Pour Gaughran, ce que Franzen diagnostique comme une poursuite de ces tendances (en raison de l’accès généralisé à Internet, de la transition vers les achats en ligne, de la montée en puissance des ebooks) est en fait la solution qui répond aux problèmes qu’il déplore. « Le réflex néo-luddite de Franzen signifie qu’il voit ‘’Internet accélérer la paupérisation des écrivains ‘’ quand, de mon côté, je vois plus d’écrivains que jamais gagner leur vie en vendant des livres grâce à Internet. »

Le diable, pour Franzen, c’est bien sûr Amazon : « Jeff Bezos d’Amazon n’est peut-être pas l’antéchrist, mais il apparaît sûrement comme un des quatre cavaliers de l’Apocalypse. Amazon veut un monde dans lequel les livres sont soit autopubliés soit publiés par Amazon lui-même, avec des lecteurs qui dépendent des commentaires postés par d’autres lecteurs sur Amazon pour choisir leurs livres, et avec des auteurs qui doivent prendre en charge leur propre promotion. »

 « C’est dans des moments comme ceux-là », écrit David Gaughran, « quand Franzen porte son regard sur une cible particulière, que sa larmoyante hypocrisie devient la plus visible. Quelle que puisse être votre opinion sur Bezos et Amazon, n’est-ce pas pour le moins hypocrite de les railler quand vous êtes publié par Harper Collins,  propriété de Rupert Murdoch ? »

« Harper Collins publie un certain nombre d’excellents auteurs, mais il publie aussi One Direction (un groupe musical anglo-irlandais qui s’est illustré dans une émission de téléralité et qui « écrit »), David Beckham et Justin Bieber. Harper Collins a aussi quelques collaborateurs de valeur, mais il emploie également des cadres qui avaient pensé que ce serait une bonne idée d’agir en collusion avec d’autres éditeurs pour fixer le prix des ebooks, et d’acquérir  une maison d’édition à compte d’auteur. »

« Franzen », poursuit Gaughran, « a peur d’un avenir où les lecteurs décideraient exclusivement de leurs achats de livres en se basant, dit-il, sur des commentaires facilement gagnés sur Amazon, mais il n’a aucun problème avec la longue pratique des éditeurs qui paient pour placer leurs livres sur les premières gondoles des librairies, sur les listes de best sellers, ainsi que dans les clubs de lectures parrainés par des célébrités. »

 

 

 

 

 

 

 

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Hop Droopy ! (Et que l’Etat paie l’ardoise !)

Selon une récente édition du quotidien 24 Heures, Droopy, un chien croisé labrador-berger allemand détenu depuis le 10 mai 2012 à la SPA, devrait pouvoir rentrer bientôt chez ses maîtres en attendant une décision judiciaire définitive à ce sujet.

J’avais sympathisé  avec Droopy et ses propriétaires depuis le début de cette lamentable affaire. Droopy avait mordu la main d’un gamin qui l’avait taquiné à travers le grillage de son jardin. Une réaction tout à fait normale de la part d’un canidé. Blessure apparemment sans gravité, mais qui avait conduit à une visite chez le médecin. J’imagine que celui-ci avait signalé le cas au vétérinaire cantonal, et une absurde machinerie politico-administrative s’était mise en route.

Absurde parce qu’il s’agissait d’un incident mineur, dont la responsabilité incombait à l’enfant. Ses parents, des amis des propriétaires de Droopy, l’avaient d’ailleurs reconnu. Mais non. Survenu dans le sillage d’autres affaires ayant impliqué des chiens dangereux qui avaient infligé des blessures plus sérieuses à des personnes, Droopy avait été pratiquement condamné. « Irrémédiablement dangereux », avait décrété le vétérinaire cantonal, qui avait préconisé l’euthanasie. Quelle légèreté ! Quel abus !

J’avais sympathisé avec Droopy et ses maîtres parce que j’ai eu moi aussi un Droopy, un flatcoated retriever merveilleux. Il est décédé en février 2011, et sa mort – son absence surtout – m’avait flanqué le blues pendant quelques mois. Au point que j’avais décidé d’écrire un petit livre sur les chiens: sur lui, sur Kidou, la petite femelle (flatcoated elle aussi) qui l’a remplacé, les chiens et nous, la place qu’ils tiennent dans notre vie.florianrochat_unprintempssanschien_eBook_final

J’ai surtout sympathisé avec le Droopy séquestré parce que le mien, en 2007, avait commis un acte qui m’avait mis en face de la machinerie dénoncée plus haut. Un proche qui le connaissait bien avait joué avec lui, qui tenait un bout de branche dans sa gueule. A un moment donné, dans l’excitation du jeu, Droopy avait déplacé sa prise de deux centimètres, et une de ses canines avait entamé la main de son partenaire de jeu entre le pouce et l’index. Rien de grave, mais le soir venu, voyant sa peau bleutée et craignant le risque d’une infection, cette personne avait fait un saut dans une permanence pour soumettre son cas à un médecin. Qui s’était révélé enquêteur: quel type de chien, à qui appartient-il ? Des renseignements fournis sans méfiance aucune par le « patient », et transmises derechef, à son insu, au vétérinaire cantonal.

J’ai reçu quelques jours plus tard une lettre ce ce dernier se référant à l’incident et m’informant que mon chien allait être soumis à une évaluation, et que les mesures qui pourraient être prises, en cas de conclusions négatives, pourraient aller jusqu’à l’euthanasie. Sidérant par rapport aux faits !

A ma demande, la personne qui avait joué avec Droopy était intervenue auprès du vétérinaire pour lui expliquer en détail les circonstances de cet incident, et préciser qu’elle était seule responsable de ce qui s’était passé avec ce chien qui n’avait jamais mordu  personne auparavant. Réponse de l’officialité: « Au vu des éléments recueillis, nous renonçons pour le moment  à procéder à une évaluation de votre canidé. Nous vous demandons par contre de prendre toutes les mesures nécessaires pour éviter un nouvel incident impliquant votre animal, auquel cas d’autres mesures devraient être prises. » Copie de cette lettre à la municipalité de mon village.

Bref,  mon Droopy l’avait échappé belle. Mais le Droopy de Corcelles-près-Payerne n’a pas eu cette chance. Il aura passé 16 mois dans un refuge de la SPA, ses maîtres auront vécu 16 mois d’angoisse à l’idée de voir leur chien victime d’une grande injustice.

Le comportement de Droopy a été évalué par un expert indépendant, qui a déclaré que la décision de séquestre définitif et d’euthanasie n’a pas lieu d’être. Ce chien aurait pu devenir dangereux ou dépressif – ou les deux – durant sa longue détention. Il n’en est rien, dit l’article de 24 Heures. Au contraire, il a fait la fête à tout le monde lors d’une visite-test dans la maison de sa famille. Il  est joueur. Il accepte même la muselière, qui est le plus souvent ressentie comme une contrainte majeure par les chiens. Brave Droopy !

Droopy doit pouvoir rentrer rapidement et définitivement chez lui. Cette affaire n’a que trop duré. Que d’acharnement, de longueurs de procédures, de déclarations sécuritaires au sujet d’une pécadille ! C’est révoltant quant on pense au laxisme de la justice dans des situations autrement plus graves: les dealers qui ne passent que quelques heures au poste avant de reprendre leur dangereux business, les chauffards qui s’en tirent avec le sursis après avoir provoqué de graves accident, on pourrait allonger la liste.

Hop Droopy ! Que ta vraie vie de chien reprenne, pour ton bonheur et celui de tes maîtres.

Et que l’Etat prenne en charge la facture de ses décisions abusives: 480 jours de pension à la SPA à 20 fr. par jour, ça fait 9600 balles.

 

 

 

 

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« Because we are » – un grand roman sur Haïti

Lorsqu’une mère et son bébé sont assassinés dans un faubourg de Cité Soleil, un des pires bidonvilles d’Haïti, deux détectives inattendus émergent: Libète, une gamine de dix ans, orpheline, incroyablement déterminée, et Jak, son copain, encore plus misérable qu’elle, mais brillant.

 

Bien qu’ayant été confrontée à la jungle des rues où les gangs, la police et les forces de l’ONU ont longuement combattu pour tenter d’en gagner le contrôle, Libète est révoltée au-delà de tout par ce double meurtre. Alors que les deux victimes sont vites oubliées par une communauté dont le principal souci  est de survivre au quotidien, Libète décide de rechercher la vérité en dépit de mille dangers et plonge la tête la première dans une intrigue dont les acteurs et les éléments menacent non seulement sa vie, mais tout ce qui compte pour elle.

Je savais que l’on découvrirait, dans la liste en croissance exponentielle des ouvrages autopubliés, de bons livres, de très bons livres, de grands livres. Because we are (que l’on peut traduire littéralement par: Parce que nous sommes, sous entendu nous existons, donc nous avons des droits) est un grand livre. Le premier roman d’un jeune juriste américain, Ted Oswald, qui a travaillé en Egypte pour une ONG s’occupant de réfugiés soudanais, puis pour une autre active à Haïti, durant quatre mois. Il vit et travaille aujourd’hui dans les quartiers nord de Philadelphie, en tant qu’avocat de communautés défavorisées.

Ted Oswald a écrit ce livre parce que ce dont il a été témoin à Haïti l’exigeait. « Durant mon séjour là-bas, le pays a été dévasté par un énorme ouragan, il a vu le retour d’un dictateur brutal, de violentes manifestations ont accompagné les élections. Il a connu encore une épidémie de choléra qui a tué des milliers de personnes. Tout ceci quelques mois à peine après le tremblement de terre de Janvier 2010 et son inimaginable coût humain. Je voulais raconter une histoire basée sur toutes ces plaies qui vous brisent le coeur. » 

Livre-témoignage social, donc. Mais aussi livre sur l’amitié, la lutte pour la justice face à l’impunité, le sacrifice pour la communauté, la responsabilité personnelle, la foi et le doute à la lumière de la tragédie. Avec, en toile de fond, une pauvreté insondable.

Dans cette aventure, Ted Oswald avance avec passion, porté par un souffle puissant, la main dans  la main avec sa petite héroïne, Libète. Ah, cette formidable gamine ! A la fois la Cosette des Misérables dans son statut d’esclave, Mère Courage dans son combat pour les victimes et les plus miséreux qu’elle, et pourquoi pas une Jeanne d’Arc d’Haïti dans sa lutte pour la justice et un avenir meilleur. Libète et son copain Jak m’ont touché au fond du coeur. Mon coeur s’est révolté en suivant leur combat acharné pour la vérité et la justice dans un pays qui ne semble jamais pouvoir s’en sortir. L’espoir, pourtant, n’est pas mort en Haïti. C’est le message que ces deux gamins font passer dans ce livre.

Soucieux de témoigner de la réalité d’un pays oublié du reste du monde, Ted Oswald a voulu que Because we are soit un « non profit book », un livre sans but lucratif. Toutes les redevances touchées par l’auteur vont à une poignée de petites organisations humanitaires oeuvrant à Haïti.

On aimerait bien qu’un éditeur français découvre, traduise et publie ce roman qui aurait largement sa place dans l’aire francophone.

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Tiens, un chèque d’Amazon !

Surprise dans le courrier de ce matin. Un décompte d’Amazon EU Sarl, 5, rue Plaetis, L-2338 Luxembourg, la société européenne de la firme américaine de Jeff Bezos, qui chapeaute la boutique de commerce en ligne amazon.fr

Ce décompte est celui des ventes de mon roman, La légende de Little Eagle, depuis son autopublication en novembre 2011. Couv LE FR Dates d’achat, numéros de facture, numéros de références, montants à payer: précis, transparent, sinon rapide. Mais concernant ce dernier point, je ne peux m’en prendre qu’à moi-même. Je ne suis pas James Patterson, ni Dan Brown. Pas un best seller… Comme 99 % des écrivains, ne ne compte pas sur mes droits d’auteur pour vivre, et je n’ai jamais pris la peine de faire les démarches nécessaires pour être payé (chaque mois, tous les trois mois ?) par Amazon.

Il faut dire qu’une exigence m’a fait renvoyer maintes fois la résolution de cette formalité: une démarche auprès de l’IRS (les impôts américains) pour éviter que 30 % de mes royalties soient saisies à la source, tant qu’il n’a pas été établi que mon pays (la Suisse) dispose d’un traité de double imposition avec les Etats-Unis (c’est le cas), grâce auquel j’échapperais à la pénalité évoquée plus haut.

Cette démarche est d’une complexité administrative décourageante. Dans ma négligence – ou mon insouciance – je croyais que cela concernait toutes les boutiques d’Amazon où mon livre est en vente, mais il me semble aujourd’hui que ce n’est que pour amazon.com – les Etats-Unis et le reste du monde.

Bon, il va quand même falloir que je m’y mette un jour. D’ici là, j’ai un chèque pour un montant à trois chiffres à encaisser, auprès d’une banque européenne établie en France, et il faudra que le fasse lors de mes prochaines vacances dans ce pays, bientôt. L’encaissement de chèques étrangers est en effet « taxé » de manière éhontée en Suisse.

Je m’étais toujours étonné qu’Amazon, pionnier du commerce en ligne et de l’édition numérique, ait simplement pu imaginer de payer ses auteurs par chèque. Quel archaïsme ! Le monde à l’envers ! Pourquoi diable n’utilisent-ils pas Paypal, comme le fait Smashwords, une autre plateforme américaine d’autopublication ? avais-je demandé à un connaisseur. Réponse: parce que Paypal (qui vous crédite votre carte bancaire via email, tout simplement) appartient à eBay, un concurrent d’Amazon dans le commerce électronique.

Pour rendre justice à Amazon, ils sont passé voici quelques mois aux virements bancaires électroniques à travers l’Europe. Là aussi, il y a un formulaire  à remplir, mais simple: nom, adresses du bénéficiaire et de sa banque, numéro du compte, devise dans laquelle on souhaite être payé. (Non, je ne l’ai pas encore rempli non plus, mais je vais le faire illico presto.)

Avec cette mise à jour, Amazon a comblé un vide qui faisait tache dans son système par ailleurs impeccable, qu’il s’agisse de son site de librairie en ligne, facile à naviguer, de son Kindle Store, qui vous permet de télécharger gratuitement un large échantillon d’un livre avant de décider éventuellement de l’acheter, ou de ses plateformes d’autoédition, Kindle Direct Publishing pour le numérique, CreateSpace pour les livres imprimés à la demande, qui sont des outils extraordinaires pour les écrivains. Sans oublier non plus tout ce qu’Amazon fait ou peut faire pour les auteurs: possibilités de commentaires de la part des lecteurs, classements, promotions, recommandations.

Critiqué pour certaines de ses pratiques commerciales, haï d’une majorité de libraires, Amazon est malgré tout un puissant innovateur qui secoue la très conservatrice industrie du livre et l’oblige peu à peu à se réinventer. Et sa plateforme d’autopublication numérique est incontournable pour les auteurs autopubliés. Presque tous les écrivains anglo-saxons qui s’y sont lancés y réalisent au moins 90 % de leurs ventes. 98 %, au pif, pour moi, avec mon bouquin qui est aussi présent sur d’autres plateformes via Smashwords, qui joue là un rôle de distributeur.

Avec Amazon et le tableau de contrôle grâce auquel chaque auteur peut prendre connaissance de ses ventes pratiquement en temps réel, avec son système de relevé de ventes et de paiement, on est vraiment à l’opposé des décomptes annuels des éditeurs traditionnels, des décomptes souvent obscurs qui suscitent l’incompréhension ou la colère dans les sondages réalisés auprès des auteurs concernés sur cette question.

Bougez-vous, les gens de « l’ancienne édition » ! Keep going, Amazon !

 

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Comment devenir visible sur Amazon

Un million et demi de livres sur le Kindle Store d’Amazon… Et moi, et moi, et moi. Enfin, le mien…

Chaque auteur qui autopublie son premier livre l’apprend d’emblée: pour le vendre, il faut que des lecteurs potentiels le trouvent dans cet océan de titres. Donc qu’il soit visible. D’une manière ou d’une autre ou de différentes manières. L’auteur doit donc développer une stratégie à cet égard, et ça prend du temps. Il faut souvent plusieurs mois pour parvenir à comprendre et « sentir » l’environnement et les arcanes particuliers des librairies virtuelles, découvrir les moyens et les astuces permettant à un livre de faire un bout de chemin vers la visibilité, et de se vendre.

Les pionniers de l’autopublication ont fait ce chemin tout seuls, souvent en partageant leurs expériences et en les diffusant généreusement sur leurs blogs ou ailleurs, permettant ainsi aux nouveaux venus de gagner du temps, même si ce travail de « service avant vente » reste fondamentalement chronophage. Mais toute cette littérature sur la promotion est longtemps restée disparate, même si quelques auteurs américains, comme Joe A. Konrath ou John Locke ont tenté de regrouper dans des livres les conseils et techniques qu’ils avaient expérimentés avec succès en la matière.

David Gaughran, un auteur irlandais, apporte avec Devenons visibles une méthodologie détaillée de tout ce que l’on peut expérimenter pour faire avancer son livre dans les différents classements d’Amazon pour générer des ventes. Pourquoi Amazon ? Parce que c’est là que la plupart des auteurs indépendants réalisent plus de 90 % de leurs ventes. L’auteur évoque aussi des stratégies possibles sur Barnes & Noble, Apple et Kobo, où les choses sont toutefois plus compliquées parce que ces librairies virtuelles sont bien moins enclines à servir leurs auteurs qu’Amazon.

Avec précision et rigueur, dans une rédaction très claire, Gaughran nous dit d’emblée que la seule chose qui influence le niveau des ventes, ou les différents classements d’Amazon, ce sont… les ventes. Les commentaires, les « likes », téléchargements gratuits, articles de blogs peuvent avoir accessoirement des effets positifs périphériques, mais n’influencent pas, selon lui, le classement de votre livres dans les ventes d’Amazon.

Let’s get visible décortique la manière dont fonctionnent les nombreux (et changeants) algorithmes de la machine (ou de la cuisine) Amazon, ainsi que son système de recommandations, et comment ils influencent les classements dans les différentes catégories et sous-catégories de la boutique. Gaughran nous dit pourquoi la gratuité (via le KDP Select) peut être, suivant les circonstances ou la manière d’y recourir, une bonne ou une mauvaise idée, évoque les avantages d’une action à prix réduit, présente différentes stratégies de lancement, explore les possibilités offertes par le recourt (délicat) aux annonces publicitaires, et disserte sur le thème (parfois controversé) de l’exclusivité exigée par Amazon pour certains de ses programmes, notamment le KDP Select.

Mais au départ, choisir la bonne catégorie – et la bonne sous-catégorie – pour votre livre est crucial, souligne Gaughran. En jouant là-dessus, on peut trouver le moyen de multiplier les possibilités de visibilité, avec peut-être la chance d’apparaître dans une liste Top 100 quelconque, qui à son tour générera des ventes supplémentaires. Le choix des mots-clés – c’est-à-dire se mettre dans les chaussures de vos lecteurs potentiels – est également très important, bien sûr. Et ça demande parfois de l’imagination.

Aussi clairs et convaincants que soient les conseils et les astuces de David Gaughran, on ne peut s’empêcher de se (re)dire, en parvenant à la fin de son livre, que la promotion est un travail de romain. Mais vu le niveau de la concurrence sur les librairies virtuelles, nous n’avons pas le choix.

Ce qui peut aider: avoir plusieurs livres. Il est prouvé que chaque nouveau titre permet de relancer l’intérêt des lecteurs (et les ventes) des précédents. Donc: Keep writing ! conseille Gaughran. Et rendez-vous au sommet des charts ! Yessss David !

Devenons visibles n’existe pour le moment qu’en anglais. David ayant fait traduire en  français sont précédent ouvrage sur le numérique, je lui ai demandé s’il comptait le faire aussi pour Let’s get visible. Il m’a répondu qu’il aimerait bien en proposer des versions en français, en allemand et en espagnol, mais que ce genre de chose prenait du temps, et qu’il ne peut donc rien promettre pour le moment.

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Joe A.Konrath: « L’autopublication n’est pas le petit bassin de la piscine… »

… où les enfants apprennent à nager. »

 

Joe A. Konrath est un écrivain américain qui vit dans la région de Chicago. Il écrit des polars dont l’héroïne est l’inspecteur Jacqueline Daniels, surnommée « Jack Daniels » par ses collègues. J’en ai lu deux, et sans les mettre à la hauteur de ceux d’Elmore Leonard et de Michael Connelly, mes deux auteurs favoris dans ce genre, je les ai trouvés très bons et bien ficelés. Bien meilleurs que ceux de Pat Robertson, un mégaseller. Pas de doute, Konrath est un pro du genre.

tracywrites.books.com

 

 

 

 

 

 

J’avais découvert Konrath il y a environ deux ans, par le biais d’un article de son blog consacré à l’autopublication et à l’édition numérique, auxquelles il a d’ailleurs consacré un ouvrage, ainsi qu’un autre livre sous la forme d’un dialogue savoureux et passionnant avec son confrère et ami Barry Eisler. D’une manière générale, Konrath est un de ceux qui ont écrit de la manière la plus extensive sur la révolution numérique du livre et ses implications pour les auteurs, les éditeurs traditionnels et les lecteurs. Il a convaincu de nombreux écrivains – confirmés ou nouveaux – à se lancer dans cette voie, dont moi-même.

Le dernier article de son blog (23 décembre 2012), reprend les résolutions d’écrivain qu’il avait exprimées en fin d’année depuis 2006, et comprend bien sûr celles qu’il formule pour 2013. Et cet article est fascinant car il résume le chemin parcouru à la fois par le phénomène de l’autopublication et par cet homme qui voulait vraiment être un écrivain. Pas un écrivain un peu dilettante qui n’irait pas au-delà de deux ou trois titres en rêvant, bien sûr, de devenir un nouvel Hemingway et abandonnerait devant le peu de succès qui est le lot de l’immense majorité de la « profession ». Non, Konrath voulait devenir un écrivain professionnel, faire carrière, gagner sa vie avec son écriture. A l’américaine: écrire est pour lui un job, un business, ce qui suppose une attitude et un engagement particuliers.

Vous voulez être publié et rester publié ? Cela implique de faire de l’écriture une priorité. Cela suppose des sacrifices. Un sacrifice implique de choisir quelque chose à la place d’une autre. Si vous ne pouvez pas consacrer le temps, l’énergie et l’argent qu’il faut pour poursuivre cette carrière, faites quelque chose d’autre, écrivait-il en décembre 2008. Et encore: Personne ne va rien vous donner dans ce business. Vous devez être futé, vous devez être bon, travailler dur et avoir de la chance. La chance joue un rôle important. Et quand quelque chose va mal, cela devrait vous conduire à travailler davantage. Mais quand quelque chose de bien se produit, vous ne pouvez pas croire que c’est gagné, parce que ce n’est pas vrai. Vous n’avez pas forcément droit à cette carrière.

Voici quelques années, quand il a voulu se lancer comme écrivain, Joe A. Konrath avait dix romans sous le coude, tous rejetés par des éditeurs et des agents. Cinq cents refus au total. En 2009, lorsque Amazon a lancé sa liseuse Kindle et la plateforme électronique qui lui est associée, il a décidé de s’autopublier. Il a été un des pionniers en la matière, suivi depuis par des milliers d’auteurs aux Etats-Unis et à travers le monde. Et il a réussi. Le talent, le travail, la volonté. Et la chance, bien sûr. D’autres ont certainement autopublié d’aussi bons livres que les siens, mais n’ont connu qu’un succès modeste. Tout comme dans l’édition traditionnelle.

Il y a tout juste une année, écrivait-il fin 2010,  j’ai gagné en décembre 1650 $ sur le Kindle Store, et j’ai été étonné de pouvoir payer les intérêts de mon hypothèque avec ces ventes de livres. Ce mois-ci, je gagnerai plus de 22 000 $. Ceci n’est moins rien que révolutionnaire. En ce moment, j’ai sept romans autopubliés, chacun générant plus de 24 000 $ par année. En six ans, au rythme actuel, je gagnerai plus d’un million de dollars avec ces livres. Mais je ne m’attends pas à ce que mes ventes en restent à ce niveau. Je m’attends à ce qu’elles augmentent. Le marché des ebooks n’est pas encore saturé. Mais il va l’être un jour. Et il faut être prêt à cela. Ce qui signifie…

D’abord, ce n’est pas parce que chacun peut s’autopublier que chacun devrait le faire. L’autopublication n’est pas le petit bassin de la piscine où les jeunes enfants apprennent à nager. Vous devez déjà être un excellent nageur avant d’y plonger. Et il ajoute: si la chance joue un grand rôle dans le succès, l’autre élément de l’équation est le professionnalisme. Faites faire des couvertures percutantes par des professionnels. Révisez, révisez, révisez. Faites éditer, améliorer vos textes. Soyez prolifiques. Utilisez toutes les plateformes disponibles pour vendre vos livres: Amazon, mais aussi Sony, Apple, Smashwords, Kobo, etc. Et surtout, être professionnel implique que vous ne serviez pas de la m….. au public.

Mais l’autopublication représente une chance pour vous d’apprendre ce qui se vend. Pour la première fois, l’écrivain peut mener ses propres expériences en la matière. En tentant différentes choses, en apprenant de ses erreurs, en improvisant, nous avons plus que jamais le pouvoir de trouver des lecteurs. Beaucoup de gens savent combien d’argent je gagne, mais combien savent que:

J’ai changé ou modifié mes couvertures 45 fois.

J’ai reformaté chacun de mes livres cinq fois.

J’ai modifié leur présentation plus de 80 fois.

J’ai changé le prix de chaque livre deux ou trois fois.

A l’inverse de l’édition traditionnelle, où les livres publiés sont statiques, l’autopublication est dynamique. Si quelque chose ne marche pas aussi bien que vous le souhaitez, vous pouvez le changer. Le travail ne se termine pas quand vous publiez votre ebook sur le Kindle Store. Ce travail n’est jamais terminé.

Apôtre de l’autopublication, Konrath n’est pourtant pas sectaire: Je ne suis pas en train de dire que vous devriez renoncer à l’édition traditionnelle. Je suis en train de dire qu’il n’y a AUCUN inconvénient à s’autopublier. Au pire, vous gagnerez quelques dollars. Au mieux, vous ferez fortune, et tous les agents et éditeurs se battront pour vous avoir.

Mais Konrath sait bien que rien n’est jamais gagné à l’avance, que l’échec peut survenir. Ses conseils: n’ayez pas peur de l’avenir. La peur conduit au doute, et à partir de là, on prend le mauvais chemin. Ne soyez pas jaloux des succès des autres, ne vous réjouissez pas de leurs échecs. Et souvenez-vous de cela: vous ne trouvez pas le succès.Le succès vous trouve. (…) Les ebooks sont éternels, et les étagères virtuelles pour les accueillir infinies. Une fois que vous aurez publié, vous vendrez toujours.

A l’aube de cette année 2013, Konrath, qui a 10 000 abonnés sur Twitter et dont le blog reçoit des milliers de visites chaque semaine, règle son compte à l’idée que le succès, dans l’autopublication, passe forcément par les réseaux sociaux, qu’il dit ne plus utiliser. Croyez-moi, c’est une libération que de s’épargner les opinions des autres. Nous devons tous nous concentrer sur l’écriture de nos livres, parce que des millions de lecteurs, autour de nous, n’en ont rien à fiche de nos blogs.(…) C’est très facile de devenir obsédé dans ce business. Mais je n’ai jamais vu la moindre preuve que l’obsession puisse aider des carrières. Ce que j’ai vu, maintes fois, ce sont des gens qui trouvent le succès en écrivant de bons livres. (…) C’est la seule chose à faire, et la seule que vous puissiez contrôler.

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Les auteurs autopubliés doivent-ils donner leurs ebooks ?

 

A la veille des fêtes de fin d’année, qui marquent une pointe dans les achats en ligne, la question est d’actualité pour de nombreux auteurs autopubliés en numérique.

Pourquoi une grande partie de ces auteurs offrent-ils leurs livres gratuitement ? Pour se faire connaître, et mieux vendre leurs livres par la suite. Un exemple avec le britannique Tony James Slater, qui se félicite de l’avoir fait. De nombreux auteurs américains ont également expérimenté, avec succès semble-t-il, cette forme de promotion.

Celle-ci a cependant à mes yeux quelque chose de dérangeant. Cette stratégie est rendue possible par le fait que l’on peut produire un ebook, un livre numérique, sans frais aucuns. Ou pour très peu d’argent: 100 € dans mon cas, pour l’achat d’une photo destinée à la couverture de La légende de Little Eagle. (En amont, tout de même, j’avais dépensé une somme qui n’était pas dérisoire pour acheter des ouvrages à des fins de documentation et en me payant un voyage dans le Montana pour y effectuer une recherche.) Et un ebook, autopublié sur les plateformes d’Amazon et de Smashwords, qui le distribue à de nombreuses librairies en ligne (Apple, Kobo, FNAC, Diesel, Barnes & Noble et des dizaines d’autres moins connues), devient théoriquement disponible dans le monde entier. Parmi plus d’un million de titres, ce qui soulève la question de la visibilité, à laquelle le principe de la gratuité pourrait théoriquement répondre – en partie du moins .

Mais donner des ebooks parce qu’ils ne coûtent rien à produire est-il éthique, loyal, ou simplement sensé ? D’abord, ils coûtent toujours beaucoup de travail. Un an, deux ans parfois pour un roman. Proposer gratuitement (même pour une période limitée) un tel ouvrage pose la question du respect de l’auteur pour son travail. C’est encourager le culte ou le mythe de la gratuité qui prévalent largement sur Internet. Or, rien n’est gratuit. Un écrivain peut produire, écrire un livre tout en sachant qu’il risque bien de ne pas gagner grand-chose, mais il assume ce risque et rêve d’un succès raisonnable. On doit payer pour lire son livre, quel qu ‘en soit le support.

Il est vrai que les auteurs autopubliés sont contraints de trouver des stratégies d’autopromotion pour tenter d’émerger dans cet océan de titres. Et comme ils sont stigmatisés (et souvent méprisés) par l’ensemble des milieux éditoriaux et médiatiques, recourir à l’artifice promotionnel de la gratuité ne saurait donc être considéré comme déloyal par rapport aux pratiques commerciales des éditeurs traditionnels, qui ne peuvent évidemment pas se le permettre en raison des coûts inhérents à leur industrie.

Pour moi, la question est: vaudrait-il vraiment la peine de donner mon livre ? J’ai lu récemment le témoignage d’une auteure irlandaise, très amère sur son expérience en la matière. Elle a « donné » (offert gratuitement) 12 000 copies numériques de son livre sur Amazon  – une opération qui s’est espacée sur une année, impliquant une promo importante sur les forums et réseaux sociaux  – et en a vendu 1000 à un prix très bas quand elle a annulé cette gratuité. Elle a fini par dé-publier son livre. Une consoeur française en a « donné » 1000 pour en vendre 12. Autre bémol: pour rendre un livre gratuit sur Amazon (qui offre cette possibilité cinq jours par trimestre), les auteurs doivent accorder l’exclusivité de leur titre à cette plateforme, donc les délister des autres librairies numériques où ils les auraient fournis. Très gênant par principe.

Ces exemples décevants ne sont pourtant pas la règle. Le numérique a permis à des centaines de nouveaux auteurs américains d’émerger et de gagner leur vie, voire dans certains cas de faire fortune. Et ils sont un millier à vendre plus de 1000 exemplaires par mois sur le Kindle Store d’Amazon. Je suis sûr que la plupart d’entre eux ont joué de la possibilité de la gratuité pour se faire connaître et trouver des lecteurs.

En ce qui me concerne, j’ai également joué une fois cette carte de la gratuité, pendant une semaine sur le site de Smashwords. Une petite centaine d’exemplaires ont été téléchargés, mais je n’ai pas, par la suite, constaté une hausse significative de mes ventes.

Il n’y a en fait pas de règle en la matière. Mais il semble établi que pour trouver un certain succès dans la jungle numérique, il faut avoir plusieurs livres, plusieurs titres. A partir du deuxième ou du troisième, il devient possible de faire découvrir le dernier en promouvant un précédant à bas prix, ou en le rendant gratuit. Ou de faire découvrir cette aubaine en parvenant à faire parler du dernier. A ce jeu-là, il est vrai que les écrivains donnant dans la catégorie « littérature » ou fiction de qualité ont beaucoup plus de peine à percer que ceux qui se spécialisent dans les catégories (dans le monde anglo-saxon tout au moins) les plus populaires: romance, mystery, fantasy, erotica, paranormal, etc., qui sont les genres qui ont le plus de succès, ainsi que les histoires en série.

Cinq dollars. C’est ce que Lindsay Buroker estime être le juste prix pour un roman « full length » (à partir de 250 -300 pages). « Cela vous donne des royalties bien plus élevées (70%) que ce que reçoivent les auteurs qui sont publiés par des éditeurs traditionnels, cela offre aux lecteurs une bonne affaire par comparaison aux livres publiés en numérique par ces éditeurs, et c’est considéré comme un bon prix par ceux qui ont le sentiment que les ebooks devraient coûter moins que les livres imprimés [puisqu’ils sont dématérialisés]. Enfin, ce prix vous démarque des légions d’auteurs qui vendent leurs livres entre 0,99 et 2,99$, souvent en croyant qu’ils ne parviendront pas à trouver des lecteurs avec un prix plus élevé parce qu’ils ne sont pas connus. De nombreux lecteurs opèrent une approche prudente ou méfiante des livres autopubliés, donc cela ne peut être que positif si vous ne donnez pas de signes évidents que votre livre n’a pas fait l’objet [fût-ce par vous-même] d’une décision de prix « à la baisse » [pouvant jeter un doute sur sa qualité.]

Quand j’ai publié La légende de Little Eagle, j’avais fixé son prix à un peu plus de 3 € dans sa version numérique (7.60 € pour la version imprimée), ce qui me faisait gagner, par ebook, autant que sur une version « éditeur traditionnel » qui serait vendue autour de 20 € et sur laquelle je toucherais 8 % hors taxes. C’est, à mon avis, sur cette base-là qu’un auteur doit établir le prix de son livre. Quelques mois plus tard, j’ai baissé le prix de la version numérique à 1,75 € pour tenter de « booster » ses ventes. Je n’ai constaté aucun changement significatif à cet égard, ce qui me porte à croire que 3 € (le prix d’un café) est non seulement raisonnable en termes de revenus d’auteur, mais également en ce qui concerne l’acceptation de ce prix par les lecteurs. C’est, pour moi, le « juste prix ».

L’an prochain, j’autopublierai un nouveau livre. Peut-être abaisserai-je le prix du précédent à quelque chose comme 0,99 € pendant quelques semaines, pour en faire profiter les lecteurs qui achèteront le nouveau. Puis je remonterai ce prix à 3 €.

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Les auteurs autopubliés ne tuent pas le livre. Ils le sauvent !

L’autopublication, caractérisée entre autre par le bas prix des livres offerts par leurs auteurs sur différentes plateformes, risque-t-elle de tuer l’édition traditionnelle ?

Avec l’explosion du nombre de titres offerts par cette filière, la question fait débat des deux côtés de l’Atlantique. Les éditeurs traditionnels, notamment, accusent les auteurs indépendants, les « Indies », d’encourager une course aux bas prix (quand ce n’est pas à la gratuité), et de dévaluer ainsi les livres imprimés, avec le risque de tuer l’industrie du livre. En fait, nous assistons là à un chamboulement potentiel dans l’édition traditionnelle avec l’arrivée d’un nouveau modèle économique d’édition qui atteint déjà une taille importante aux Etats-Unis et qui rend obsolète et trop onéreux le modèle traditionnel de production et de distribution des livres imprimés tels que nous l’avons connu jusqu’ici.

 L’écrivain irlandais David Gaughran a accueilli récemment sur son site un « guest blog » d’un « Indie », l’auteur américain Edward W.Robertson, un article démontrant, en dénonçant l’évolution historique du prix des livres, que si les ebooks des auteurs indépendants peuvent être perçus comme une concurrence dangereuse par les maisons d’édition « classiques », ces ebooks ne peuvent que redonner vie au livre et à la lecture, puisque leurs prix sont ceux que les gens payaient pour des livres de poches il y a une cinquantaine d’années. « Si les Indies ont tué quelque chose, c’est l’idée que les livres doivent coûter aussi cher qu’ils le sont », dit-il. Son analyse porte sur le marché américain, mais s’attache à décrire des développements qui se sont également produits sur d’autres aires territoriales du monde de l’édition. J’ai demandé à Ed Robertson l’autorisation de traduire son texte en français, et il a accepté cette requête de bon cœur.

 

Je suis un auteur autopublié. Un « Indie ». Appelez-moi comme vous voulez. J’ai lu beaucoup d’articles sur la manière dont les écrivains autopubliés seraient en train de tuer l’industrie du livre traditionnel. Je l’ai entendu venant de grandes maisons d’édition. Du président de la Guilde des auteurs américains. D’auteurs publiés de manière traditionnelle, d’agents littéraires, et même d’autres auteurs autopubliés. Si je le voulais, je parie que je pourrais trouver un article de ce genre chaque jour.

Mais je n’en ai pas envie, car je ne le crois plus.

Les auteurs autopubliés n’ont pas le pouvoir de tuer l’industrie du livre. Je ne pense pas que quiconque puisse le faire. Mais nous avons le pouvoir de la transformer. Nous l’avons déjà fait – et d’une manière paradoxale, ce changement n’en est pas un. Au lieu de tuer les livres, ce changement a contribué à les ressusciter en les rendant économiquement plus accessibles.

Nous  ne sommes pas les premiers à être accusés de vouloir tuer cette industrie. En 1939, ce procès avait été fait à Robert de Graff. Vers la fin de la Grande Dépression, quand les livres reliés se vendaient entre 2.50 $ et 3 $, il avait « inventé » le livre de poche, que l’on pouvait acquérir pour 0,25 $.

Pour remettre ces prix en dollars de 2012, les ouvrages reliés coûtaient en gros entre 40 et 50 $. Les livres de poche, premiers du genre sur le marché américain, coûtaient à l’époque l’équivalent de 4.16 $ d’aujourd’hui. Donc un livre qui coûtait naguère le prix d’une cafetière est de nos jours aussi bon marché qu’une tasse de café. Et un livre relié qui coûtait autant qu’un plein d’essence vaut aujourd’hui moins qu’un gallon (3,8 litres).

Un peu plus de cinq ans après son lancement aux Etats-Unis, le livre de poche avait connu là-bas des ventes dépassant les 100 millions d’exemplaires.

Mais cela n’avait pas suscité un enthousiasme délirant  dans cette industrie naissante du poche. Un éditeur de chez Penguin était tellement atterré par l’aspect criard des couvertures de ses livres qu’il finit par vendre sa collection. D’autres exprimèrent ouvertement leurs craintes au sujet de la fin des livres reliés. Quant à l’idée de publier directement des livres en poche, même le vice-président de Pocket Books, Freeman Lewis, déclara : « Les auteurs confirmés ne sont pas intéressés par des publications originales à 25 cents. »

Mais ils l’étaient  pourtant, ces auteurs ! Particulièrement les écrivains spécialisés dans certains genres littéraires, qui se moquaient bien du fait que le format poche manquait d’allure. Parce qu’il se vendait. Les lecteurs achetaient leurs livres par millions. Et quand on a dit que ce format pouvait se prêter au piratage et susciter des copies illégales, des auteurs comme William S. Burroughs et Philip K. Dick ont « décollé » grâce à des poches aux prix imbattables (notamment chez Ace Doubles, qui offrait deux romans en un livre pour le prix de 0.35 $). L’histoire de cette époque est fascinante, comme le récapitule cet article, mais ce qui m’intéresse le plus est ce prix initial de 0.25 $ et comment il a évolué.

Entre 1939 et 1961, beaucoup de poches se vendaient entre 0,25 à 0,35 $. En dollars de 2012, ces prix avaient commencé à 4.16 $ et avaient ensuite été réduits à 2.71 $.

De 1966 à 1968, les prix inférieurs sont remontés entre 0.60 et 0.75$. En 2012, cela équivaudrait à une fourchette comprise entre 3.99$ et 4.99 $.

Entre 1972 et 1975, les livres de poche « mass market » ont continué à grimper dans la zone 0.95 -1.25 $. Ce qui représente 5.26-6.92 en 2012.

 Vers le milieu des années 1980, ces livres ont atteint des prix compris entre 2.95 et 3.95 $. Soit entre 6.34 et 8.49 à la valeur du dollar aujourd’hui, et même au-delà de 9.50 $ dans certains cas.

En bref, et en valeur relative, les prix ont baissé entre 1939 et 1961. A partir de 1966, ils ont grimpé sérieusement, pour culminer vers 1982-1986 à 7.99 $ (ou davantage) si l’on tient compte de l’inflation. Le prix de la plupart des poches s’est maintenu à ces niveaux depuis. En moins de deux décennies, les livres de poche sont devenus 295 % plus cher que ce qu’ils valaient auparavant.

Parallèlement, les fusions de maisons d’édition, phénomène qui avait débuté en 1958, se sont accélérées dans les années 60, pour prendre la forme d’une « épidémie » dans les années 70. Dans les années 80, l’industrie américaine du livre avait atteint la situation dans laquelle elle se trouve aujourd’hui, où l’on voit qu’une poignée de sociétés concentrent la grande majorité des éditeurs.

Et comme les maisons d’édition sont devenues plus grandes et plus performantes, le prix de leurs produits les moins cher a triplé.

Une corrélation n’est pas un effet de causalité. J’ignore si la concentration de l’industrie du livre a eu un effet direct dans cette massive hausse des prix. Mais je ferais le pari que toutes ces fusions-acquisitions ont eu pour résultat un monopole de fait, un état de semi-collusion où les éditeurs ont augmenté les prix simplement parce qu’ils étaient en mesure de le faire. Je ne pense pas que ces hausses étaient normales ou inévitables.

En fin de compte, pourtant, peu importe pourquoi cela s’est produit.

Ce qui compte, c’est que les prix ont augmenté. Les gens ont dû payer davantage pour lire. Et plus ils lisaient, plus ils payaient. Or les livres ne sont pas des produits de première nécessité, comme la nourriture, l’essence ou l’électricité. Et quand les prix montent, les ventes baissent. Les lecteurs lisent moins, particulièrement en période de récession. Alors, le marché s’érode. Et devient vulnérable au changement.

Quelles qu’en soient les raisons, l’industrie du livre n’est pas parvenue à conserver les prix de ses livres les meilleur marché au niveau auquel elle les avait maintenus pendant des décennies. Et quand les livres numériques sont arrivés, au lieu de les vendre meilleur marché, l’industrie du livre les a vendus même plus cher que les anciens livres de poche: 9.99 $, 12.99 $, 14.99 $. Ils ne coûtent pas encore autant qu’un plein d’essence, mais prenez-en trois, et ça fait le compte.

Les grands éditeurs ont carrément maintenu ces prix des livres électroniques grâce à leur collusion. Alors qu’ils s’efforçaient de vendre ces ebooks à des prix supérieurs à ceux des poches artificiellement gonflés, des librairies en ligne telles qu’Amazon, iTune, Barnes & Noble and Kobo ont à leur tour menacé de tuer l’industrie du livre. Elles ont offert aux auteurs la possibilité de publier leurs livres eux-mêmes et de s’adresser directement à leurs lecteurs. (…)

 « Si les Indies ont tué quelque chose, c’est l’idée que les livres doivent coûter aussi cher qu’ils le sont »

Je ne sais pas ce qui s’est passé pour que le prix des livres augmente entre 1961 et maintenant. Peut-être les éditeurs sont-ils devenus cupides. Peut-être sont-ils devenus inefficaces mais n’ont pas eu à tenir compte de ce problème, parce qu’ils étaient seuls dans leur domaine et n’ont pas été, pendant longtemps, bousculés par une nouvelle concurrence. Si les gens voulaient lire de bons livres,  eh bien ils devaient les leur acheter. De plus en plus souvent sans l’alternative d’une édition poche bon marché.

Alors, quand l’occasion s’en est présentée avec l’émergence du numérique, les auteurs indépendants se sont engouffrés dans la faille. Si ces « Indies » ont tué quelque chose, c’est l’idée que les livres doivent coûter aussi cher qu’ils le sont. Beaucoup d’auteurs indépendants sont allés jusqu’à proposer leurs livres numériques à 0.99 $, voire à les donner avec des options de téléchargements gratuites. Confrontés à cette nouveauté, et contraints par leurs budgets réduits par la récession, les lecteurs se sont rués sur ces ouvrages à prix cassés, et c’est ce qui a conduit à un déluge d’arguments selon lesquels les auteurs autopubliés étaient allés trop loin, que ces prix cassés n’étaient pas soutenables, et que dans leurs course des prix vers le bas, ils allaient ruiner le marché du livre pour tous ses acteurs.

Un démontage sérieux de ces arguments et de ces peurs exigerait une réponse plus longue que celle-ci. Je dirais que les auteurs indépendants ont besoin de manger, eux aussi. La classe montante des auteurs autopubliés professionnels doit payer des graphistes pour ses couvertures, pour un travail d’édition, de correction et de promotion. Afin d’envisager l’écriture comme un métier, les auteurs indépendants doivent trouver les moyens nécessaires pour que celui-ci soit payé comme tel. En attendant, des plateformes comme Amazon empêchent les prix de toucher le plancher en offrant de meilleures redevances et davantage de visibilité aux auteurs offrant leurs ouvrages à des prix « décents » (2.99-9.99 $).

Les lecteurs, de leur côté, empêchent le prix des livres de toucher le niveau zéro en prouvant, par millions, qu’ils sont disposés à payer quelques dollars pour les ouvrages des « Indies » qu‘ils apprécient.

Etrangement, si vous regardez du côté des auteurs indépendants qui ont le plus de succès, les prix qu’ils imposent – 2.99 $, 3.99 $, 4.99 $ –  sont exactement ceux que les lecteurs payaient plus de cinquante ans auparavant. Les livres des « Indies » sont les nouveaux poches. Et certains d’entre eux sont très, très bons. Je pense que plusieurs livres qui seront demain considérés comme des classiques ont déjà été autopubliés. Désormais capables d’acheter et d’explorer ce qui leur est offert à des prix qu’on n’avait pas vus depuis un demi siècle, les lecteurs sont en train de nous offrir la possibilité de réelles carrières. En retour, nous sommes capables de leur offrir des livres encore meilleurs.

Demain, il y aura un nouvel article sur la manière dont les auteurs autopubliés tuent l’industrie du livre. Je ne le lirai pas. Je ne le crois pas.

Et je ne pense pas que nous ayons encore quelque chose à prouver.

Ed Robertson

Les livres d’Ed Robertson: Breakers et Melt Down

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Jérôme Ferrari millionnaire grâce au Goncourt – Les écrivains et l’argent

 

Bingo ! Jérôme Ferrari a décroché le Goncourt pour Le Sermon sur la chute de Rome. Je ne l’ai pas lu, et j’espérais que ce serait Joël Dicker qui décrocherait la timbale. Son roman, La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert, extraordinaire, touffu, riche et complexe par son contenu et sa structure, bourré de rebondissements, dense malgré ses 650 pages, se lit facilement, se dévore. Me reste à découvrir « le » Ferrari.

En France, le Goncourt est le prix qui stimule le plus les ventes des livres bénéficiant de son label, qui reste très prestigieux en dépit de la cuisine parfois peu ragoûtante dont son attribution fait l’objet entre jurés et éditeurs. Qu’importe : Jérôme Ferrari va devenir millionnaire, puisque son livre va vraisemblablement se vendre entre 300 et 500 000 exemplaires dans les pays francophones, et sera traduit dans une trentaine de langues.

Le thème des écrivains et l’argent n’est guère débattu. Et les écrivains à succès (les artistes en général), s’ils sont secrètement enviés par leurs pairs et dans le public, ne sont pas vilipendés dans le public ou les médias comme le sont les chefs d’entreprise, entrepreneurs ou financiers de haut vol. Est-ce parce que l’écriture est considérée comme une activité prestigieuse, noble ?

Ceci n’est pas incompatible avec le succès et les retombées matérielles qu’il implique. Reste que les grands succès de l’édition, les best sellers, sont des exceptions. Le dernier centimètre à la pointe de l’iceberg de la production éditoriale. Les ventes de livres sont le plus souvent modestes, voire misérables : en moyenne, un roman se vend à 1500 exemplaires sur le marché francophone. Voilà  qui explique pourquoi écrivain n’est pas une profession au sens habituel du terme. En France, moins d’une centaine d’auteurs vivent vraiment de leur plume, comme on dit.

Un grand succès de librairie, un best seller, peut s’expliquer par beaucoup de choses, à commencer par son thème, sa valeur littéraire, sa qualité, le côté séduisant de son histoire, des prix bien sûr, mais pas seulement. Le facteur chance est souvent déterminant, et par définition, il est imprévisible. Je ne me souvient plus qui a dit qu’il était statistiquement plus facile de devenir ministre ou médaillé olympique que best-seller. Difficilement vérifiable, mais je n’en serais pas trop surpris. Alors, qu’est-ce qui fait qu’un livre se vend au-delà de toute attente, jusqu’à conquérir des lecteurs dans le monde entier ? Personne ne le sait, à commencer par les éditeurs qui  espèrent un tel miracle pour telle ou telle de leurs publications.

Au-delà des auteurs best sellers, il y a encore les méga sellers. En 2011, l’auteur de polars américain Pat Robertson a décroché le pompon dans cette catégorie avec des gains de… 94 millions de dollars ! J’ai lu une fois un passage d’un livre de Robertson, dans un aéroport peut-être, et ce fut rapide : une page (90 % de dialogues) contient environ trente paragraphes, eux-mêmes composés d’une quinzaine de mots. Stylistiquement, c’est d’une pauvreté affligeante, mais toujours est-il que les thrillers de Robertson plaisent à une masse de gens. Ce qui prouve une autre chose : il n’y a pas de méritocratie dans les succès littéraires. De bons ou très bon livres se vendent bien ou mal, des mauvais aussi. Et dans cette liste de méga sellers ayant gagné des dizaines de millions l’an dernier, on trouve J.K. Rowling (Harry Potter), Stephen King, Ken Follett, John Grisham, tous auteurs talentueux – à défaut d’être nobélisables – de livres grand public et captivants dans  leurs genres.

Derrière ce club très restreint, il y a les cohortes d’écrivains qui rêvent bien sûr du succès de cette élite, mais se satisferaient de beaucoup moins. Juste de pouvoir gagner décemment leur vie, aspiration à vrai dire légitime quand on a passé un ou deux ans à travailler sur un roman. Peut-être ont-ils lu Profession : écrivain, de Jack London, dont le chapitre 5 est intitulé : Le côté matériel.

http://mabooklist.wordpress.com

 

Nous voulons de la bonne nourriture, et en très grande quantité (…) Nous voulons de jolies maisons avec des installations sanitaires et des toits bien étanches (…) Nous voulons de hauts plafonds, de larges fenêtres et énormément de soleil, de la place à l’extérieur pour faire pousser des fleurs et des plantes grimpantes (…) Et nous voulons toutes sortes de jolies choses à l’intérieur de nos maisons – livres, tableaux, pianos, et des divans et des coussins à n’en plus finir (…) Nous désirons nous marier et avoir une descendance qui nous procure des joies, et non des soucis (…) Nous voulons aussi pour nous des chevaux de selle, des bicyclettes et des automobiles (…) Lorsqu’on meurt de faim en Inde, lorsque la ville a besoin d’une bibliothèque, ou que le vieil homme à côté de nous perd son unique cheval et tombe malade, nous voulons mettre la main à la poche et offrir notre aide. Et pour faire tout cela, nous voulons de l’argent !

 Et pour gagner de l’argent en écrivant, il faut du talent, beaucoup de travail… et de la chance.

Reste cette vérité cruelle, énoncée récemment par David Gaughran, l’auteur irlandais de A Storm Hit Valparaiso : personne ne peut avoir la garantie, le privilège de pouvoir gagner sa vie avec ce qu’il aimerait faire par-dessus tout. Mais chacun peut essayer en suivant ses conseils : Passons au numérique (« comment » et « pourquoi » s’autopublier, puisque 98 % des manuscrits sont refusés par les éditeurs traditionnels).

Entre le rêve et la chance, plusieurs auteurs américains autopubliés ont vendu de cette manière plus d’un million d’exemplaires de leurs livres, et 185, à ce jour, en ont écoulé des dizaines ou centaines de milliers.

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*** Cet article peut être reproduit avec la mention: http://www.florianrochat.com

 

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« Tigre », de John Vaillant

Pourquoi Vladimir Markov, un habitant de l’extrême-orient russe de la région de Primorié, avait-il voulu tuer un tigre sibérien en 1997 ? Parce que dans cette contrée où la vie a toujours été difficile, elle était devenue encore plus dure suite au chaos économique, politique et juridique provoqué par la persestoïka. Et parce que la demande de la médecine chinoise traditionnelle avait poussé, pour les braconniers, le prix de cet animal magnifique, mythique, puissant, à hauteur de 50 000 $. C’était pour Markov, tombé dans la misère, une question de survie.

Mais voilà, Vladimir Markov n’a pas réussi à avoir son trophée du premier coup. Dans un premier temps, il l’a blessé d’une balle de fusil. Pas suffisamment pour handicaper gravement le tigre. Mais bien assez pour l’inciter à se venger. Une vengeance terrible. Avant de mourir, Markov se sentait maudit. Il savait qu’il était traqué par le seigneur de la taïga. Celui-ci l’a cherché, retrouvé, poursuivi, attendu, mangé, et détruit d’une manière telle qu’autour de la « scène du crime », la cabane du chasseur, il n’y avait pratiquement plus rien à ramasser pour mettre dans son cercueil.

Le titre de la version française de l’ouvrage racontant cette histoire, « Le Tigre – Une histoire de survie dans la taïga », ne retient pas la notion de vengeance, si centrale dans le récit, de sa version originale : « TheTiger : A True Story of Vengeance and Survival ». Mais qu’importe : c’est un livre extraordinaire.

 

En 2007, John Vaillant, journaliste et écrivain américain, est  parti enquêter sur place au sujet de ce fait divers, de ce drame aux ramifications multiples survenu dix ans plus tôt. Et le livre qu’il lui a consacré est véritablement ébouriffant.  Fil conducteur : la mort de Markov bien sûr, reconstituée d’une manière extrêmement détaillée grâce aux récits de nombreux témoins, à commencer par Iouri Trouch,  responsable d’une structure chargée de protéger le grand fauve. Captivant comme une  enquête policière. Et parallèlement, non moins fascinante, l’histoire de la vengeance du tigre. Ces éléments sont apportés par petites touches du début à la fin du livre, et sont entrecoupées d’escapades (toutes extrêmement relevantes pour son sujet) de l’auteur dans des domaines comme l’Histoire, la biologie, l’approche culturelle de la nature de diverses populations depuis l’aube de l’humanité. On apprend ainsi que l’homme est devenu carnivore avant de devenir chasseur, en prélevant de la viande sur les carcasses d’animaux tués par de grands prédateurs dans la savane africaine.

Contrairement à ses cousins de l’Inde ou d’autres régions chaudes d’Asie, le tigre de Sibérie (également nommé tigre de l’Amour, du nom du gigantesque fleuve qui parcourt son territoire) n’a jamais eu une réputation de mangeur d’hommes. Les peuples autochtones de la taïga le craignaient, le respectaient, le vénéraient, à l’image du vieux chasseur Dersou Ouzala, dont le destin inspira le récit de Vladimir Arseniev, puis le film de Kurosawa. Le tigre était considéré comme un seigneur. Ce n’est qu’à la fin du siècle dernier qu’il s’est mis – parfois – à prendre l’homme pour proie, parce qu’avec le braconnage, un pacte millénaire avait été rompu, des valeurs perdues. Et que le tigre, outre le fait d’avoir la mémoire longue, est capable de reconnaître ses ennemis.

Mais John Vaillant rappelle que « l’appétit du tigre pour nous apparaît bien faible par rapport à notre appétit pour lui. Les hommes ont chassé les  tigres de différentes manières pendant des millénaires » (plus de 1000 « cartons » pour certains maharadjahs et chasseurs occidentaux au tournant des 19e et 20e siècles), «mais, il n’y a pas très longtemps, il s’est produit un étrange événement dans notre relation vénérable avec ces animaux, qui n’est pas sans rappeler nos relations avec  d’autres espèces. Il y a là une ressemblance avec ce que les loups font quand ils s’introduisent dans un enclos d’agneaux : ils les tuent simplement parce qu’ils le peuvent et, dans le cas des humains, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucun bénéfice à attendre » (d’une ressource naturelle désormais exterminée).

« Dans le cas de la loutre de mer, ce moment s’est produit entre 1790 et 1830 ; pour le bison américain, entre 1850 et 1880 ; pour la morue de l’Atlantique nord, la surexploitation a duré des siècles, pour se terminer seulement en 1990. » Aujourd’hui, la population des tigres de Sibérie atteint environ 500 individus et sa survie reste un point d’interrogation. Les félins de l’Inde ne sont plus que 4000, et certains spécialistes estiment qu’ils pourraient s’éteindre d’ici quelques décennies sous la pression de la démographie, de la chasse et du braconnage.

« Le Tigre » m’a fasciné et passionné par sa rigueur, sa beauté, sa richesse, l’ampleur du travail de recherche de son auteur, restitué d’une manière formidable et captivante. Ce livre m’a touché aussi parce que je suis l’auteur de « Cougar Corridor », un roman sur les lions de montagne du Montana, dont l’habitat est menacé par les activités humaines… et qui sont aussi braconnés pour les vertus prêtées par certaines populations asiatiques à leurs organes. Dans la taïga, ce « Far East » russe gangrené par l’irrespect des lois et la corruption, la chasse est désormais ouverte à toutes sortes de ressources naturelles, souvent dans l’anarchie et la violence. Même dans ces régions ultimes et peu peuplées, la  nature est grignotée et agressée de toute parts. Le monde se rétrécit.

Le site du livre: http://www.thetigerbook.com/the-author/

Cougar Corridor

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A propos de « La légende de Little Eagle »

« Un roman d’une telle envergure… »

Papier de Daniel Ducharme dans Ecouter, lire, penser du 2 novembre 2012

Je viens d’achever la lecture de La Légende de Little Eagle, un roman à grand déploiement de Florian Rochat. Disponible sur Amazon à un prix dérisoire (moins de trois dollars canadiens sur le Kindle Store), ainsi que dans d’autres boutiques virtuelles telles que Kobobooks, iTunes, etc., ce roman est publié par l’auteur lui-même qui a décidé, pour des raisons qui le regardent, de ne pas passer par un éditeur. Autrement dit, il s’agit d’une auto-publication. Peut-être avez-vous des préjugés sur ce mode d’édition que permet, beaucoup plus facilement qu’avant, l’univers numérique. Si c’est le cas, ils vont tomber un à un en lisant ce roman que je considère d’emblée comme un grand roman, c’est-à-dire un roman dont l’auteur a le souffle nécessaire pour vous entraîner d’un village de Bourgogne au Montana en passant par Londres et la Corse et qui vous fera découvrir le modus operandi des pilotes de guerre au cours de la Deuxième guerre mondiale, les Blackfeet du Montana, des autochtones dont plusieurs, à l’instar du héros de ce récit, John Philipp Garreau, ont du sang canadien-français dans les veines ainsi que le lien avec l’écrivain Antoine de Saint-Exupéry, l’auteur du Petit Prince, qui joue un rôle non négligeable dans les méandres de ce récit grandiose.

Voici une version abrégée du quatrième de couverture: « Tout débute quand Hélène Marchal, journaliste dans la quarantaine, hérite d’une maison appartenant à ses parents à Verdeil, en Bougogne, dont elle n’avait pas mis les pieds depuis l’enfance. En prenant possession de la maison, sur un rayon de la bibliothèque de son père, elle découvre un bout de papier qui dépasse d’un ouvrage. C’est une copie carbone d’une lettre adressée en 1947 par son grand-père maternel aux parents du premier lieutenant John Philip Garreau, pilote de chasse dans l’armée américaine. Touché par un chasseur allemand, son appareil était devenu ingouvernable alors qu’il survolait Verdeil.  Et il aurait piqué droit sur la maison si John Philip Garreau avait choisi de sauver sa peau en sautant en parachute, au lieu de rester à bord et d’éviter l’obstacle de justesse. Mais il s’était sacrifié, et s’était écrasé dans un champ tout proche. Or, précise la lettre, le grand-père d’Hélène, sa grand-mère, et leurs deux enfants, dont sa mère alors âgée de quatre ans, se trouvaient sur les lieux. Hélène comprend qu’elle n’aurait pas pu voir le jour sans l’héroïsme de ce pilote. Et qu’elle a donc envers lui une dette considérable. Bouleversée, Hélène veut savoir qui était ce John Philip Garreau, un très jeune homme de dix-huit ans, venu se battre en Europe. Depuis Browning, petite ville du Montana, révèle l’adresse figurant sur la lettre. Un beau matin, elle a pris sa décision: elle va se rendre là-bas, non seulement pour tenter de trouver des informations à son sujet, mais également de raconter son histoire. Qui prendra parfois les contours d’une légende. »

La légende de Little Eagle est un roman d’enquête où les archives jouent un rôle fondamental. En effet, c’est à travers les documents qu’Hélène Marchal mettra à jour cette légende. J’ai du mal à comprendre pourquoi un roman d’une telle envergure n’ait pas trouvé un éditeur digne de ce nom. En tous les cas, Florian Rochat est bienvenue chez ÉLP éditeur s’il en a envie…

Florian Rochat, La légende de Little Eagle, 2011, disponible sur la boutique Kindle d’Amazon en cliquant sur ce lien.

L’Union de Reims

L’aérobibliothèque

Tribunes romandes

Le baiser de la mouche

La Bauge littéraire

La République des livres numériques

 

A propos de Cougar Corridor

Papier d’Eminian dans le Bouquinovore, 28.10.2013

Ancien journaliste, amoureux de la nature, Florian Rochat qui vit au pied des montagnes du Jura suisse est aussi un familier de l’Ouest américain, notamment du Montana. Après avoir publié deux livres chez des éditeurs traditionnels, il s’est engagé depuis 2011, dans la voie de l’auto-publication numérique. Il a eu la gentillesse de m’adresser son roman Cougar corridor.

Dans le Montana, un enfant tué par un couguar déclenche un mouvement de révolte parmi la population locale. Il y a ceux qui veulent éliminer tous les lions de montagne immédiatement pour qu’un tel accident de se reproduise plus, citoyens ordinaires ou promoteur immobilier sur un projet en cours. Et il y a ceux qui connaissant bien ces félins ont d’autres propositions à faire, comme Julie une écologiste d’origine française qui veut aménager des corridors naturels facilitant la circulation des couguars dans cette région en pleine mutation urbaine. Sans entrer dans les détails, l’intrigue est pimentée par l’enlèvement de Julie et une sombre histoire de vengeance liée à la guerre du Vietnam.

Florian Rochat se débrouille plutôt bien pour mêler intrigue policière et plaidoyer écologique pour la sauvegarde des couguars, dans un roman s’inscrivant très légitimement dans la tradition du Nature Writing cher à mon cœur. L’écrivain connaît bien le pays et son histoire, lardant son texte de détails instructifs sur l’immigration ou les mouvements et groupuscules politiques, des écologiques aux milices du Montana, ainsi que de références à des traditions indiennes. Quant aux couguars, ils n’ont aucuns secrets pour lui et il nous les transmet, pas toujours avec subtilité mais c’est toujours intéressant et instructif.

Le roman n’est donc pas exempt de quelques passages un peu maladroits ou naïfs, je pense aussi à la présentation des personnages au début du roman et aux rares scènes romantiques entre les deux héros Julie et Mike (encore que là, ce soit un travers commun à énormément de romanciers, comment parler d’amour simple, sans être nunuche ?), mais tout le reste tient assez bien la route. L’écrivain aime les couguars et sa plume, dans deux beaux discours des défenseurs des lions de montagne s’adressant à la population vociférant, dégage de l’émotion et touche le lecteur.

Un roman agréable à lire, d’autant que coïncidence, la problématique des loups revient dans l’actualité en France et s’apparente aux problèmes de fond soulevés dans ce livre. Mon avis n’a certes pas valeur de référence mais sachez que Jim Fergus en pense beaucoup de bien « Florian Rochat a écrit un roman d’une étonnante justesse sur l’Ouest américain d’aujourd’hui. Méticuleusement documentée et habitée par de vrais personnages de chair et de sang, Cougar corridor est une histoire poignante et magnifique sur le thème de l’affrontement entre l’espèce humaine et le monde animal sur une planète qui se rétrécit. Hautement recommandé. »

 

 

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Pensées émues pour ceux qui ne font pas la Rentrée littéraire

J’ai une pensée à la fois affectueuse et émue pour les  auteurs des 69 premiers romans de la Rentrée littéraire.  Ils et elles sont jeunes ou moins jeunes, et je les imagine exultants, triomphants. Ils ont réussi à trouver un éditeur. Un exploit ! Leurs livres  existent enfin aux yeux du public. Ils seront distribués dans les librairies (pas toutes, mais quand même). L’ego de ces écrivains les poussera bien sûr à aller les voir sur les rayons de ces temples de la lecture, après les y avoir cherchés un moment derrière et au-delà des piles dévolues aux best sellers et auteurs confirmés. Il n’y en aura que trois ou quatre exemplaires, mais enfin, quelle fierté ! Ces nouveaux venus peuvent légitimement afficher leur statut d’écrivain, empreint de prestige.

Tous et toutes, bien sûr, nourrissent le rêve de chaque auteur: que leur livre devienne un best seller ! Ils devraient tout de même savoir que le synonyme de best seller c’est: exception. Les ventes d’un roman, en France, atteignent en moyenne quelque chose comme 1500 exemplaires. Mais qu’importe. Leurs  ouvrages figurent sur les catalogues et les sites Internet de leurs éditeurs. Ceux-ci les ont envoyés en service de presse,  les plus chanceux récolteront quelques articles, peut-être seront-ils interviewés par une station de radio et « feront »-ils une émission de télé. Ces nouveaux écrivains iront peut-être aussi signer leur opus dans deux ou trois salons ou festivals, exercice de patience et d’humilité s’il en est de par la rareté des dédicaces à laquelle se retrouvent confrontés les novices. Cette expérience peut conduire à une grande frustration. Mais qu’importe: « être écrivain» dans le regard  des autres, c’est quelque chose qui donne souvent l’impression – ou l’illusion – d’être un peu à part.

Pour certains (pour beaucoup ?), après l’illusion viendra la désillusion. Le livre qui ne décolle pas, deux ou trois ou quatre cents exemplaires seulement écoulés (pour un tirage de deux ou trois mille), l’objet de tant de travail et d’espoir éjecté des rayons des librairies, qui doivent faire de la place pour de nouveaux arrivages, deux mois après y être apparu, trois au plus. La carrière de ce livre est terminée. C’est une des dures réalités du monde éditorial, de l’industrie du livre – car c’est une industrie. Pour leur survie, les éditeurs doivent vendre. Et bien souvent, lorsque les ventes d’un premier roman ne sont pas à la hauteur des attentes de l’éditeur (au moins 1000 exemplaires), eh bien ce premier roman risque bien d’être, pour son auteur, le dernier. Il sera lâché par sa maison, et vu la misère de ce premier score, il n’en retrouvera pas une autre.

Les premiers romans sont peu nombreux  dans la production éditoriale française. 69 en cette « Rentrée » contre 74 en 2011,  et ces chiffres sont en décrue depuis 2007. Bien sûr, d’autres premiers romans sortent en cours d’année, mais au compte-gouttes !  De nombreuses maisons d’édition (et parmi elles de grandes et prestigieuses) n’en sortent qu’un tous les deux ou trois ans. Donc les 69 lauréats de cette rentrée 2012 doivent prendre conscience de leur privilège lorsqu’ils savourent la réussite que représente la signature d’un contrat.

Mais mes pensées affectueuses et émues vont aussi à tous ceux et toutes celles qui ont échoué. Pendant un, deux, trois ans, ils ont envoyé leur manuscrit à des dizaines d’éditeurs, parfois cent ou deux cents, pour ne recevoir que des lettres de refus standardisées. « Nous vous remercions d’avoir fait confiance à Editeur pour votre ouvrage Mon Grand Roman, mais malgré ses qualités, il ne correspond pas à notre ligne éditoriale ni à ce que nous cherchons actuellement. En vous souhaitant bonne chance pour la suite de vos recherches, veuillez croire, etc… » Parfois, il n’y a tout simplement pas de réponse.

Cinquante mille par an. Oui, 50 000. C’est le chiffre qui circule depuis plusieurs années au sujet du nombre de manuscrits que reçoivent les éditeurs francophones. Mille par mois pour les plus importants. D’accord, beaucoup de ces livres doivent être mauvais, inintéressants, bâclés. Du travail d’amateurs. Tout le monde ne peut pas être écrivain. Mais je suis convaincu qu’il y a, dans ce cimetière des refusés, des centaines de bons,  des dizaines peut-être de très bons livres. L’histoire de l’édition recèle d’ailleurs maints exemples de chefs-d’œuvre ayant passé « tout droit » devant des comités de lecture, ou en amont même de ces comités de lecture. Marcel Proust, référence suprême de la littérature française, n’avait-il pas dû se résoudre à publier à compte d’auteur le premier volume de La Recherche du temps perdu ? Auparavant, plusieurs éditeurs avaient décidé que « ça ne se vendrait pas ».

Le fait est que les éditeurs ne peuvent pas publier au-delà d’un certain nombre de livres. Ils essaient –  au-delà de quelques valeurs sûres qui garantissent leur fond de caisse – de donner leur chance à ceux qu’ils trouvent bons, mais plus encore à ceux qu’ils pensent pouvoir vendre le mieux. Ces réalités signifient qu’un aspirant écrivain a en gros une chance sur mille de concrétiser son rêve, d’être « reconnu » par le système éditorial et d’ «exister » grâce à une publication.

Il y a pourtant une alternative, que chacun peut explorer. Tous les auteurs déçus du système (je parle des «vrais» auteurs, car comme le soulignait Le Nouvel Economiste dans un article sur le sujet, «l’autopublication restera un miroir aux alouettes pour les détenteurs de manuscrits impubliables») devraient aujourd’hui se tourner vers quelque chose qui reste stigmatisé et méprisé par les milieux éditoriaux et médiatiques: l’autopublication. Rien à voir, pourtant, avec la publication à compte d’auteur, où ce dernier paie un pseudo éditeur pour faire imprimer un certain nombre de livres, et se retrouve dans l’obligation de se débrouiller tout seul pour tenter de les écouler et de rentrer dans ses frais. Dans la plupart des cas, il donnera ses exemplaires aux membres de sa famille et à ses amis. A ses yeux, il n’en sera pas moins « écrivain », mais son statut sera plus pâle.

L’autopublication, via différentes plateformes électroniques, est gratuite, rapide, souple. Elle n’exige qu’un fichier numérique (le manuscrit composé sur ordinateur), une couverture que l’auteur peut créer lui-même ou avec l’aide d’un ami graphiste, ainsi que le recours à une procédure de téléchargement sur des sites ad hoc, comme Amazon ou Smashwords, mais il y en a de plus en plus, y compris en France.

Pour celles et ceux qui ne sont pas trop à l’aise dans le domaine de l’informatique et trouveraient compliquées les arcanes de l’autopublication, il existe de nombreuses officines qui se chargent – moyennant paiement – du formatage, de la couverture,  de la correction.  On trouve aussi des éditeurs indépendants offrant un service éditorial utile pour beaucoup, indispensable pour d’autres. Dans tous les cas de figure, les auteurs recourant à l’autopublication doivent accepter le fait de devenir des artisans, voire de petits entrepreneurs. Ils vont devoir défricher, explorer, découvrir, apprivoiser des territoires nouveaux. Ardu mais aussi passionnant.

Leur marché principal est celui des amateurs de lecture équipés de tablettes et de lecteurs numériques, mais Amazon offre également la possibilité (processus gratuit là aussi) de produire une version papier en impression sur demande, un « vrai livre » de très bonne qualité. J’ai activé les deux options pour mon roman La légende de Little Eagle, ce qui offre une alternative à une majorité de clients potentiels qui n’ont pas encore découvert les avantages de la lecture numérique. Les deux versions sont disponibles sur les boutiques d’Amazon, alors que Smashwords distribue la version numérique à diverses librairies en ligne, comme on peut le voir ici.

« Le problème, c’est que l’autopublication, ça ne marche pas, côté ventes ! », ricanent les technosceptiques et les défenseurs à tout crin de l’édition traditionnelle. Bon: ils ont en partie raison. J’ai entendu parler de deux ou trois succès en France, des ventes d’ebooks à quelques (???) milliers d’exemplaires, mais c’est un phénomène très limité. Je n’ai jamais vu de chiffres détaillés et concluants relatifs à un large échantillon de titres, qui donnerait une idée de l’évolution de ce marché. Jusqu’à, voici quelques jours, cet appel à la transparence lancé par François Bon, pionnier du numérique en France.

Le marché du livre numérique est encore balbutiant en France (environ 2 % du chiffre d’affaires du secteur du livre) et en Europe. Moins en Grande-Bretagne, où Amazon a annoncé cet été qu’il vendait désormais davantage de livres numériques que de livres papier, quatorze mois après que le même phénomène ait été constaté aux Etats-Unis.

Les auteurs  francophones qui se lancent dans l’autopublication font donc en quelque sorte un pari sur l’avenir. Car la révolution numérique aura lieu. Elle a déjà eu lieu aux Etats-Unis, où les ventes d’ebooks (en chiffre d’affaires et plus encore en nombre d’exemplaires) ont dépassé pour la première fois, au premier trimestre, les ventes de livres imprimés. L’écart entre « l’ancien monde » de l’édition et le nouveau ne peut que se creuser en faveur du second. Outre-Atlantique, un ménage sur trois disposerait d’une tablette ou d’un lecteur électronique (ereader), ce qui fait quelques dizaines de millions de lecteurs « numériques » potentiels, et explique que de nombreux « Indies », auteurs indépendants autopubliés, aient trouvé là-bas une possibilité de croire au succès, et souvent même de gagner de l’argent avec le numérique, depuis quelques mois seulement. (Les noms précédés d’un * sont des auteurs ayant publié précédemment chez un éditeur traditionnel et qui se sont lancés dans l’autopublication.)

Une bonne douzaine d’auteurs américains ont déjà vendu plus d’un million de ebooks, des centaines d’autres ont connu des succès plus ou moins grands, mais de vrais succès à l’aune de l’édition. Ce qui fait dire à Joe A. Konrath, un des pionniers du numérique aux Etats-Unis dont je recommande vivement le blog, que « jamais autant d’auteurs n’ont gagné [là-bas] autant d’argent » – même si c’est collectivement.

Je pense que l’on verra les choses bouger sérieusement de ce côté-là en France d’ici deux ou trois ans. Les bibliothèques, d’ailleurs, commencent à faire des prêts de livres numériques. Je connais quelques auteurs francophones autopubliés que je considère comme sérieux et qui me parlent de  leurs chiffres de ventes, qui sont des multiples plus ou moins importants de cent, donc autant que pas mal de bouquins qui ne provoquent pas d’émeutes dans les librairies.

Les ventes de ma Légende de Little Eagle, paru en novembre de l’année dernière, figurent également dans une catégorie à trois chiffres… plutôt basse. Ça reste insatisfaisant à mes yeux, mais contrairement à un livre traditionnel qui n’aurait fait qu’un faible score à ses débuts et qui va très vite mourir commercialement, un ebook est « éternel ». Et disponible dans le monde entier. Autre avantage pour l’auteur: il conserve tous les droits de son œuvre et est rémunéré (dans une fourchette de prix de 2,99 à 9,99 $) à hauteur de 65 % (Apple), 70 % (Amazon) et même 85 % sur les ventes directes de Smashwords, qui, il est vrai, n’est pas une boutique en ligne très fréquentée par le public francophone. Mais pour les auteurs anglo-saxons… On est loin des contrats léonins et des aumônes de 8 à 10 % des éditeurs traditionnels. Raison pour laquelle la plupart des ebooks d’auteurs indépendants sont très bon marché. En vendant son livre 3 €, l’écrivain peut gagner autant que sur un livre imprimé à 20 €.

Encore faut-il découvrir votre livre, me direz-vous. Oui. Et c’est là (le travail de marketing de l’auteur (« Horreur ! », entends-je crier les mandarins de l’ancien monde de l’édition, qui croient encore qu’ils peuvent attendre sur leur piédestal, sans se bouger, leur décompte de ventes qui viendra un an plus tard… si tout va bien)… c’est là que réside la plus grande difficulté pour ceux qui choisissent l’autopublication. Je ne vais pas développer ce chapitre ici, sinon pour dire qu’il n’y a pas de formule magique, que l’expérience américaine démontre que de nombreux livres numériques ne décollent qu’une année après leur publication, que des phénomènes de bouche-à-oreille peuvent naître et se développer sur la toile aussi bien (et parfois dans une bien plus grande ampleur) que dans le système éditorial traditionnel. Comme tout le monde ici, j’expérimente, je cherche, j’essaie des trucs.

Autre constat fait outre-Atlantique, là où la révolution numérique du livre a commencé: pour que ça aie une chance de marcher, il faut avoir plusieurs livres sur les librairies en ligne. Chaque nouveau titre a souvent un effet d’entraînement, ou de relance, sur ventes des précédents, l’auteur pouvant abaisser ou augmenter les prix à sa guise en un clic depuis son tableau de contrôle.

Mais il y aura toujours ces « livres qui ne marchent pas ». Hommage aux « Indies » américains qui sont assez décomplexés pour l’avouer, publier le début de leur opus, et décider si la bonne âme de service qui leur fait des remarques ou suggestions a raison ou non. De toute façon, les ventes d’une grande majorité des livres ont toujours été, sont toujours et resteront toujours modestes, pour ne pas dire misérables. Statistiquement – comme disait je ne sais plus qui –  il est plus facile de devenir ministre ou médaillé olympique que best seller.

Ce qui n’est pas une raison – si on a envie d’écrire, si on a du plaisir à le faire, si on croit à la valeur d’un thème, si on est capable d’imaginer une bonne histoire, si on aime l’idée de pouvoir la partager avec des lecteurs – de baisser les bras devant la dure réalité. Puisque les auteurs ne dépendent désormais plus du bon vouloir des éditeurs.

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Milan Kundera refuse que ses livres soient numérisés. Il a tort

« Il me semble que le temps qui, impitoyablement, poursuit sa marche, commence à mettre les livres en danger. C’est à cause de cette angoisse que, depuis plusieurs années déjà, j’ajoute à tous mes contrats, partout, une clause stipulant que mes romans ne peuvent être publiés que sous la forme traditionnelle du livre. Pour qu’on les lise uniquement sur papier, non sur un écran. »

Voilà ce qu’a déclaré le mois dernier le grand romancier tchèque Milan Kundera à l’occasion de la remise du prix de la Bibliothèque nationale de France pour l’ensemble de son œuvre.

Et l’auteur de L’Insoutenable légèreté de l’être  d’ajouter : « Voici une image qui, de nos jours, est tout à fait banale: des gens marchent dans la rue, ils ne voient plus leur vis à vis, ils ne voient même plus les maisons autour d’eux, des fils leur pendent de l’oreille, ils gesticulent, ils crient, ils ne regardent personne et personne ne les regarde. Et je me demande : liront-ils encore des livres ? C’est possible, mais pour combien de temps encore ? Je n’en sais rien. Nous n’avons pas la capacité de connaître l’avenir. Sur l’avenir, on se trompe toujours, je le sais. Mais cela ne me débarrasse pas de l’angoisse, l’angoisse pour le livre tel que je le connais depuis mon enfance. Je veux que mes romans lui restent fidèles. Fidèles à la bibliothèque. »

prague-life.com

J’aime, j’admire et je respecte Milan Kundera, dont j’ai lu tous les livres. Je partage son point de vue sur l’autisme auquel peut conduire l’usage des baladeurs comme un accessoire vestimentaire offrant un refuge dans une bulle, ou l’aliénation à laquelle peut conduire le téléphone portable.  Refuser la modernité, la révolution numérique qui va profondément modifier toute l’industrie du livre, c’est bien sûr son droit le plus strict. Mais Milan Kundera a tort.

Il a tort en tant que personne, mais surtout en tant qu’auteur. Car à part son très éventuel succès, qu’est-ce qui compte le plus pour un auteur, sinon la perennité,  la disponibilité de ses livres, et  ses lecteurs ? Et l’accès de ses lecteurs à ses livres ? (D’ailleurs, plusieurs de ses ouvrages ont été déjà piratés et offerts – illégalement – sur certains sites):

Tiré de ActuaLitté

C’est ce que je me suis dit hier en apprenant qu’Amazon vend désormais 114 ebooks (livres numériques) pour 100 livres imprimés en Grande-Bretagne, deux ans après avoir lancé sur ce marché son lecteur numérique Kindle. Une confirmation de la révolution numérique évoquée plus haut, qui fait suite à celle, ce printemps, de l’Association américaine des éditeurs : outre-Atlantique, les ventes d’ebooks dépassent désormais les ventes «papier». En termes de chiffre d’affaires, mais plus encore en nombre, les ebooks étant sensiblement meilleur marché. Vu le degré d’adoption du numérique (musique, films en DVD ou en streaming, photographie, téléphonie mobile) des autres pays européens, il n’y a aucune raison pour que le livre ne s’immatérialise pas de plus en plus.

Homme discret, refusant notamment d’apparaître à la télévision, Milan Kundera ne voit pas ce qui est en train de se produire : l’émergence de la première génération de lecteurs qui liront autrement, qui achèteront avec grande facilité leurs livres (et souvent plus de livres que les lecteurs accrochés au papier) sur les les sites des librairies en ligne, dont le choix et la diversité dépasseront tout ce qu’on a connu jusqu’ici, qui emmèneront partout leur bibliothèque avec eux. Sur leurs tablettes, leurs lecteurs numériques, et même leurs smartphones.

Sarah Lee / Guardian

Ceux-là (à part quelques-uns) ne liront pas Milan Kundera sur papier, dernier support physique de l’écriture après la pierre et les parchemins. Mais ils liront, comme les générations précédentes. Le livre en tant qu’objet culturel et vecteur de création n’est pas en danger. Le livre imprimé ne mourra pas. Il subsistera encore longtemps, mais ressemblera de plus en plus à un marché de niche. De quoi sans doute nourrir « l’angoisse  » de Kundera.

Encore une fois, je respecte son choix, tout en le regrettant, pour lui et ses lecteurs. Le mot de la fin appartient à Pierre Assouline, qui écrit ceci dans son blog La république des livres:

« Il est l’archétype de ces personnes terrorisées par ce qu’elles sont impuissantes à maîtriser, voire même à simplement utiliser. Il s’est convaincu que ceci allait tuer cela et que le livre allait mourir. Il est la dernière personne à qui l’on pourrait faire comprendre que le livre et le texte ne font plus un mais deux. Ce n’est pas grave mais son discours vaut par son côté pathétique, dans l’acception la plus noble du terme, et crépusculaire.»

 

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14 juin 1940: Hitler à Paris – Le cri de Denis de Rougemont – Saint-Exupéry

À cette heure où Paris exsangue voile sa face d’un nuage et se tait, que son deuil soit le deuil du monde ! Nous entendons bien que nous sommes tous atteints.

Le 14 juin 1944, l’armée allemande entre dans Paris, qu’Hitler va bientôt visiter. Trois jours plus tard, l’écrivain suisse Denis de Rougemont (qui a publié l’année précédente un livre retentissant,  L’Amour et l’Occident), écrit dans la Gazette de Lausanne un texte grave, beau, désespéré, mais qui dit aussi qu’ « il est des victoires impossibles ». Cet article vaudra à ce co-fondateur de la Ligue du Gothard, mouvement de résistance aux fascismes européens, les foudres du gouvernement helvétique. Il sera condamné à quinze jours de prison pour insulte à chef d’Etat étranger.

En tant que journaliste, j’ai eu à deux reprises l’occasion d’interviewer Denis de Rougemont – un visionnaire dont on peut relire aujourd’hui avec profit les écrits sur l’Europe – notamment à l’occasion de la sortie de deux de ses livres: L’Avenir est notre affaire (1977) et Rapport au peuple européen sur l’état de l’union de l’Europe (1979).

Je savais alors qu’en août 1940, il avait été exilé par le Conseil fédéral à New York, pour y donner des conférences sur la Suisse. Il sera également rédacteur au service français de « la Voix de l’Amérique ». Mais j’ignorais un élément de cet épisode américain de sa vie que j’ai découvert voici deux ans seulement, quand je me suis lancé dans l’écriture de mon roman La légende de Little Eagle dont le héros, un très jeune pilote indien, lit ceux des livres de Saint-Ex qui ont été traduits en anglais: aux Etats-Unis, de Rougemont avait bien connu le pilote-écrivain durant son propre exil (de janvier 1940 à avril 1943) là-bas. Ils furent même voisins.

Après la guerre, de Rougemont a évoqué ses relations avec « Tonio » dans diverses publications (notamment Journal d’une époque) dont on retrouve des extraits dans le passionnant Ecrits de guerre, recueil de nombreuses notes, lettres et lectures portant sur Antoine de Saint-Exupéry. Denis de Rougemont livre plusieurs anecdotes attestant de la tyrannie implicite de Saint-Ex envers ses proches, qu’il n’hésite pas à réveiller à quatre heures du matin pour leur lire un passage de ses derniers écrits, pour jouer aux échecs ou pour lui faire des oeufs à la coque. Pendant toute une nuit, Tonio explique à de Rougemont que seuls deux systèmes économiques, le stalinisme et le féodalisme, sont viables – ce qui amènera son interlocuteur à parler d’ « euphorie intellectuelle » à propos de l’auteur de Vol de nuit.

Mais l’anecdote rapportée par de Rougemont que je préfère est celle-ci: Northport, Long Island, fin septembre 1942 (…) Maintenant, on ne saurait plus le faire sortir de Bevin House. Il s’est remis à écrire un conte pour enfants qu’il illustre lui-même à l’aquarelle. Géant chauve, aux yeux ronds d’oiseau des  hauts parages, aux doigts précis de mécanicien, il s’applique à manier de petits pinceaux puérils et tire la langue pour ne pas « dépasser ». Je pose pour le Petit Prince couché sur le ventre et relevant les jambes. Tonio rit comme un gosse: « Vous direz plus tard en montrant ce dessin: c’est moi ». (…) Tard dans la nuit, je me retire épuisé, mais il vient encore dans la chambre fumer des cigarettes et discuter avec une rigueur inflexible. Il me donne l’impression d’un cerveau qui ne peut plus s’arrêter de penser.

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Dans La légende de Little Eagle, je me permets une incursion de la réalité dans la fiction – ou le contraire. En juillet 1944, le premier lieutenant John Philippe Garreau, de l’USA Air Force, rencontre son héros, Antoine de Saint-Exupéry, sur la base de Borgo, en Corse. Ils se croisent à deux ou trois reprises, déjeunent ensemble, parlent d’aviation… et du Petit Prince. Et le 31 juillet 1944 (extraits)…

Quelques minutes après avoir posé leurs Mustang, les pilotes du 52e ressentirent une atmosphère bizarre sur la base, dont les installations leur parurent étrangement calmes et silencieuses. Une atmosphère de deuil. Bien vite, ils surent : Antoine de Saint- Exupéry était parti juste avant eux ce même matin. Mission l33 S 176, avec pour objectif de photographier un secteur à l’est de Lyon. En ce début d’après-midi, il aurait dû être de retour, mais n’était pas rentré et ne rentrerait pas. On avait calculé que son avion, depuis un bon moment déjà, n’avait plus d’essence. Dans les heures qui suivirent, pas de témoignages d’autres pilotes qui l’auraient aperçu, pas d’information sur son éventuel atterrissage sur une autre base, aucune mention de trace de son Lightning sur les radars. Certains spéculèrent sur la possibilité qu’il se soit posé en catastrophe quelque part suite à un ennui mécanique. Ou avait-t-il eu à nouveau un problème avec son inhalateur d’oxygène, problème plus ou moins récurrent sur les P-38, et s’était-il évanoui  à haute altitude ? Ou alors, il s’était fait avoir par un chasseur allemand. Gene Meredith hier. Saint-Ex aujourd’hui…
A l’heure du repas du soir, tous les pilotes et mécaniciens se réunirent en bout de piste et attendirent, attendirent le Lightning immatriculé 223. Les ombres s’allongèrent, la nuit tomba, l’espoir décrut, dans un silence désormais lourd de certitudes. « Vers dix heures du soir », raconta plus tard un de ces hommes, « nous nous sommes dirigés lentement vers le mess. Nous y avons trouvé sur la table le dîner devenu froid. Nous nous sommes assis et nous avons commencé à manger en silence. »
Ce qui précède est corroboré par Harold Holding, qui précise :

Johnny n’est pas venu manger et est resté seul sur le terrain. Je me suis relevé vers deux heures du matin pour aller le chercher. Il était livide et n’a pas prononcé un mot. Nous sommes tous affectés par le sort de Saint-Ex, mais lui plus que tout le monde. Je songe à ses questions à Tonio sur la mort du Petit Prince…

Le lendemain, une anecdote fit le tour de la base. En janvier, Antoine de Saint-Exupéry était invité dans une réception d’ambassade à Alger. Après le repas, comme souvent, il exécuta devant ses hôtes un de ses époustouflants tours de cartes, puis s’arrêta soudain et, la voix posée, il déclara : « Ce matin même, j’étais chez une voyante. Visiblement, elle n’a pas reconnu les insignes de mon uniforme et m’a pris pour un marin, car elle m’a annoncé ma mort prochaine dans les vagues de la mer. »
Dans l’assemblée, personne ne pipa mot. A Borgo, Johnny eut le sang glacé par cette histoire, en laquelle il crut trouver une confirmation de ses craintes. Tonio voulait être un pilote de la victoire, oui, mais il avait eu pour Harold et lui cette phrase à double sens au sujet de celle-ci, « J’espère que vous la verrez » pouvant laisser entendre que les deux jeunes pilotes risquaient d’être tués avant cela. Mais Johnny, vu la remarque qu’il avait adressée ensuite à Harold, avait été convaincu que Saint-Ex, par sa manière de la formuler, pressentait ainsi sa propre fin, quelle qu’elle fût. Un peu comme son si déconcertant Petit Prince. Et la phrase de Pilote de guerre qu’il s’était toujours efforcé d’évacuer, parce qu’elle le dérangeait tant, revint à Johnny avec la force d’une évidence : « La guerre, ce n’est pas l’acceptation du risque. (…) C’est, à certaines heures, pour le combattant, l’acceptation pure et simple de la mort. » Une mort subie. Ou une mort choisie.

 

 

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6 juin 1944 – Pourquoi les Indiens « traversèrent la mare »

A l’occasion de l’anniversaire du débarquement allié du 6 juin 1944 en Normandie, je voudrais rappeler une réalité très méconnue: les Indiens ont été, proportionnellement à leur population, les plus nombreux à s’engager comme volontaires pour s’en aller combattre dans toutes les guerres menées par les Etats-Unis à l’étranger (Europe, Pacifique, Corée, Vietnam), depuis 1917.

 

Aucun autre groupe ethnique ne s’est montré aussi patriote que les Améridiens, alors même que leur population avait été décimée par les Blancs au cours de quatre siècles de colonisation. Extraordinaire et bouleversant. Dans La légende de Little Eagle (dont le héros est un jeune pilote Blackfoot), je rappelle les raisons de leur engouement à « traverser la mare », comme ils disaient, pour participer à « la guerre de l’homme blanc ». Je laisse la parole à ma narratrice, Hélène Marchal.

En 1917, les Indiens étaient perçus par la majorité des Américains comme une minorité oubliée, des êtres affublés de stéréotypes remontant à l’époque de la conquête de l’Ouest, de la cavalerie et des guerres inter-tribales, telles qu’on les présentait à l’époque au cinéma. Une population, une ethnie en train de disparaître en raison de son niveau élevé de mortalité et de son continuel métissage.
Dans les réserves, le seul objectif était alors de survivre. Les Indiens de l’époque étaient désemparés. La culture de leurs ancêtres avait déjà en grande partie disparu, les perspectives économiques leur paraissaient quasi inexistantes, ils ne pouvaient pas croire à une amélioration de leur sort, à un avenir. Confrontés à la misère, à un chômage endémique, à l’ennui, l’entrée en guerre des Etats-Unis leur apparut comme une opportunité exceptionnelle : sortir des réserves pour vivre une aventure, voir du pays, connaître d’autres choses. Comme un moyen, aussi, de faire revivre en eux l’esprit guerrier de leurs ancêtres, jadis symbole d’honneur et de respect au sein des tribus, et de retrouver ainsi une dignité perdue. Alors, ils partirent pour l’Europe, ils « traversèrent la mare », comme ils dirent, curieux d’explorer des rives inconnues.
Selon les officiers américains de l’époque, ils se battirent souvent mieux, avec plus de fougue et de courage que les Blancs. En maintes occasions, ils éberluèrent et galvanisèrent ceux-ci en se lançant, avant de monter au combat, dans des danses de guerre qu’ils avaient encore vu leurs pères commémorer, avec peintures sur le visage et le corps, tambours, chants, parures diverses et tout le tralala. Et quand ils rentrèrent chez eux, comme Michael Weasel Tail Garreau, ils racontèrent bien sûr leurs exploits dans ce qu’ils avaient eu la certitude d’être « la plus grande de toutes les guerres », mais d’autres choses aussi. Conformément à leurs rêves, ils avaient découvert d’autres pays, des villes très anciennes et très belles, des monuments historiques inimaginables aux Etats-Unis, d’autres cultures et styles de vie.
Leur plus grande surprise, toutefois, avait été de se voir complètement intégrés au sein de leurs unités. « Les soldats blancs nous manifestaient du respect. Ils nous traitaient en égaux ». A Whitefish, Helen Wilson Garreau m’avait cité cette phrase de Michael Weasel Tail, que lui avait rapportée sa mère. Elle est forte, cette phrase ! D’une manière presque systématique, les Blancs appelaient les Indiens chief, référence explicite aux images d’Epinal véhiculées pendant des décennies par les romans populaires et les films hollywoodiens illustrant la conquête de l’Ouest. Mais les Natives comprirent qu’il n’y avait là ni dérision, ni allusion raciale. De nombreuses compagnies comptaient quelques Indiens, et il était somme toute commode de les désigner ainsi. De la part d’hommes portant le même uniforme, soumis à la même discipline, buvant avec eux pour la première fois dans les mêmes bars et confrontés aux mêmes dangers, c’était un terme qui se voulait amical et qui révélait une acceptation.
Personne, sur les réserves, n’oublia cela. Sur les sentiers de la guerre moderne, les chiefs avaient également appris à se débrouiller en anglais et acquis  un certain nombre de capacités techniques qui les aidèrent  à trouver un travail à leur retour au pays. Ils avaient aussi rencontré des membres d’autres tribus de différentes régions des Etats-Unis, réalisé qu’ils avaient des préoccupations communes, ce qui forgea par la suite une sorte de  « panindianisme  » parmi les vétérans, qui ne purent dès lors plus concevoir leur identité en termes seulement tribaux. Grâce à cette prise de conscience, une grande partie des luttes qui allaient être menées au cours de la seconde moitié du XXe siècle par les autochtones pour leurs droits le seraient au nom de la Nation indienne.

Tout cela représentait un changement considérable. Par la suite, la politique de Washington contribua à accentuer le nouvel état d’esprit amorcé au sein de la communauté indienne par la Première Guerre mondiale. A l’initiative d’un commissaire aux Affaires indiennes éclairé, John Collier, le Congrès passa en 1934 l’Indian Reorganization Act, qui redressa dans une mesure sensible le bilan calamiteux du Bureau des Affaires indiennes, sous la tutelle duquel les premiers Américains avaient vécu depuis près d’un siècle. L’IRA étendit les programmes d’éducation aux adultes qui n’avaient pas eu autrefois la possibilité d’aller à l’école, mit en place à une large échelle des services de santé, des cours d’anglais, de cuisine, d’hygiène, de couture, d’agriculture et de formation professionnelle en général.

Entre 1934 et 1941, quatre-vingt mille Indiens furent embauchés dans le cadre d’un programme fédéral, touchant souvent pour la première fois de leur vie un salaire. Ils construisirent des barrages, des ponts, des puits, des routes et des voies de chemin de fer. Lorsque la guerre arriva, beaucoup d’Indiens étaient en mesure de citer de notables améliorations en ce qui concernait leur niveau de vie et leurs perspectives d’avenir. Et quand elle se termina, leur revenu annuel – bien que ne représentant qu’une fraction de celui des Blancs – était trois fois plus élevé qu’en 1941.
L’Indian Reorganization Act, ce « New Deal indien », avait peut-être sauvé ses bénéficiaires d’une extinction programmée. Mais ce que je retiens surtout, c’est que les progrès accomplis en moins d’une décennie – même si beaucoup restait à faire – permirent aux indigènes de ressentir, pour la première fois, un sentiment d’inclusion dans la population générale du pays, et de découvrir un concept entièrement nouveau pour eux, celui d’une identité nationale. En témoigne le fait que les Indiens furent quarante-cinq mille à s’enrôler dans l’armée des Etats-Unis durant la Deuxième Guerre mondiale. Un tiers de tous les hommes valides âgés de 18 à 50 ans, jusqu’à soixante-dix pour cent dans certaines tribus, comme les Sioux et les Navajos. Plus d’un dixième de l’ensemble de la population indienne, une proportion bien plus élevée que dans toutes les autres communautés du pays. Une grande partie d’entre eux devancèrent la conscription et s’engagèrent comme volontaires, avec un enthousiasme sidérant.
Pour la Confédération des Iroquois, cela n’avait été qu’une formalité : indépendamment des Etats-Unis, ils avaient eux-mêmes déclaré la guerre à l’Allemagne en 1917, mais comme ils n’avaient pas été inclus dans le traité de paix qui avait suivi l’armistice de 1918, ils reprirent l’Histoire là où elle en était restée pour eux. Les Navajos emmenèrent leurs fusils avec eux pour aller signer leur engagement, pensant qu’ils partiraient dans la foulée à la bataille. Chez les Chippewas de la réserve de Grand Portage, dans le Minnesota, presque tous les hommes valides s’enrôlèrent. Un d’entre eux fut rejeté parce qu’il n’avait pas de dents. « Je ne veux pas mordre l’ennemi », lança-t-il, furieux, à l’officier chargé de dresser les listes. « Je veux lui tirer dessus. » Les Blackfeet aussi se rendirent en masse dans les bureaux de recrutement et se moquèrent du fait qu’une loi était nécessaire pour mobiliser les conscrits. « Depuis quand avons-nous besoin de paperasse pour prendre le sentier de la guerre ? » Les Papago de l’Arizona, qui étaient illettrés, mémorisèrent un certain nombre de mots et de phrases en anglais et apprirent à écrire leurs noms pour pouvoir s’engager.
Un humoriste célèbre de l’époque, Will Rogers, un Cherokee de l’Oklohama, avait eu un jour cette phrase pour résumer la longue histoire de trahisons et déceptions qui avait caractérisé les rapports entre Washington et le monde indien : « Les Etats-Unis n’ont jamais rompu un traité avec un gouvernement étranger, et n’en ont jamais respecté un avec les Indiens. » Et pourtant, ceux-ci oublièrent les humiliations, les ressentiments et l’amertume qu’ils avaient accumulés face à l’attitude des Blancs, ainsi que les suspicions qu’ils continuaient à nourrir à leur égard, pour faire preuve d’un patriotisme et d’une loyauté extraordinaires envers leur pays.
En quittant pour la première fois leurs réserves pour aller travailler dans des usines d’armement, en s’engageant dans la Croix Rouge et les services féminins de l’armée, plus de quarante mille hommes et femmes – en plus des soldats – se mélangèrent pour la première fois aux Blancs, les connurent, les comprirent mieux, se familiarisèrent avec leur culture, leur mode de vie et leurs valeurs, apprirent comment se comporter avec eux, et vice versa. Des ponts relièrent les deux communautés. Grâce aux nouvelles opportunités que leur apportait la guerre, ces hommes et ces femmes devinrent plus confiants en eux-mêmes et plus optimistes quant à l’avenir. Une proportion considérable d’Indiens américains devinrent des Américains indiens.
Au printemps 1942, les Japonais envahirent deux îlots dans l’archipel des Aléoutiennes, sur territoire américain, dans le Pacifique Nord. Les sous-marins allemands patrouillaient les eaux de l’Atlantique nord et coulaient les bateaux américains en route pour ravitailler la Grande-Bretagne. Le danger ou le fantasme de voir un jour les troupes hitlériennes débarquer sur les côtes du New Jersey et les Japonais sur celles de Californie gagna du terrain dans l’opinion publique. Les Indiens comprirent que la liberté, cette valeur depuis toujours suprême à leurs yeux, était en jeu, que la défense du pays, de leur pays, était nécessaire. Comme l’avaient été autrefois leurs luttes pour préserver, d’abord contre d’autres tribus, puis contre les colons, les terres sur lesquelles ils avaient vécu durant des milliers d’années. Ils devaient mettre leur passé tragique entre parenthèses et faire la guerre.
Dans leurs motivations à s’enrôler figurait aussi quelque chose qui peut nous sembler puéril : l’argent, la solde de l’armée. Cinquante dollars par mois. Plus dix pour le service à l’étranger. Plus dix autres pour ceux qui allaient au front. Les engagés – dont beaucoup n’avaient jamais gagné un cent – flairèrent la possibilité de rentrer avec un joli pécule.
Mais le plus émouvant était ceci : les Indiens avaient à ce moment-là réalisé ce qu’était la démocratie. Le droit de voter, de désigner librement des gens qui représentent les citoyens dans les organes politiques, des individus ou des associations qui proposent, élaborent et font voter des lois. C’était cela qui avait permis l’émergence de l’Indian Reorganization Act et une amélioration de leurs conditions de vie. Et la démocratie, ils le comprirent très bien aussi, était en danger dans le monde.
Au moment de repartir sur le sentier de la guerre, l’acte le plus symbolique qu’ils accomplirent fut de bannir la swastika, symbole pour plusieurs tribus du Sud-Ouest d’un oiseau mythique exprimant la chance et dont ils décoraient leurs objets artisanaux – la swastika devenue la honnie croix gammée. Et une nouvelle fois, ils  « traversèrent la mare » pour découvrir des rives inconnues.

Découvrez « La légende de Little Eagle », roman sur la (courte) vie d’un pilote indien qui avait lui aussi « traversé la mare ».

Version numérique

Version imprimée

 

 

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Pourquoi j’aime Dan O’Brien

Voici quelques semaines, grâce à un carnet de route  de François Busnel (La grande librairie, France 5), j’ai eu le plaisir de voir et d’entendre un écrivain américain qui m’est cher: Dan O’Brien.

Il est l’auteur de huit livres, romans et témoignages de ses expériences de la nature. Dans cette dernière catégorie, O’Brien s’inscrit dans une longue tradition des écrivains américains, depuis l’approche « rousseauiste » de Henry David Thoreau à celle, sociétale, de William Kittredge, en passant par la voie naturaliste d’Aldo Leopold et celle, existentielle, de Rick Bass, sans oublier l’approche militante d’Edward Abbey.

Mais la veine de Dan O’Brien est particulière, parce qu’elle découle d’une expérience personnelle unique, qui relève elle-même du rêve, et qu’il a réussi à concrétiser en dépit de nombreux écueils et difficultés. Enfant, il était tombé amoureux des grandes plaines, découvertes à l’occasion d’un voyage avec ses parents. Jeune homme, il suit les cours d’un atelier d’écriture pour devenir écrivain. Et un jour, il réalise son rêve, devient éleveur de bétail dans le Dakota du Sud. Pas qu’il aime les vaches: il a choisi les Black Hills pour leurs immenses étendues, leurs ongulés, leurs oiseaux (il est aussi fauconnier), mais c’est là-bas le seul moyen de gagner sa vie.

Rapidement, il réalise que les vaches, ça ne va pas. Les terres sont dévastées par le surpâturage, l’écosystème naturel brisé. Raccourci: il décide d’élever des bisons, sur le territoire ancestral de ces animaux dont le nombre atteignait 60 millions de têtes lors de la conquête de l’Ouest, de gigantesques troupeaux vivant à l’état sauvage que les colons avaient presque intégralement massacrés.

Dan O’Brien raconte son aventure dans un livre magnifique, Les bisons du coeur brisé. C’est l’expérience d’un homme conduit par sa foi en quelque chose qu’il croit juste, parce qu’elle s’inscrit dans l’ordre des choses, les lois de la nature. Une aventure longue et difficile, et un pari gagné depuis quelques années. Autour de son ranch des Black Hills, la nature s’est peu à peu transformée. Des plantes disparues depuis des générations sont revenues, et avec elles des oiseaux et des animaux qui ont retrouvé là un biotope adapté à leurs besoins. O’Brien est allé au bout de son rêve et l’ancien écosystème a été restauré.

Et Dan O’Brien a trouvé un gagne-pain: la viande de bison, pauvre en cholestérol. De la viande cent pour cent naturelle, produit d’une éthique présente d’un bout à l’autre de la production. Lorsqu’elles sont prêtes à la consommation, on épargne aux bêtes le stress d’un long trajet vers l’abattoir en semi-remorque ou en train. Elles sont emmenées à l’écart du troupeau et abattues d’un coup de fusil, saignées sur place, puis débitées près de là dans une boucherie mobile. La viande est ensuite expédiée dans tous les Etats-Unis. Ce qui était au départ pour Dan O’Brien une « wild idea », une idée dingue, est désormais une entreprise apparemment prospère, tout en restant un projet-phare qui fait désormais des émules. On trouvera sur son site un article de The Economist au sujet d’une fondation visant à restaurer des milliers d’hectares dans les plaines du Montana en y réintroduisant également les bisons.

Un autre livre de Dan O’Brien m’a passionné et bouleversé: Rites d’automne, l’histoire de Dolly, un faucon pélerin né en captivité, élevé en couveuse, pour les besoins d’une grande cause: éviter la disparition totale de cette espèce magnifique, empoisonnée par le DDT, un produit chimique utilisé en agriculture. En 1965, il restait moins de vingt couples de faucons pélerins sur tout le territoire américain.

Durant plusieurs mois, Dan O’Brien va apprendre à vivre à Dolly. A voler, à revenir vers lui, à chasser. Et surtout à suivre la route naturelle des migrations annuelles de son espèce, des Montagnes Rocheuses jusqu’au Golfe du Mexique. Un pélerinage fascinant qui est aussi un conte métaphorique sur la liberté, dans lequel l’auteur décrit l’attachement fondamental (même lorsqu’il est oublié) de l’homme à la nature – mais aussi la fragilité de ce lien.

Cette aventure est belle et glorieuse: Dolly, dont les frères et soeurs avaient été tués par un aigle, Dolly dont nous suivons l’incroyable apprentissage, est bonne élève, elle vivra pleinement sa vie de faucon sauvage grâce aux hommes qui croient à l’impossible, et grâce à un fauconnier en particulier du nom de O’Brien. Sauf que, quelque part au Texas, au moment où elle est prête à vivre cette vie et que le pari du fauconnier semble gagné, il y a une ligne électrique sur sa trajectoire… Elle ne mourra pas, elle guérira de son aile cassée, « mais ses yeux n’ont jamais retrouvé le même éclat ». Et par rapport à ce qui aurait pu être, nous avons le coeur brisé en l’imaginant dans une grande volière que Dan O’Brien lui a aménagée dans son ranch du même nom: Broken Heart.

J’avais lu ces deux livres voici quelques années, à l’époque où j’étais plongé dans un profond « trip nature » avec l’écriture de Cougar corridor, mon roman sur les lions de montagne du Montana. J’ai eu envie de les faire connaître en voyant Dan O’Brien dans l’émission citée au début de cet article. Dan est un colosse un peu chauve, à la voix douce, dont émane une modestie qui est celle des êtres qui connaissent la vérité des choses de la nature. J’ai découvert sur son site, où il continue à écrire sur les enjeux liés à cette nature, que sa maison avait brûlé en septembre dernier. Et qu’il avait dû se battre comme un diable avec des entrepreneurs peu rigoureux pour reconstruire. Je l’imagine le coeur brisé, bien sûr.

La vie peut être dure dans les grandes plaines, la météo y est souvent terrible. Mais Dan O’Brien est profondément ancré dans ces immensités  où il lui arrive de dormir à la belle étoile et de regarder les météores traverser en un éclair la ceinture d’Orion. « Nous ne partirons pas d’ici », écrit-il dans l’épilogue de Rites d’automne. « Nous passerons notre existence au coeur de ce continent, entourés par les mouvements des oiseaux. Nous resterons pris entre les verts et les bruns de la terre et le bleu infini du ciel du Far West. »

Un ancrage profond, une vie cohérente au fil d’une trajectoire en adéquation avec un idéal, une symbiose entre la littérature et la nature: voilà pourquoi j’aime Dan O’Brien.

 

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Saint-Exupéry, cet homme impossible

Une grande biographie vaut bien des romans. C’est ce que je me suis dit en refermant celle que Stacy Schiff, Prix Pulitzer en 2000 pour Vera (Mme Vladimir Nabokov), avait publiée en 1994 en France sous son nom de mariage, Stacy De La Bruyère: Saint-Exupéry, une vie à contre-courant. Un livre que je n’ai découvert que récemment. Un livre éblouissant.

Ayant eu l’idée de faire se rencontrer l’auteur de Terre des hommes et le héros de mon roman La légende de Little Eagle, j’avais lu ou relu plusieurs ouvrages de Saint-Ex, ainsi que de nombreux éléments de documentation à son sujet. Pour éprouver ensuite comme un malaise face à l’impossibilité de saisir clairement sa personnalité. D’un côté, une certitude: Antoine de Saint-Exupéry était un homme impossible – souvent insupportable, incompréhensible, déconcertant –  dans tous les aspects de sa vie. Mais le présenter ainsi sommairement est injuste et insuffisant, car ce qui le définit le mieux est la complexité, une incroyable complexité humaine.

Un enfant puis un homme profondément marqués par les valeurs spirituelles d’un monde ancien qui échappe à son milieu aristocratique en voie d’extinction. Un refus de l’idée de modernité qui ne le retient pas d’apprendre à piloter et de tracer l’avenir de l’aviation, ni d’inventer des choses qui ne sont pas toutes loufoques, ni d’adorer les gadgets américains, mais l’incline à cultiver une notion de patrie qui repose sur l’héritage d’un « domaine », autant physique que spirituel, qui peut parfois exiger le sacrifice. Un culte de l’amitié qui ne l’empêche pas de tyranniser ses amis. Un mépris de l’ordre et de la hiérarchie qui n’a d’égaux que son sens du devoir et son goût du sacrifice. Un courage physique phénoménal, découlant d’un mépris du danger autant que d’une distraction congénitale et d’un je-m’en-foutisme assumé. Une vision politique à contre-courant quand elle n’est pas à côté de la plaque, comme lorsqu’il explique à Denis de Rougement que le stalinisme et le féodalisme sont les deux seuls systèmes économiques viables. Le désastre comme dénominateur commun dans tous les aspects de sa vie amoureuse… mais on ne peut s’empêcher d’être ému en constatant l’attachement qu’il exprime, jusqu’au bout, envers sa fantasque épouse Consuelo (impossible, elle aussi), alors que leur relation a été marquée par tant de conflits et de rancoeurs réciproques. La fidélité dans l’infidélité.

Pour un biographe, un tel personnage représente à lui seul un véritable défi. Mais c’est sans compter les innombrables événements et interactions en tous genres, dans les domaines de la littérature, de l’aviation, de la politique, de l’Histoire qui ont contribué à façonner le Saint-Ex que nous connaissons.

Stacy Schiff De La Bruyère – dont cette biographie était le premier livre – trie, ordonne, met en scène et en perspective des myriades de faits, d’événements, de citations, d’extraits de livres et de correspondances tout au long de la vie de Saint-Exupéry, de son enfance à sa mort, avec une impeccable maestria. L’auteur est à l’évidence fascinée par son sujet, mais garde d’un bout à l’autre de son ouvrage la tête froide, sans jamais juger son personnage, ses idées ou ses actions, sa bravoure ou ses faiblesses. Chaque page est captivante, et Stacy Shiff impressionne par sa capacité à les enchaîner dans une construction parfaite, comme si elle avait elle-même été témoin de cette époque et proche de ses acteurs. Elle est une formidable raconteuse. Au final, le personnage d’Antoine de Saint-Exupéry nous apparaît limpide dans son incontournable complexité, et reprend sa stature de légende, qui s’était peut-être un peu estompée avec le temps. Il nous apparaît toujours « impossible ». Mais on le trouve surtout extraordinaire. Vraiment.

L’insertion d’un personnage réel et célèbre dans une oeuvre de fiction peut être un postulat audacieux, mais après avoir lu Une vie à contre-courant, je me suis convaincu que celui qui était en 1944 le doyen des pilotes de guerre aurait pu avoir l’attitude qu’il démontre envers le cadet de sa corporation dans mon récit. Peut-être aurait-il pensé, dans un tel cas de figure, que de l’adolescent américain qu’il avait devant lui émanait quelque chose du Petit  Prince. Johnny Garreau/Little Eagle, après tout, était venu d’une planète lointaine, le  Montana. « Pour nous rendre notre maison », manifestant ainsi dans son engagement face aux aviateurs allemands un sens du courage, du devoir et du sacrifice qui avaient toujours représenté pour Tonio des valeurs suprêmes.

Image: lalyreduquebec.com

Donc, le 21 juillet 1944 – dix jours avant la disparition de Saint-Ex – les deux hommes se retrouvent à table au restaurant Les Sablettes, à Miomo, en Corse. Et ils ont une discussion poignante au sujet de la « vraie fausse mort » du Petit Prince, dont le mystère obsède et angoisse Johnny, en raison de la vision de la mort et de l’au-delà qu’ont les indiens Blackfeet, sa tribu. Voici ce qu’ils se sont dit.

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Aux Sablettes, l’évocation des œuvres de Saint-Exupéry déborda sur d’autres souvenirs de lecture. Johnny cita les livres d’Amelia Earhart et Anne Morrow Lindbergh. Saint-Ex n’avait lu les ouvrages d’aucune d’entre elles, mais bien les articles évoquant, juste avant la guerre, la disparition de la première dans sa tentative de tour du monde. « Et j’ai rencontré Anne Lindbergh et son mari », précisa-t-il non sans impressionner Johnny, raconte Holding dans son journal. Et il note quelque chose qui l’a frappé :

Weinfeld (et moi aussi !) très surpris de voir J. et SE se découvrir un amour commun pour Jules Verne et les contes d’Andersen, qu’ils avaient dévorés tous deux dans leur enfance. Et plus encore d’entendre Johnny confesser:

– J’ai relu certains des contes d’Andersen plusieurs fois. Surtout La Reine des neiges. Et j’y suis revenu l’année dernière, après avoir découvert Le Petit Prince. Vous savez, je ne suis pas un spécialiste, s’enhardit-il en exprimant pour la première fois ce qu’il ressentait, et je ne sais pas ce que vous en pensez, mais j’ai trouvé ces deux contes très proches l’un de l’autre en ce qui concerne… comment dire… la limpidité de leur écriture, oui, et par le fait qu’ils semblent aborder des questions semblables. A la fin de La Reine des neiges, par exemple, quand Andersen écrit au sujet de ces « fragments de glace d’un puzzle enchanté  qui …
– … composent le mot Eternité, qui avec Amour donne la clé du monde », termina un Saint-Ex ravi par la tournure prise par la discussion. Je comprends ce que vous voulez dire, Johnny: cette phrase est très proche de celle du renard sur l’amour dans Le Petit Prince. « On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. » C’est là une autre manière de décrire la clé du monde. Vous savez, il se trouve que j’avais relu Andersen lors d’un séjour à l’hôpital, il y a trois ans à Los Angeles. J’ai écrit le Petit Prince l’année suivante, et il est possible qu’il ait été influencé par ses œuvres…

Johnny posa aussi, de manière inévitable, les questions qui firent par la suite l’objet de mille exégèses de la part des critiques littéraires et des chercheurs.

– Qui est le Petit Prince ? Qui est la rose ?

– Le Petit Prince, c’est moi… Ou mon jeune frère François, que j’ai vu mourir lorsque j’avais dix-sept ans. Ou peut-être le fils que j’aurais aimé avoir… Un fils comme vous… Je sais aujourd’hui que je n’en aurai jamais. Peut-être un mélange des trois…

Un sentiment d’incompréhension envahit à coup sûr le jeune Indien. Comment un homme mûr, un grand écrivain, un pilote totalisant six mille cinq cents heures de vol, pouvait-il s’incarner lui-même sous les traits d’un enfant ? Mais les traits seulement ! Car, réalisa soudain Johnny, son Petit Prince n’était pas un enfant. A bien le regarder et à l’écouter dans le conte, il n’a pas d’âge et il n’est pas infantile. Il a juste l’aspect d’un enfant. C’est – comprend Johnny d’une manière fulgurante – l’enfant qui subsiste en Saint-Exupéry, l’enfant qui ne l’a jamais quitté, une période de sa vie dont le souvenir et la nostalgie ont fini par le pousser à écrire un conte qui est par-dessus tout la quête d’une immense pureté.

– Et la rose ? Qui est la rose ? répéta Johnny.

– La rose, c’est Consuelo, ma femme. Je l’ai laissée à New York, qui est presque une autre planète…

Sa femme est en Amérique et il souffre de cette séparation, comprit Johnny, à qui revint soudain une phrase pleine de regrets du Petit Prince. Le Petit Prince parcourt l’univers dans l’espoir de se consoler d’un chagrin d’amour que lui a causé sa rose. Et les remords qu’il exprime à l’égard de celle-ci, que sont-ils d’autre que ceux d’un mari ayant quitté sa femme, se dit-il. « J’aurais dû la juger sur les actes et non sur les mots. Elle m’embaumait et m’éclairait. Je n’aurais jamais dû m’enfuir. J’aurais dû deviner sa tendresse derrière ses pauvres ruses. Les fleurs sont si contradictoires ! Mais j’étais trop jeune pour savoir l’aimer. »

Comment Johnny aurait-il pu s’empêcher de rapprocher le contenu de ces lignes de sa propre séparation d’avec Muriel ? Je n’aurais jamais dû m’enfuir… Etais-je trop jeune pour savoir l’aimer ? Comme la rose du Petit Prince, elle est si fragile… Et elle n’a même pas quatre épines de rien du tout pour la protéger, aujourd’hui que cent V1 tombent chaque jour sur Londres et l’Angleterre…

Mais la question qui hantait Johnny Garreau depuis sa première lecture du conte était celle de la mort de son héros, prédite par lui-même en cette formulation si ambiguë: « J’aurai l’air d’être mort mais ce ne sera pas vrai… »

– Commandant…

– Tonio.

Comment Johnny pouvait-il s’adresser à une légende de l’aviation, un de ses héros, par son petit nom ? Il osa pourtant.

– Euh… Tonio… Pourquoi… pourquoi le Petit Prince meurt-il ? En fait, meurt-il vraiment ?

Johnny ne pouvait bien sûr pas deviner ce que Paul Webster, un des biographes de l’écrivain, dirait plus tard au sujet de cette « vraie fausse mort ». Antoine de Saint-Exupéry, rappelle-t-il,  avait écrit Le Petit Prince à New York quelques mois avant de réintégrer son unité en Afrique du nord. Il se sentait à ce moment-là déchiré entre ses obligations vis-à-vis de Consuelo, son envie de sauver son couple,  et son désir de retourner au combat, dans un esprit de sacrifice patriotique. Les lettres qu’il rédigea un peu plus tard trahissent sa fascination à l’égard d’une mort purificatrice, ainsi qu’un immense désir de renaissance spirituelle. Par la suite, poursuit Webster, la disparition du Petit Prince et la formule selon laquelle il « aura l’air d’être mort et ce ne sera pas vrai » prendront des allures de prophétie, quand toutes les recherches pour retrouver le corps de Saint-Exupéry demeureront vaines.

– Tonio, insista un Johnny fébrile, le Petit Prince pleure, il a peur… Le serpent le mord…  En fait, le Petit Prince se laisse mordre par lui comme s’il voulait se suicider… Sa cheville est frappée par un éclair jaune… Il tombe doucement comme tombe un arbre… Il est mort ! Et son corps disparaît ! Comment être sûr qu’il est bien retourné sur sa planète, comme l’affirme le pilote, comment croire qu’il est en fait vivant et qu’il reviendra peut-être un jour ? A la fin de La Reine des Neiges, Guerda retrouve son ami Kay dans le palais des glaces. Elle le croit mort, le prend dans ses bras, et dans sa chaleur, la vie lui revient…

Saint-Exupéry rit doucement, gravement.

– Vous savez, Johnny, tous les contes ne se terminent pas bien ! Mais on ne peut pas dire que Le Petit Prince finit mal. En fait, le serpent lui a fait la promesse de l’aider à rejoindre sa planète. « Celui que je touche », dit-il au Petit Prince, « je le rends à la terre dont il est sorti. Mais tu es pur et tu viens d’une étoile », ajoute-il pour lui faire comprendre qu’il en ira différemment de lui. Et puis, le lecteur peut trouver un espoir dans les ultimes paroles du pilote : « Si alors un enfant vient à vous, s’il rit, s’il a des cheveux d’or, s’il ne répond pas quand on l’interroge, vous devinerez bien qui il est. Alors, écrivez-moi vite qu’il est revenu… » Donc s’il subsiste encore un doute dans votre esprit, tournez-vous vers le serpent : il parle toujours par énigmes, mais il les résout toutes !

Tous les convives rirent de bon cœur de cette pirouette. Car c’en était une de la part de Tonio. Mais le serpent ne résoudrait pas l’énigme de sa mort prochaine, qu’il pressentait, qu’il attendait, comme en fut convaincu Johnny après coup. Et Johnny continuait de buter sur un doute qui le rongeait.

Les inquiétudes de John Philip Garreau sur le sort du Petit Prince, attestées par Helen et par Holding, traduisaient-elles une angoisse de la mort dont il ne laissait pourtant rien paraître ? Je le crois. Il était si jeune et il vivait si dangereusement, alors qu’il attendait tant de la vie ! Comme beaucoup d’entre nous sans doute, l’idée de ne plus vivre l’horrifiait plus que la mort elle-même.

Pour autant que je puisse en juger sur la base de ce que m’avait raconté Helen Wilson, il n’était pas un être religieux au sens courant du terme. Ses parents lui avaient transmis leur éducation catholique mais ils n’avaient eux-mêmes jamais été des rats d’église. Leur christianisme était tempéré par un reste de la spiritualité véhiculée par la vieille culture Blackfoot, avec ses multiples figures humaines et animales dotées de toutes sortes de pouvoirs, ses croyances et ses superstitions.

Et cette forme de spiritualité magique était souvent présente dans les histoires et les légendes que Rose Fawn Woman, sa grand-mère, avait racontées à Little Eagle dès sa plus tendre enfance. Il me semble qu’elle était propre à nourrir une approche libre et flexible, non contraignante, des choses de la foi. Mais contrairement à Saint-Exupéry, que son expérience personnelle et sa pratique de la philosophie avaient amené à tourner  résolument le dos à Dieu et à la religion, il est possible que Johnny, de par sa confrontation permanente avec la mort en tant que pilote, et pour la première fois de sa vie, ait cherché à se rassurer en voulant croire à la résurrection telle que nous la présente la bible. Car il était lucide : même s’il en refusait l’idée de toutes ses forces, il savait bien qu’il pouvait mourir, à chaque fois qu’il partait en mission.

En fin d’après-midi, alors que la terrasse des Sablettes commençait à se nimber d’ombre, les convives prirent congé, tous un peu émus, sans doute, par ce qui avait été dit autour de la table.

– Au revoir Johnny, dit Saint-Ex. Vous rencontrer a vraiment été pour moi un plaisir et un honneur. J’espère que nous nous reverrons un de ces jours.

– Moi aussi. Take care, Tonio.

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Interview de Mark Coker, CEO de Smashwords

 

English version (Google Translate) here.

Smashwords est une plateforme américaine d’autopublication numérique qui vend elle-même les productions des auteurs et des éditeurs qui l’utilisent et les distribue aux principaux détaillants, les sites de librairies électroniques tels que l’iBookstore d’Apple, Barnes and Noble, Kobo, Diesel, Sony ou FNAC. Dans l’interview qu’il m’a accordée, son fondateur et CEO, Mark Coker, évoque les nombreux enjeux de la révolution digitale en cours. Une révolution déjà tangible aux Etats-Unis, mais qui va – selon lui – se traduire également par une explosion de livres autopubliés en Europe.

Votre article intitulé Smashwords 2011 Year in Review  montre un graphique spectaculaire. 34 000 auteurs et petits éditeurs dans votre catalogue, contre 12 000 un an auparavant, 92 000 titres publiés pour 29 000 en 2010. Quelles sont vos attentes pour 2012 ?

Bien que nous soyons dans ce business depuis quatre ans, j’ai toujours l’impression que nous n’en sommes qu’au début. Je suis optimiste pour 2012. Je pense que nous verrons une augmentation du nombrre des auteurs, des éditeurs et des livres que nous publions et distribuons d’au moins 50 %, et probablement davantage.

Y a-t-il une limite à l’expansion de l’autopublication ?

C’est peu probable. L’autopublication représente l’expression de la créativité humaine et la réalisation du désir des auteurs de partager leurs écrits avec le monde. Ecrire est une des formes les plus profondes de l’expression humaine. On verra des auteurs publier leurs oeuvres aussi longtemps qu’il y aura des gens sur la terre. Cependant, si l’autopublication continuera d’augmenter, le nombre d’auteurs et de titres émergeant de cette manière va s’atténuer en pourcentage à long terme.

Quelles comparaisons faites-vous entre les développements de l’autopublication aux Etats-Unis et en Europe ?

Je pense qu’il y aura une explosion de livres autopubliés du côté des écrivains européens, et je suis très excité par cette perspective. L’Europe est le lieu de naissance de l’édition moderne, et il y a dans ce continent un héritage littéraire et culturel incroyablement important à exploiter.

Je pense que dans le passé, les écrivains européens et leurs lecteurs ont souffert d’inefficacités structurelles du secteur de l’édition traditionnelle. Les marchés du livre européens sont extrêmement fragmentés en raison des nombreuses langues qui y sont parlées, et bien que le marché européen dans son ensemble soit très grand, il est composé de nombreux petits marchés qui sont verrouillés par la langue. Et parce que chacun de ces  marchés, pris individuellement, est si étroit, les auteurs dans ces marchés avaient davantage de difficultés à obtenir une publication de leurs oeuvres dans le modèle traditionnel. Si les éditeurs ne croyaient pas qu’un livre puisse devenir un grand succès  commercial, ils se montraient réticents à le publier. S’ils n’estimaient pas que ce livre avait une bonne chance d’être traduit en d’autres langues et de bien se vendre sur d’autres marchés, ils se montraient là aussi réticents à tenter l’aventure.

Même pour les éditeurs qui le faisaient, il était difficile d’obtenir une grande économie d’échelle dans leurs tirages, chaque marché individuel étant si restreint. Cela augmentait le prix des livres pour les consommateurs. Chaque fois que vous augmentez le prix d’un produit de consommation, le consommateur achète moins. Et une consommation de livres en baisse ne profite ni aux lecteurs, ni aux auteurs, ni aux éditeurs !

L’édition traditionnelle est très coûteuse. C’est un secteur qui trouve sa rémunération dans les grands tirages, qui permettent de rendre le prix de l’unité (du livre) suffisamment bas pour le rendre accessible au consommateur tout en étant profitable pour l’éditeur. Grâce à l’autopublication, les livres peuvent être produits, distribués et vendus à un coût bien inférieur.

Chez Smashwords, nous offrons la possibilité à n’importe quel auteur d’autopublier instantanément un livre numérique et de le rendre immédiatement disponible à l’achat dans le monde entier. Et c’est gratuit ! Auteurs et éditeurs ont la possibilité d’atteindre des lecteurs dans leurs langues à travers le monde.

Ici, aux Etats-Unis, nous avons un marché très grand et relativement homogène qui se trouve unifié par la langue anglaise. Et parce que ce marché est très grand, les tirages importants et la distribution si efficace, les éditeurs traditionnels peuvent prendre davantage de risques en publiant plus d’auteurs et en produisant plus de livres économiquement accessibles. Cela aide aussi que les livres en langue anglaise soient facilement exportables dans d’autres pays anglophones tels que le Canada, la Grande-Bretagne, l’Australie ou encore l’Inde.

Pourtant, en dépit de l’efficacité du marché de l’édition américaine, ce système ne peut pas satisfaire la grande majorité des écrivains américains. Les éditeurs sont incapables de prendre un risque sur chaque auteur et chaque livre. Le résultat est que ces éditeurs rejettent la grande majorité des livres qui leur sont soumis. J’ai créé Smashwords afin de pouvoir prendre un risque sur chaque auteur.

Grâce à l’autopublication, les lecteurs ont accès à davantage de livres, des livres qui n’auraient pas pu être publiés auparavant. Comment pourriez-vous décrire cette nouvelle catégorie de lecteurs adeptes des liseuses numériques ? Lisent-ils ou liront-ils davantage ?

De nombreuses données indiquent que les lecteurs d’Ebooks achètent et lisent davantage de livres dématérialisés que de livres imprimés. Ceci fait partie d’une tendance plus large qu’ont les gens à lire de plus en plus en passant du papier aux écrans de toutes sortes, et cela conduira à une renaissance de l’édition dont bénéficieront aussi  bien les lecteurs que les auteurs et les éditeurs.

Cette transition vers la lecture sur écran signifiera que plus de livres seront achetés et lus que jamais auparavant, car le numérique rend les livres meilleur marché, plus accessibles et plus facilement disponibles pour bien plus de lecteurs que jamais auparavant. Pour beaucoup de consommateurs, lire sur un écran est une expérience plus satisfaisante que lire sur du papier. D’un clic, ils peuvent par exemple augmenter la taille des caractères sur leur appareil, ce qui est très confortable pour l’oeil.

La raison pour laquelle les caractères typographiques d’un livre sont plutôt petits ne réside pas dans le fait que c’est la taille optimale pour l’oeil. Cela relève uniquement d’un facteur économique. Les éditeurs ne peuvent tout simplement pas produire, imprimer, distribuer et vendre des livres totalisant 1000 ou 1200 pages.

Est-il juste de dire que les éditeurs traditionnels perdent une vente à chaque fois qu’un Ebook est acheté sur une plateforme numérique comme Smashwords ?

Dans certains cas, oui, mais on ne peut pas généraliser. Les livres numériques font de la lecture un loisir plus accessible, meilleur marché, et plus plaisant pour les lecteurs. Je pense que les Ebooks vont augmenter la taille du marché général du livre. Je pense également que la part des Ebooks, en pourcentage de l’ensemble du marché, va continuer à progresser. Et qu’une bonne partie de cette progression se fera au détriment de l’édition traditionnelle, des livres imprimés.

Aux Etats-Unis, selon les statistiques de l’Association américaine des éditeurs, les ventes d’Ebooks – en pourcentage de l’ensemble du marché du livre – ont été en peu de temps multipliées par 40. Voici les chiffres:

2011: 19 % (données de novembre 2011)

2010: 18,3 %

2009: 3 %

2008: 1 %

2007: 0,5 – 1 %

Les données ci-dessus sous-estiment en fait la véritable croissance qu’ont connue beaucoup d’éditeurs. Plusieurs maisons d’édition américaine ont fait en 2011 plus de 30 % de leur chiffre d’affaires avec des Ebooks. La plupart des auteurs qui se sont lancés dans l’autopublication vendent déjà des douzaines de livres en format numérique pour chaque exemplaire qu’ils écoulent sous la forme imprimée dans l’édition traditionnelle, et beaucoup d’écrivains choisissent la voie de l’indépendance, tournant complètement le dos à l’édition traditionnelle.

Toujours aux Etats-Unis, j’estime que la consommation d’Ebooks, y compris celle de livres gratuits, pourrait dépasser (en nombre de copies vendues) 50 % du marché d’ici janvier 2013, bien qu’en termes de chiffre d’affaires, les ventes de livres numériques ne vont probablement pas dépasser celles des livres imprimés avant 2014 au plus tôt. La question de savoir quand cela arrivera a finalement peu d’importance. Ce qui est important, c’est que les auteurs et les éditeurs réalisent et acceptent que cela va se produire dans un avenir pas très lointain.

Je pense que les données mentionnées plus haut sont très excitantes pour les auteurs et éditeurs européens. Le marché européen a quelques années de retard par rapport au marché américain en termes d’adoption du livre numérique. Mais cette  situation change rapidement alors que les Ebooks deviennent toujours plus accessibles dans davantage de pays, alors que les outils de lecture prolifèrent, et que les détaillants offrant des Ebooks rendent ce genre de support plus facile à acquérir pour les lecteurs. De plus, le prix moyen des livres numériques décline, et les éditeurs en publient toujours davantage dans les langues européennes. L’Europe va connaître maintenant la même croissance exponentielle que celle que l’on a vue aux Etats-Unis.

Dans votre rapport pour l’année 2011 sur Smashwords, vous dites que « la plupart des grands éditeurs ont pris des mesures contreproductives (face à l’émergence du numérique) pour leur autopréservation. Qu’est-ce que cela signifie ?

Oui, voici quelques exemples:

– Les grandes maisons d’édition américaines fixent pour leurs publications d’Ebooks des prix trop élevés par peur que les livres numériques ne canibalisent leurs ventes de livres imprimés, et par crainte que des prix bas ne « dévaluent » les livres dans l’esprit des consommateurs.

– Les grands éditeurs placent dans leurs Ebooks des DRM (digital rights management), qui sont des logiciels destinés à lutter contre le piratage. Les DRM rendent ces livres moins accessibles, moins agréables et moins pratiques pour les consommateurs parce qu’ils limitent les possibilités de transfert via leur lecteur numérique. Les DRM augmentent également le prix des livres parce que les éditeurs (ou les détaillants) doivent payer aux fournisseurs des droits pour l’utilisation de cette technologie. Les DRM complexifient aussi de manière inutile les livres numériques, ce qui par voie de conséquence en limite l’usage et augmente le prix du service des détaillants à la clientèle – ce qui réduit la marge bénéficiaire du détaillant, ou accroît le prix payé par le consommateur. En insistant sur l’intégration des DRM dans leurs Ebooks, les éditeurs sont contraints de limiter leur distribution, ce qui leur cause du tort à eux, ainsi qu’aux auteurs et aux lecteurs. Smashwords ne vend et ne distribue que des Ebooks sans DRM. Cela signifie que les grands éditeurs ne peuvent pas vendre leurs livres dans le Smashwords.com store, ni accéder à notre réseau de distribution, qui s’élargit constamment.

– Les grands éditeurs traditionnels continuent de distribuer leurs Ebooks selon le vieux modèle du livre imprimé, dans lequel les droits sont vendus par pays. Avec  ce modèle, des livres sont indisponibles dans de nombreux endroits. J’étais en Australie l’année dernière, et j’ai appris que des auteurs australiens, dont les livres pouvaient être achetés en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, se plaignaient qu’ils ne puissent pas l’être dans leur pays.

– Les grands éditeurs paient leurs auteurs seulement 25 % du montant hors taxe de leurs ventes d’Ebooks, ce qui revient à quelque chose compris entre 12,5 % et 17,5 % sur le prix de vente au détail. Smashwords paie aux auteurs 85 % de ce dernier prix.

On peut comprendre jusqu’à un certain point l’attitude de ces éditeurs, mais quels choix ont-ils et quelles mesures doivent-ils prendre pour survivre face à la montée du numérique ?

Les éditeurs traditionnels se trouvent dans une situation difficile. Ils tentent de maintenir leurs ventes et leurs bénéfices, mais leurs clients s’attendent à ce que les Ebooks soient bien meilleur marché que les livres imprimés. Chez Smashwords, le prix moyen des livres numériques a chuté de 4$95 il y a deux ans à 2$95 aujourd’hui. Telle est la tendance. Le prix des Ebooks publiés par les éditeurs traditionnels va chuter parce que c’est ce que veulent les consommateurs.

Avec l’offre de livres numériques qui augmente, cela va créer une surabondance. Auteurs et éditeurs vont se livrer à une concurrence sur les prix. C’est un classique de la loi de l’offre et de la demande dans l’économie. La solution,  pour les éditeurs, représente un vrai défi: ils doivent réduire drastiquement leurs structures de coûts de manière à pouvoir vendre des Ebooks à bas prix de manière profitable.

Il faut cependant rendre hommage aux éditeurs en soulignant que les meilleurs d’entre eux sélectionnent de bons livres et en fond de grands livres. Les consommateurs, les lecteurs, seront toujours d’accord de payer pour un livre de valeur, pour autant que son prix reste raisonnable.

Les éditeurs français, en particulier, manifestent une forte résistance à l’endroit de la montée en puissance du livre numérique. Ils ont même réussi à faire voter une loi leur permettant de fixer un « prix unique du livre numérique » que les détaillants doivent respecter. Peuvent-ils tenir longtemps cette position ? Et vous attendez-vous à des faillites, fusions et autres formes de consolidation dans l’industrie française de l’édition ?

Je ne suis pas un expert de l’industrie française de l’édition, mais je sais qu’à chaque fois qu’un secteur économique doit faire face à une rupture de son modèle d’affaires en raison de l’apparition d’une nouvelle technologie, une consolidation est souvent la conséquence de cette nouvelle situation lorsque les acteurs faibles de ce secteur sont menacés, ou éliminés. Les éditeurs américains ont subi une sérieuse consolidation dans les années 80 et 90, et je pense qu’une nouvelle vague est probable ces prochaines années pour ceux qui ont des difficultés à réussir leur transition dans le monde digital.

Je pense vraiment que les éditeurs et les auteurs qui s’autopublient doivent avoir la liberté de déterminer le prix de leurs produits. Dans un écosystème de marché libre, si l’éditeur ou l’auteur fixe un prix trop élevé, les consommateurs – qui ont un accès sans entrave au numérique –  migreront vers des choix plus favorables et les puniront en n’achetant pas leurs produits. Les gens lisent pour leur plaisir, pour se cultiver ou s’évader, et avec le numérique, il y a toujours des alternatives meilleur marché.

La plupart des gens pensent que le livre imprimé va survivre, mais personne ne sait dans quelle proportion par rapport au livre numérique. Votre prédiction ?

Ma prédiction est que, dans dix ans, les livres imprimés compteront pour moins de 10 % dans l’ensemble du marché du livre. En  tant que collectionneur de livres imprimés et d’amoureux de la chose imprimée, j’espère que les livres  ne disparaîtront jamais.

Vous dites que « le pouvoir de publier est en train de passer des éditeurs aux auteurs ». Une preuve spectaculaire en a été donnée il y a un an par Barry Eisler (un auteur de thrillers), qui a refusé une avance de 500 000 $ de son éditeur pour ses deux prochains livres et décidé de s’autopublier en numérique – en septembre dernier avec « The Detachment ». Ce genre de choses va-t-il se généraliser ?

Oui, je pense que nous verrons d’autres cas de ce genre. Des auteurs à succès comme Barry Eisler, qu’ils viennent de l’édition traditionnelle ou qu’ils choisissent l’autopublication, vont bénéficier de la liberté de décider ce qui leur convient. Barry Eisler, en tout cas, a obtenu des retombées financières bien supérieures à ce que son éditeur lui offrait en autopubliant son livre chez Amazon.

Je pense que les auteurs devraient choisir la formule qui marche le mieux pour eux. Amanda Hocking a vendu plus d’un million de livres en les autopubliant, et décidé ensuite de collaborer avec un grand éditeur pour ses prochains ouvrages.

Beaucoup d’auteurs autopubliés s’adressent dorénavant directement à leurs lecteurs et n’essaient même plus de trouver un éditeur traditionnel. Et vous avez aussi un nombre croissant d’auteurs publiés jusqu’ici de manière traditionnelle qui rencontrent un plus grand succès en tant qu’auteurs indépendants qu’auparavant. Certains de ces auteurs me disent qu’ils ne reviendront pas chez un grand éditeur, à moins que celui-ci ne leur offre  une très forte avance.

Cela va-t-il se produire partout ?

Oui, nous verrons davantage d’écrivains qui refuseront les offres d’éditeurs traditionnels s’ils estiment leurs offres insuffisantes.

Il est courant d’entendre dire des choses comme: « Si tout le monde peut publier un livre, qu’advient-il de la qualité ? »

Je pense que c’est une préoccupation infondée. Pendant des décennies, les éditeurs ont limité l’offre de livres. Ils ont refusé des manuscrits simplement parce qu’ils ne pensaient pas qu’ils avaient un potentiel commercial. Je pense que c’est là le plus grand péché. Les livres sont beaucoup plus importants pour la société, la culture et le futur de l’humanité que leur valeur mesurée en termes de ventes.

Chaque auteur mérite d’être publié. L’autopublication donne aux écrivains la liberté de publier ce qu’ils veulent, comme et quand ils le veulent, et offre  aux lecteurs la liberté de lire ce qu’ils veulent. Les lecteurs doivent décider quels livres méritent d’être lus. La vente de livres a toujours été le résultat d’un phénomène de bouche-à-oreilles. Si un livre touche l’âme ou le coeur d’un lecteur, s’il lui inspire beaucoup d’intérêt ou de passion, alors ce lecteur va « vendre » ce livre en en parlant à sa famille, à ses amis, etc. C’est ainsi que naissent les best sellers.

Mais c’est aussi la responsabilité de l’auteur que de faire honneur à ses lecteurs avec un livre de qualité, professionnel. Si le lecteur respecte ainsi ses lecteurs, ces derniers le lui rendront et l’aideront à atteindre son public. En revanche, si l’auteur est paresseux, s’il publie un livre mauvais et mal conçu, témoignant d’une pauvre écriture et d’une mise en forme éditoriale lacunaire, alors les lecteurs diront le mal qu’ils pensent de son livre ou l’ignoreront. La crème monte toujours au sommet. Les bons livres seront lus et discutés,  et les mauvais disparaîtront.

Qu’est-ce que les écrivains peuvent attendre et espérer dans un marché du livre digital qui semble croître à l’infini, et qui par conséquent rend la concurrence entre eux de plus en plus intense ?

Les écrivains devraient réaliser que les Ebooks sont immortels. A l’inverse des livres imprimés, qui vont être un jour épuisés, les Ebooks ne le seront jamais. Cela signifie que les écrivains ont le temps de faire grandir leur lectorat. Dans le monde ancien de l’édition, si un livre ne trouvait pas immédiatement son public et ne se vendait pas bien, il n’était pas réimprimé. Les auteurs d’Ebooks ne subissent plus les contraintes de ce compte à rebours mortel.

Les écrivains devraient se concentrer sur l’écriture du meilleur livre qu’ils sont capables de produire, s’assurer ensuite qu’il est édité d’une manière professionnelle, qu’il soit doté d’une couverture, ainsi que d’une description, de qualités professionnelles également. Si un livre mérite d’être lu, les lecteurs le trouveront.

The Smashwords Style Guide (comment formater et publier un Ebook), a été tratuit récemment en français et dans d’autres langues-. Quels sont les projets de Smashwords pour l’Europe et la France ?

Le marché européen est très important pour Smashwords. Nous publions déjà des milliers d’auteurs européens, et je veux porter leur nombre à ces centaines de milliers dans les années à venir. Le premier pas en vue d’atteindre cet objectif est de rendre plus facile, pour ces auteurs, la tâche de publier avec nous. Raison pour laquelle nous avons publié récemment des traductions du Smashwords Style Guide en français, en allemand, en espagnol, en italien et en néerlandais. Ce guide enseigne aux auteurs tout ce qu’ils ont besoin de savoir pour préparer et publier leur Ebook. Ces traductions sont disponibles gratuitement sur le site de Smashwords.

Parallèlement, notre Smashwords Book Marketing Guide, qui explique aux auteurs comment promouvoir leurs livres, a été traduit en italien et nous nous réjouissons de le traduire bientôt dans d’autres langues.

Depuis le premier jour, à Smashwords, nous avons eu une approche globale de l’autopublication, et aujourd’hui nous sommes probablement le plus grand distributeur mondial de livres publiés de manière indépendante. Je souhaite aider tous les auteurs européens à atteindre non seulement leur propre marché, mais encore le marché mondial.

Entrepreneur dans la Silicon Valley, Marc Coker est également, avec sa femme Lesleyann, l’auteur d’un roman sur les coulisses du monde des feuilletons américains, Boob Tube.

C’est parce qu’il n’avait pas trouvé d’éditeur après plusieurs années d’efforts qu’il a créé Smashwords en 2008. L’entreprise est profitable depuis 16 mois.


 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Un médecin à coeur ouvert

À Simone

À Noémie, Camille, Samuel

            

Dr. Jean-Pierre Randin

               Un médecin à cœur ouvert

« Je suis déjà plus loin que vous. » Le professeur de pédiatrie nous présenta un de ses jeunes patients privés. Il résuma le cas en quelques lignes, sur des transparents projetés sur le grand écran de l’auditoire. Le patient était présent. Il était âgé de 15 ans et souffrait de mucoviscidose. Il était très amaigri et avait le teint grisâtre; il devait reprendre son souffle quand il parlait. À ce moment, dans les années septante, cette maladie emportait les jeunes malades vers les 18 ans. Le professeur termina sa présentation, se mit en retrait et donna la parole à son patient. Qui eut cette phrase terrible: « De toute façon, je suis déjà plus loin que vous ». Il savait qu’il allait mourir prochainement. Un silence religieux, de plomb, envahit l’auditoire. Tous les étudiants furent pris à la gorge. Et nous vîmes des larmes jaillir des yeux du professeur.

                                                                              *  *  *

Je viens de prendre ma retraite. Au fil des années, le souvenir, l’histoire terrible de ce jeune homme, dont je vois encore l’image bouleversante, beaucoup d’autres aussi, sont remontés de ma mémoire, m’ont souvent réveillé la nuit. Alors, au moment de tirer ma révérence, j’ai ressenti la nécessité de coucher sur le papier ces histoires vraies, tout ce vécu d’une vie professionnelle, ces lumières et ces ombres qui m’avaient habité si longtemps. De m’en libérer enfin en vous les racontant. Elles m’ont marqué, indigné, étonné, révolté, mais aussi émerveillé et comblé de bonheur.

A ceux qui prétendent que l’arrivée de la retraite est quelque chose de formidable, je leur réponds que c’est faux. Abandonner un métier dans lequel on a tant investi au moment même où l’on a accumulé le plus d’expérience et la plus grande maîtrise professionnelle est quelque chose de paradoxal et douloureux. Je savais que cette aventure médicale allait prendre fin. Sans me l’avouer, durant les trois dernières années, je me suis appliqué à transmettre le maximum de mon savoir et de mon expérience aux étudiants en médecine de 6ème année qui effectuaient leur stage d’un mois dans mon cabinet. Je livrais à mes collègues généralistes, par de multiples conférences, les astuces en diabétologie et les dernières données glanées dans les congrès. En deux mots, je mettais un terme à mon activité en souscrivant au principe que le médecin doit offrir plus que le 100 % à ses patients, et non pas attendre le déclin et se retrouver en queue de peloton.

Ce fut très difficile de trouver un confrère de qualité, très bien formé, acceptant le risque entrepreneurial et financier, en solo.  Je tairai les multiples tracasseries administratives. La plupart des jeunes médecins veulent rester coûte que coûte en milieu hospitalier ou rechignent à s’installer dans un cabinet privé. Ils préfèrent une pratique dans un cabinet de groupe indépendant, ou sous la bannière de structures montées par des financiers qui tôt ou tard exigeront un retour sur investissement.

Mes patients et moi avons beaucoup pleuré lorsque je leur ai annoncé ma décision.  C’est lors de ces multiples séparations que j’ai réalisé avec le plus d’acuité l’importance primordiale de la relation, de l’échange lors du colloque singulier et intime entre le médecin et le patient.

La relation en soit peut déjà être thérapeutique. La médecine ne saurait soigner sans la confiance et la confidentialité, qui libèrent les cœurs et les esprits. Rabelais nous dit : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Et j’ajoute que la médecine à vocation scientifique ne vaut rien sans la relation primordiale entre le médecin et son patient, garantie par le secret médical, pourtant mis à mal par les assureurs et la société civile.

Autrefois, la médecine n’était qu’humanisme; elle n’avait que cela à offrir. Depuis Claude Bernard, elle aspire à être de plus en plus scientifique. Un psychiatre, dans l’un de ses ouvrages, nous dit que la qualité d’un médecin se mesure à l’étendue de sa bibliothèque, constituée non exclusivement d’ouvrages scientifiques, mais aussi et surtout de romans. À l’heure de l’intelligence artificielle, il est capital de le rappeler: l’Humain est irremplaçable.

                         Pourquoi et comment je suis devenu médecin

Tout au long de mes études au gymnase, j’avais été fasciné par l’enseignement de mon professeur de biologie. C’était un véritable savant passionné et plein d’humour. Grâce à lui,  je prenais conscience du mystère de la vie, de sa complexité, de son inventivité. Je cite ce que ce professeur nous avait enseigné et qui m’a guidé tout au long de ma pratique médicale : « Chaque être humain ou vivant est unique dans l’univers. » Quelle révélation ! Cela  devrait tous nous  conduire à la tolérance, au respect de la différence, à l’émerveillement devant les trouvailles et la diversité du vivant. Néanmoins, je ne choisis pas la biologie au seuil de l’université, mais la médecine, dont le cursus débutait par une année dite propédeutique. L’enseignement était assuré par les professeurs de la faculté des sciences de l’Université de Lausanne : la biologie animale, la biologie végétale, la chimie générale et organique, ainsi que la physique, constituaient l’essentiel de l’enseignement. Au terme de l’année,  à l’exception de la chimie, toutes ces  disciplines étaient examinées lors d’un colloque singulier avec le professeur.

La biologie animale était le troisième examen. Le professeur nous recevait dans son bureau enfumé. Une table était jonchée de bouts de papier sur lesquels figurait un sujet de biologie que l’étudiant devait développer pendant une quinzaine de minutes. J’en pris un au hasard et dus traiter un problème d’embryologie. Or, je ne savais rien de ce sujet ! Mais il fallait bien que je cause… Alors je parlais du seul problème de l’embryologie qui m’avait fasciné: le nécessaire rendez-vous d’un territoire « présomptif » avec un autre territoire, pour que ce tissu embryonnaire se différencie (par exemple, c’est ainsi qu’un cristallin devient un cristallin; si le rendez-vous est manqué avec un autre territoire présomptif, il n’y a pas de différenciation). Certes, cela n’avait rien à voir avec le sujet imposé. Je me tus et attendis que le professeur m’interroge et révèle mon ignorance. Quelle ne fut pas ma surprise, non seulement de ne pas être interrogé, mais de m’entendre dire « Au revoir » avec un sourire. Que j’interprétai comme ironique, m’attendant à la note éliminatoire, et donc à un échec total. Je ne voulais plus me présenter au dernier examen oral de biologie végétale,  désirant tout abandonner. Mon frère aîné me persuada de m’y rendre. L’examen se passa très bien, tant la biologie végétale enseignée par l’époustouflant professeur m’avait passionné.

Après deux semaines, tous les étudiants furent convoqués. Par ordre alphabétique, un fonctionnaire annonça oralement la réussite ou l’échec des candidats. Au moins 50 % d’entre eux étaient recalés. Le nom de Randin allait venir. Suspense…  Surprise ! Réussi ! Je fus éberlué et tentai de comprendre. Le sourire du professeur de biologie n’était pas ironique mais empreint de satisfaction puisqu’il m’avait attribué la note maximale ! Il avait jugé non pas la connaissance ou le savoir, mais l’enthousiasme avec lequel j’avais traité mon sujet. Il avait perçu ma sincère fascination pour un phénomène biologique exceptionnel.

Rappelons que, jusque dans les années septante, seuls les latinistes pouvaient accéder aux études de médecine. Cette exigence fut abandonnée. Les étudiants munis d’un certificat de maturité scientifique eurent dès lors plus de chances de passer les barrages très sélectifs des deux premières années. Aujourd’hui, les examens oraux sont de plus en plus abandonnés et remplacés par des questionnaires à choix multiples: il faut cocher la « case juste », parmi les différentes propositions du questionnaire. Puis c’est un ordinateur qui lit et corrige. La moyenne déterminant la réussite de l’examen est alors fixée arbitrairement en fonction du nombre de candidats que l’on va admettre. C’est donc un numerus clausus à peine déguisé. Le colloque singulier avec le professeur doté d’un certain flair disparaît. On n’apprécie plus les capacités empathiques et l’intelligence relationnelle, qualité pourtant indispensables pour le futur médecin. Et au tout début des études, les capacités de résistance au stress ne sont pas évaluées au nom de la liberté académique, alors qu’elles sont évaluées pour les études infirmières ou pour les ambulanciers. Ainsi, je suppose que nombre d’étudiants en médecine ont été ou sont « éliminés », alors qu’ils  auraient été d’excellents soignants.

Petit florilège des  cas concrets auxquels ils auraient pu se trouver confrontés.

Mutinerie

 Je venais d’avoir 20 ans peu après ma deuxième année propédeutique quand j’ai dû  accomplir mon école de recrue, à Tesserete au Tessin, dans une caserne désaffectée. Je fus reçu le premier jour par un caporal vociférant un « À moi ! », découvrant ce langage abscons et à peine compréhensible du militaire formaté. Me voilà tout de suite au parfum. Belle ambiance en perspective !

Un jour de septembre,  au milieu des quatre mois obligatoires, nous fûmes « disloqués » à la Brévine. La nuit même, aux environs de trois heures, sous une pluie battante et froide, nous marchions en tenue d’assaut, en portant un sac  d’une quinzaine de kilos. À la ceinture, un pistolet 9 mm chargé à balles réelles, puisque nous étions désormais « soldats » et non plus « recrues » et que nous étions « en guerre ». Je remarquai alors que mon camarade titubait et ne répondait pas à mes questions. Inquiet, je pressai le pas et rejoignis le chef de section, lieutenant, médecin diplômé dans le civil. Je lui rapportais mon inquiétude sur l’état du soldat M. et lui proposais d’appeler tout de suite une ambulance. Il me répondit ce qu’il avait dû apprendre lors de son école d’officier: « Tous mes hommes rentreront en caserne à pied cette nuit ! ». Je retournais en courant auprès de mon camarade. Il tenait à peine debout et était dans un état que l’on qualifierait de coma vigile. Toujours est-il que mon inquiétude avait atteint son paroxysme, car je pressentais une issue fatale.

Je revins vers le lieutenant, toujours en tête de colonne. Je lui répétai qu’il fallait impérativement appeler une ambulance. Et à ce lieutenant-médecin de répéter sa litanie. Je dégainais alors mon 9 mm et plaçais le canon sur sa tempe en lui disant fermement : « Appelle l’ambulance ! ». L’officier prit peur, alla précipitamment constater l’état du soldat, et fit appel à l’ambulance en toute urgence.

Un ami, ancien juge militaire, m’a affirmé que pour une telle infraction, en tant de paix, j’aurais dû endurer une peine de six mois de prison ferme. En temps de guerre, j’aurais été fusillé pour mutinerie. Je n’encourus aucune dénonciation de la part de l’officier que j’avais menacé. Il s’était avéré que le soldat  était en choc septique sur pneumonie bilatérale sévérissime. Il en réchappa par miracle, le choc septique étant à l’époque grevé d’une mortalité de 90 %. Le lieutenant-médecin avait compris qu’en me dénonçant à la justice militaire il pouvait encourir lui aussi une condamnation, mettant à mal ses ambitions militaires et son avenir professionnel de médecin. Je fus donc épargné de toute sanction et, au terme de cette école de recrue, je n’eus pas beaucoup de mal à convaincre cet officier de ne pas me forcer à monter en grade.

Un malade imaginaire… et imaginé

En troisième année des études de médecine, nous devions participer à l’enseignement au lit du malade. Un médecin aîné ou un professeur nous donnait un enseignement après que nous ayons examiné un patient dans un service hospitalier. Un mercredi matin, dans ce qui s’appelait encore l’hôpital cantonal, munis de notre blouse blanche et d’un badge déjà teinté de rouge (signe distinctif de médecin), nous nous approchâmes du patient. Il se tenait debout avec deux cannes anglaises, sa jambe droite, dans le plâtre à mi-mollet . Nous pratiquâmes ce que nous avions appris, soit l’anamnèse systématique (« Avez-vous eu la scarlatine dans l’enfance ? Des opérations ? Que vous est-il arrivé ?, etc.). Nous consignâmes scrupuleusement les dires du patient. Ce dernier nous répondit gentiment, avec précision. Après plus de vingt minutes, le « patient » nous dit: « Bon, on va voir le malade maintenant ». Vous l’aurez deviné, c’était en fait le professeur, lui-même accidenté, qui avait joué le rôle du malade…Vous imaginez notre honte. C’était un tout grand professeur, patron du service de traumatologie et d’orthopédie, bourreau du travail, qui savait tout dans son service et exigeait de ses assistants et chefs de clinique une disponibilité sans failles. Il a formé une ribambelle de grands chirurgiens orthopédistes.

J’étais présent, médusé, impuissant

Lors de la dernière année de mes études de médecine, j’effectuais un stage dans un centre universitaire de dermatologie. Une patiente consultait régulièrement la policlinique Elle souffrait d’une maladie exceptionnelle. L’infirmière cheffe lui proposa d’être examinée par le professeur. Elle mit ses plus beaux habits et se présenta  ponctuellement au rendez-vous. L’infirmière l’invita à se déshabiller complètement et à s’étendre sur un lit d’examen sans draps, dans une salle mal chauffée. La patiente attendit plus de 45 minutes, grelottant de froid. Puis, brusquement, la porte de la chambre s’ouvrit. C’était le professeur, qui comme promis qui fit irruption, mais accompagné d’un aéropage d’une vingtaine de dermatologues. Pendant que le professeur pérorait, ânonnant des termes savants, les dermatologues se penchaient au plus près, sur les lésions croûteuses disséminées sur toute la surface corporelle de la patiente. Certains même allaient jusqu’à gratter des squames avec un petit scalpel… J’étais présent, médusé, impuissant.

Un maître

A l’occasion d’un autre stage, dans un service universitaire de médecine, je participai à  la grande visite du professeur. Nous devions élucider la cause d’une préoccupante détérioration de l’état général, couplée à une insuffisance respiratoire chez un agriculteur. Personne n’avait compris ce qui se passait en dépit des très nombreuses investigations. Le professeur posa quelques questions-clé : « A quel moment ressentez-vous de la peine à souffler ? » Et le paysan de répondre : « Quand je me rends dans la grange ». Le professeur se retourna vers l’infirmière et exigea une seule analyse par prise de sang. Le résultat démontra une allergie à des moisissures présentes dans le foin. Cette maladie s’appelle le poumon du fermier. Il n’y a pas d’autres traitements que d’éviter l’exposition au foin. Le patient dut changer de métier et fut guéri. Je donne à parier que personne n’avait posé les bonnes questions, par méconnaissance de la maladie ou en n’écoutant pas attentivement le patient. Ce ne sont ni des examens de laboratoire tous azimuts, ni des examens radiologiques qui amènent au diagnostic s’ils ne pas fondés sur l’anamnèse et le status. Que d’examens inutiles et très coûteux seraient évités ! Je crains que cette médecine clinique fondamentale se perde, contribuant à l’augmentation des coûts de la santé.

« Quelle belle pièce ! C’est à montrer aux étudiants ! »

De mon temps, au terme des études médicales, toutes les disciplines étaient examinées, soit un examen par semaines durant 5 mois. L’examen d’anatomie pathologique se faisait en deux parties. La première consistait à décrire et poser le diagnostic d’une coupe histologique d’un organe malade. Imaginez un professeur face à l’étudiant, chacun avec les yeux rivés sur un microscope binoculaire, tous deux examinant la même coupe histologique. Je devais décrire une coupe microscopique d’un cancer de la prostate. Au lieu d’utiliser le jargon habituel, je dis d’emblée : « Aïe, c’est pas catholique ça ! »

Du coup je vis une tête chauve en face de moi se redresser et se tourner vers l’expert aux examens. Il s’agissait d’un professeur d’origine italo américaine qui ne comprenait pas cette expression. L’expert, qui ne manquait pas d’humour, me demanda si j’étais catholique ou protestant et expliqua au professeur que, dans le canton de Vaud à prédominance protestante, cela signifiait « pas normal ». Tout le monde rit un bon coup et j’enchaînai en déclinant le diagnostic. L’examen se termina ainsi après quelques minutes seulement… avec la note maximale.

L’examen suivant était celui d’anatomie pathologique macroscopique. L’étudiant devait décrire un organe malade figé dans le formol. Il s’agissait pour moi de commenter l’état d’un poumon. Celui-ci était de couleur ocre et avait « belle allure ». Du coup, je lance au professeur : «Quelle belle pièce ! C’est à montrer aux étudiants !». Et le professeur de répondre: «Que voilà une bonne entrée en matière. Tout à fait d’accord, il s’agit d’une très belle pièce ! ». J’enchaînai en rapportant le diagnostic d’hémosidérose. Le professeur mit un terme à l’examen après quelques minutes seulement et me donna, là aussi, la note maximale. Il faut apprécier la qualité teintée d’humour  de ce face à face entre un  professeur et son étudiant. Une nouvelle fois, les questionnaires à choix multiples ne permettent plus cela.

Mon premier jour de médecin

Pour financer mes études de médecine, j’ai pu bénéficier d’une bourse de l’Etat non remboursable, pour autant que je réussisse mes examens. Ici, je rends hommage à ceux et à celles qui, politiquement, ont permis l’accès  aux études supérieures pour les jeunes des milieux modestes dont je faisais partie. Certes, la bourse cessait dès la fin des études. Il fallait donc impérativement trouver une place d’assistant pour faire bouillir la marmite. Dans une situation de pléthore, je peinais à trouver une place rémunérée de médecin-assistant. Certains jeunes collègues bien nés, sans vergogne, se disaient prêts à travailler gratuitement. Je fus finalement admis à fonctionner comme « externe » dans le service de chirurgie « B » de ce qui allait devenir le Centre Hospitalier Universitaire Vaudois. J’arrivai le premier jour dans le bureau des médecins. Je n’avais pas pu manger, noué comme pas deux que j’étais. A peine arrivé, une secrétaire m’enjoignit de rejoindre rapidement la salle d’opération. Le chef de clinique était déjà en action et je devais compléter l’équipe comme deuxième assistant. Après la nécessaire désinfection soigneuse des mains, j’enfilai la blouse stérile que me tendait l’infirmière instrumentiste et je me plaçai au côté du premier assistant, en face de l’opérateur. Puis… plus rien. Je repris mes esprits sur un lit, en dehors de la salle d’opération, entouré des infirmières goguenardes : « C’est le nouveau qui commence aujourd’hui ». J’avais donc perdu connaissance, peu après mon entrée en salle d’opération… Durant plus de quatre semaines, j’ai été incapable de m’alimenter correctement et je vomissais quotidiennement. Avais-je le « format » pour assumer mes ambitions ? Jusqu’au jour je pris confiance en moi. Je m’impatientais d’aller « au combat ». Les douleurs abdominales et les vomissements cessèrent du coup. J’ai su dès lors que j’étais fait pour ce métier.

Suis-je fait pour le bistouri ?

Au bout de huit mois, je fus engagé dans un service de chirurgie du petit hôpital d’Orbe. Le patron de l’époque impressionnait par l’étendue de ses techniques chirurgicales: il était capable d’opérer des anévrismes de l’aorte, de pratiquer des lobectomies pulmonaires, des pancréatectomies, en plus de la traumatologie osseuse courante.

Un soir, nous reçûmes un patient qui s’était mal réceptionné en atterrissant avec son aile delta: fracture bilatérale des cols de l’humérus. Le patron se lança, sans attendre, dans l’ostéosynthèse. Il commença par le bras gauche,  disséqua soigneusement les structures musculaires et mit en évidence le trait de fracture. Je voyais clairement le nerf huméral et je pensais que mon patron l’avait identifié. Il saisit la perceuse et pratiqua le premier trou dans l’humérus pour placer une plaque-vis. Et là, au premier coup avec la perceuse, il enroula le nerf huméral. Il réalisa l’erreur mais trop tard: le nerf était gravement endommagé. C’est alors qu’il me dit : « Si je n’opère pas tout de suite l’autre bras, je ne pourrai plus jamais opérer ». Il savait que cette erreur allait entraîner la paralysie de l’avant-bras. L’ostéosynthèse de l’autre bras fut exécutée impeccablement. Il se montra fidèle au poste le lendemain et poursuivit sa carrière chirurgicale.

Après quelques semaines, une belle confiance s’était établie entre le patron et son assistant. Nous avions même publié ensemble un cas exceptionnel, soit une pseudotumeur inflammatoire du poumon. Ce fut ma première publication qui remporta un certain succès et un net intérêt dans le monde médical. Ce grand chirurgien me poussait à choisir la spécialisation chirurgicale. Il me fit opérer en particulier une appendicite aiguë. A la fin de l’opération, je pratiquai une ligature du mésoappendice et, en refermant la paroi abdominale, je fus saisi d’un doute sur la bonne facture de la ligature. Je fis part de mon incertitude au patron qui était à mes côtés et il me répondit: « Quand on a fini d’opérer, on ne sait jamais comment cela va se passer dans les heures qui suivent ». Je sus alors que je ne pourrai jamais surmonter cette incertitude et que je ne serais jamais chirurgien, d’autant plus qu’une infirmière instrumentiste expérimentée, qui m’avait vu opérer à plusieurs reprises, me le confirma un peu plus tard et me déconseilla de poursuivre la voie chirurgicale. Je garde toutefois une immense admiration pour les confrères chirurgiens qui assument une énorme responsabilité sachant qu’un seul geste maladroit peut entraîner des dégâts énormes ou le décès.

Je passai donc ma deuxième année d’assistanat dans le service de médecine de ce petit hôpital. J’étais de garde et on m’appela de toute urgence pour réanimer un patient qui avait tenté de se suicider par pendaison. Avec le médecin anesthésiste, nous engageâmes immédiatement le massage cardiaque couplé d’une intubation. La réanimation était sur le point de réussir quand mon patron, médecin traitant du patient, arriva sur les lieux et nous ordonna de suspendre toute mesure de réanimation en affirmant: « Je connais sa souffrance psychique depuis longtemps, alors respectez son choix: cessez la réanimation ». Ce que nous fîmes. Cette sagesse et ce respect fondamental du patient m’a servi pour tout le restant de ma carrière, notamment quand je fus par la suite confronté à plusieurs reprises aux décisions de mes patients d’en finir par le biais d’Exit.

Mais je ne saurais conclure mon vécu dans ce petit hôpital sans vous dévoiler que c’était dans cet établissement que je suis né. Ma mère, en me mettant au monde, fût victime d’une hémorragie. La médecin-assistante de garde avait sous-estimé la gravité du saignement. A l’inverse, la sage-femme mesura avec acuité son importance, passa outre et appela directement le patron qui prit alors les mesures hémostatiques, sauvant ainsi la vie de ma mère. Or ladite sage-femme était encore en activité quand je fonctionnais comme médecin-assistant. Le jour de mon anniversaire, je lui offris 25 roses pour la remercier.

Que serais-je devenu, orphelin ?

Coup de bol

Après plus de quatre ans d’assistanat dans les services de chirurgie et de médecine, j’étais bien décidé à effectuer une thèse de doctorat de qualité. Les semaines de travail étaient de 100 heures et nous étions de garde un jour sur trois. Le professeur de la biochimie clinique, à Lausanne, me reçut. Je fus engagé pour une année et demie en qualité d’assistant de recherche. Il me proposa d’étudier les interactions entre la glande thyroïde et le métabolisme du glucose. Je compulsai dès lors l’Index Medicus, soit un recueil paraissant mensuellement et recensant sur papier bible tous les articles publiés dans la sphère médicale. Durant plus d’un mois, j’effectuai un vrai travail de bénédictin. Aujourd’hui, à domicile, la recherche par ordinateur sur Pub Med, par exemple, m’aurait pris quelques secondes pour un résultat bien meilleur. Je constatai que la sensibilité à l’insuline n’avait jamais été testée chez des patients souffrant de dysfonction thyroïdienne. Je rappelle qu’une thèse de doctorat doit être originale et traiter d’un sujet encore non exploré.

Je profitai d’une constellation technologique exceptionnelle à Lausanne: il existait une consultation spécialisée très fournie des maladies de la thyroïde, et à l’Institut de physiologie clinique nous pouvions bénéficier d’un appareil à l’époque unique au monde, mis au point par l’EPFL. Il s’agissait d’une technologie permettant de mesurer en continu le métabolisme des glucides et des lipides chez l’humain. Cette technologie s’appelle la calorimétrie indirecte. Plus encore, un professeur américain qui avait passé une année sabbatique à l’institut avait apporté une méthodologie permettant de mesurer la sensibilité à l’insuline. Cela s’appelle un clamp, qui consiste en une perfusion intraveineuse couplée d’insuline et de glucose durant plusieurs heures, pour obtenir un taux de glycémie constant à un seuil prédéterminé.

Fort de ces opportunités locales uniques, j’établis un protocole d’étude des patients souffrant d’un excès de fonctionnement de la glande thyroïde non encore traités. Je puisai les patients dans la consultation spécialisée dont nous venons de parler et les invitai à se soumettre à l’expérimentation suivante: imaginez que vous vous trouvez dans un lit. On vous pose deux perfusions et on vous met un casque transparent hermétique sur la tête permettant de mesurer les échanges gazeux en continu… alors que vous êtes malade ! Une quinzaine de patients acceptèrent. Je leur rends hommage et leur voue une reconnaissance qui ne se tarit pas. J’avais émis l’hypothèse que les patients avec hyperthyroïdie présentent une résistance à l’insuline, autrement dit une diminution de la sensibilité à l’insuline. Je fus aidé par un collègue, lui aussi assistant de recherche. Les premiers résultats venaient au fur et à mesure des patients étudiés. Premièrement, force fut de constater que l’hypothèse de départ ne se confirmait pas: la sensibilité à l’insuline était tout à fait normale. Mais j’observai que les taux sanguins d’insuline chez tous les patients étudiés n’étaient pas dans la fourchette prédéterminée. J’attendais un taux de 100 UI/l, or il s’est avéré que tous les patients eurent des taux beaucoup plus bas, soit aux environs de 50-60 UI/l. Je pensais que c’était le résultat d’une erreur dans le calcul de la perfusion intraveineuse d’insuline.

 L’essentiel de ma thèse risquait d’être réduit à néant. Mon collègue analysa les résultats et subitement me dit: « Il faut calculer la clearance (mesure de l’élimination ) à l’insuline et publier tout de suite ». En effet, le calcul révéla que l’hyperthyroïdie entraîne une augmentation du catabolisme de l’insuline ; autrement dit, l’insuline est détruite beaucoup plus vite. Nous avons envoyé l’article à la prestigieuse revue du diabète « Diabetes », qui accepta la publication en première lecture sans corrections. Nous étions les premiers et devancions de peu une équipe lyonnaise qui montrait les mêmes résultats. C’est donc tout à fait par hasard que nous fimes cette découverte.

Je suis encore très ému de vous rapporter cette expérience unique et exceptionnelle. Mon collègue avait un véritable génie de chercheur. Il devait occuper plus tard, à juste titre, la chaire de physiologie de la faculté de médecine de Lausanne. Quant à moi, je pris conscience du fait que je devais plutôt me destiner définitivement au monde des soins. A ce jour, nous sommes restés très amis avec un profond respect réciproque.

Les magouilles d’un assistant

Dans l’année précédant mon passage dans le service de biochimie clinique officiait un autre assistant de recherche. En plus de son travail principal pour sa thèse, il devait effectuer une étude pour le compte de l’industrie pharmaceutique. Cela consistait à mesurer l’effet métabolique d’un médicament chez des volontaires payés. Le volontaire était étudié, après une période de prise du médicament, puis avec le placebo. Autrement dit, le volontaire était examiné à deux reprises. Les résultats donnés au commanditaire étaient mirobolants, avec une parfaite corrélation statistique. Trop mirobolants. En effet, la firme pharmaceutique se méfia et demanda des échantillons sanguins prélevés sur les volontaires lors de l’expérimentation, pour répéter des dosages dans leur propre laboratoire. Ces échantillons furent introuvables. L’assistant commença par pester, prétextant des pertes « inadmissibles » dans le laboratoire de biochimie clinique. Pas de chance pour lui, un paramètre avait été mesuré dans deux laboratoires différents. Or, invoquer une perte dans deux laboratoires différents rendait l’argumentation peu plausible. Cet assistant dût avouer : il avait pratiqué une expérience sur un seul sujet. Tous les autres avaient été inventés! Pire, cet assistant avait empoché l’argent des volontaires en inventant des noms. Il s’agissait non seulement d’une grave tricherie scientifique mais aussi d’une escroquerie qualifiée. Par hasard, je surpris l’aveu de cet assistant dans le bureau de son patron et vis de mes propres yeux le remboursement des sommes! Par la suite, nous reprîmes d’autres travaux de cet énergumène, constatant à nouveau des corrélations statistiques presque trop belles pour être vraies. Nous voulûmes re-analyser les data brutes, et comme par hasard tous les cahiers de laboratoire demeurèrent introuvables (alors que, de droit, ils appartenaient au service de biochimie clinique). Je reste convaincu aujourd’hui qu’il avait y eut là aussi tricherie dans tous les travaux.

Avec mes deux collègues au courant de cette monumentale escroquerie, je m’attendais à une sanction pénale. Bien au contraire, cet énergumène n’encourut aucune sanction. Le scandale n’éclata jamais au grand jour. Ce petit monsieur fut même nommé plus tard à un poste cadre dans un important service d’un hôpital universitaire.

C’était le début de la perte de mon ingénuité dans le monde académique. Je n’ai, aujourd’hui encore, jamais digéré cette impunité, ni cette injustice.

                              Ouvrir son cabinet, un challenge 

Je décidai d’ouvrir un cabinet en automne 1988. Il faut dire que, dorloté dans le giron d’un employeur hospitalier, je n’étais pas du tout préparé à une activité indépendante et ne réalisai pas toutes les contraintes à venir. En particulier, il fallait frapper à la porte d’un banquier pour obtenir un crédit d’investissement. En 1988, un ordinateur coûtait 20 000 fr., le logiciel de facturation plus de 10 000 fr., et un appareil à échographie thyroïdienne pas moins de 50 000 fr. J’économisai sur le mobilier et réduisis au minimum la rénovation du cabinet. Je frappai à la porte d’une banque, fus reçu par un cadre à qui je demandai un crédit de 115 000 fr. qui fut accordé très rapidement. Et au banquier de me souhaiter : « Bonne chance pour votre affaire ».

Je tombai des nues et fus presque vexé. Loin de mon univers mental médical l’idée de « faire des affaires » et de tirer un profit avec un retour rapide sur investissement ! Mais quelques mois plus tard, je réalisai quand même que je créais une petite entreprise, devant gérer du personnel, établir une comptabilité, et déjà anticiper ma prévoyance, et celle, obligatoire, des employés. Et surtout ne pas tomber malade ou être victime d’un accident, avec le risque de faire faillite, l’assurance perte de gains ne couvrant pas suffisamment la totalité du montage financier. J’ai dû assumer ce risque tout au long de ma carrière, comme tout indépendant.

Aujourd’hui, les banques allouent des crédits avec une certaine retenue. Les jeunes médecins hésitent à s’installer en solo, voulant éviter les risques décrits plus haut. Ils préfèrent pratiquer dans un cabinet, en association avec d’autres confrères, avec pour avantage de pouvoir se concerter, se remplacer, et partager les lourdes charges financières. Certains médecins se laissent séduire par l’apparente sécurité salariale que leur offrent des investisseurs, avec un centre médical, fourni  clés en mains et tout le personnel. Ils encourent un autre risque : celui  de vendre leur âme au diable. Il leur faudra être « rentables ».  Les investisseurs ne sont pas des philanthropes et attendent un retour sur investissement. L’avenir est aux médecins associés dans un centre médical, en milieu urbain ou campagnard, pour autant que,  dégagés de toutes stratégies de profit, ils préservent leur totale indépendance. C’est ainsi qu’ils pourront respecter les principes éthiques fondamentaux qui régissent la médecine. Et se respecter eux-mêmes !

Médecine d’urgence : tout est à faire

Un confrère aîné m’avait conseillé une activité accessoire à côté de mon activité en cabinet. Je postulai dès lors pour un poste à temps partiel de médecin-conseil de l’administration communale de Lausanne. Le cahier des charges était relativement mal défini: le médecin-conseil avait entre autres la mission d’organiser et de superviser les policiers officiant comme ambulanciers. Ces policiers suivaient une formation complémentaire centrée sur les soins d’urgence. L’hôpital universitaire, par tradition, ouvrait généreusement ses portes aux stagiaires policiers durant 6 mois.

Je compris mieux la réalité du terrain quand, à Noël 1989, je fus appelé par la centrale téléphonique des médecins en qualité de médecin de garde. Seul, muni de ma petite mallette et plus de vingt minutes après l’appel, j’étais au domicile d’un homme dans la soixantaine, venu en visite chez son fils pour les fêtes. À ce moment-là, il était seul et eut tout juste le temps d’ouvrir la porte de l’appartement avant de s’écrouler sous mes yeux, en arrêt cardio-respiratoire. Je dus, seul, appeler du secours par le téléphone fixe, chercher une compagnie d’ambulances disponible en feuilletant le bottin, tout en tentant de pratiquer le massage cardiaque.

A l’impossible nul n’est tenu. L’homme mourut, et ce décès me bouleversa. Après plusieurs jours de réflexion, je plaidai non coupable et mis en question tout le système. Je compris que tout était à faire, que toute la chaîne de secours était à construire, pièce par pièce. Au carrefour de la médecine extrahospitalière, comme médecin avec un cabinet privé, et au contact avec la classe politique de par mon mandat de médecin-conseil de la ville, et constatant que l’Etat ne prenait pas ses responsabilités, je décidai de retrousser mes manches. Je commençai par déléguer des gestes jusqu’alors strictement réservés au corps médical, comme l’administration intraveineuse de médicaments vitaux et surtout la défibrillation cardiaque, à des policiers ambulanciers. Je fus le premier en Suisse à oser, à proposer cette forme de sous-traitance professionnelle. J’avais une énorme confiance en eux. En une année, dix vies furent sauvées.

Le jour de la finale des championnats suisses de football des polices, un spectateur s’écroula en arrêt cardiaque. Le responsable de la brigade sanitaire du corps de police était de piquet dans les parages avec une ambulance. Ce fut lui-même qui appliqua le choc électrique salvateur, devant tous les gradés des polices suisses, sur les estrades du stade. Le commandant de la police lausannoise, au souper de gala tenu le même soir, me dit: «Vous avez fait de mes policiers de véritables médecins. »

Le ton changea quelques semaines plus tard, quand je confrontai ce commandant à une contradiction juridique insoluble. Parfois le policier ambulancier devait réanimer un toxicomane en arrêt respiratoire sur overdose en pratiquant l’injection intraveineuse de l’antidote des opiacés (la Naloxone), sur délégation. En qualité de soignant, il était soumis au secret médical, mais en qualité de policier, il était dans le devoir de dénoncer à la justice le toxicomane qu’il venait de sauver. Je restai ferme quant à la séparation des fonctions et à la claire constitution d’un corps ambulancier professionnel. Ce même commandant de police m’a finalement dit: «Vous nous avez tiré une balle dans le dos». Les gars de la brigade sanitaire durent donc choisir: quitter le corps de police et devenir exclusivement ambulanciers professionnels après un examen ou rester policiers.

L’œuvre, de loin, n’était pas achevée. Alors que les centrales de police et de pompiers disposaient depuis belle lurette de centrales téléphoniques très performantes, nous ne disposions que d’un téléphone, dans un petit local borgne avec au bout du fil une infirmière pour répondre à l’appel d’un patient en détresse. Il fallait donc rattraper ce retard et constituer une centrale sanitaire spécifique. Avec une collègue installée en pratique privée,  nous avons pris notre bâton de pèlerin et plaidé la cause principalement auprès des responsables politiques.

Séance après séance pour mettre sur pied la centrale, nous attendions l’approbation finale du ministre cantonal de la santé, l’Etat étant la principale ressource financière. Hasard ou pas, lors d’une ultime séance préparatoire,  le fonctionnaire cantonal en charge de ce dossier se présenta avec un large sourire en disant : «Bonne nouvelle, le ministre s’est cassé la cheville et a dû attendre longtemps la venue d’une ambulance. Il vient de signer la constitution de la centrale 144, sur son lit d’hôpital ! »

Le système était incomplet: il fallait ajouter un médecin! À ce moment, un médecin anesthésiste au CHUV intervenait comme urgentiste hors de l’hôpital avec l’hélicoptère de la REGA. Il voulait créer sur le territoire lausannois un SMUR (service mobile d’urgence et de réanimation), soit un véhicule comprenant un ambulancier professionnel et un médecin d’urgence. Un autre médecin anesthésiste, à Aigle, venait d’ouvrir la voie en créant sa propre unité, à ses frais.

Il nous fallait convaincre à nouveau le politique. Je profitai d’être aux côtés de la syndique de Lausanne pour lui dire «Madame la syndique, je veux que l’on meure avec plus de difficultés à Lausanne». Elle me regarda ébahie, et je lui expliquai à quel point était vitale la création d’un SMUR lausannois, et son coût. Peu après, le SMUR fut donc créé et cofinancé par l’Etat et la Ville de Lausanne.

La chaîne de secours complète fut enfin constituée: une centrale dédiée (le 144), des ambulanciers désormais professionnels et des médecins urgentistes. Tout cela pour offrir dans les meilleurs délais de véritables soins intensifs sur le terrain, jour et nuit, 24h/24, tout au long de l’année. Mon patient de Noël 1989 aurait peut-être survécu si il avait pu bénéficier de cette chaîne de secours. Souvenirs.

Tout le monde peut sauver une vie

Je fus invité à parler de la chaîne de secours à une assemblée de surveillants de piscine. Je leur relatai une des premières sorties SMUR. En plein été, un garçon âgé de 10 ans jouait au «grand bleu». Il voulait imiter le plongeur qui avait battu le record en apnée sous l’eau, héros d’un film à succès. Il l’imita si bien qu’il se noya dans la fosse des plongeons de la piscine de Renens. Le gardien vit ce garçon au fond du bassin, plongea et le sortit de l’eau, appela le 144 et commença le massage cardiaque. La centrale 144 envoya en toute urgence le SMUR et une ambulance. L’équipe arriva dans les 15 minutes sur place. Les professionnels poursuivirent la réanimation par une défibrillation et une ventilation par intubation. Le cœur de ce jeune garçon reprit une activité normale efficace. A peine arrivé au CHUV, il fallut extuber le garçon qui avait repris pleinement conscience et dit : « Il faut tout de suite me ramener à la maison, je dois faire mes devoirs. » Et le médecin réanimateur qui m’avait rapporté cette mission pleinement réussie  me déclara « Le SMUR est amorti pour l’année ».

Je terminai mon histoire exemplaire devant cette assemblées de gardes-bains quand une main se leva, et j’entendis un gardien déclarer : « C’est moi qui a réanimé ce garçon ». Je dis alors aux gardiens: « Si vous sauvez une seule vie durant toute votre carrière, vous aurez réussi pleinement votre job. »

Elle a sauvé son mari

Une section de samaritains m’invita, un soir, à valider la technique du massage cardiaque. Je félicitai une dame dans la soixantaine pour son excellente technique sur mannequin : « Vous êtes efficace, Madame, bravo ! » Quelque temps plus tard,  je la croisai en pleine rue, accompagnée de son mari. Elle s’approcha de moi et me dit: « Vous savez, docteur, mon mari a fait un arrêt cardiaque dans la cuisine, chez nous et c’est moi qui l’ai réanimé. »

A l’école

Je validais à l’époque toutes les défibrillations effectuées dans le canton en examinant les tracés papier des électrocardiogrammes que devaient effectuer les ambulanciers avant d’appliquer un choc électrique. Plus encore, je pouvais écouter l’enregistrement des ambulanciers pendant toute la procédure. J’entendis l’enregistrement des ambulanciers appelés dans le préau d’un collège par des élèves. Leur camarade âgé de 15 ans s’était effondré. Ces jeunes élèves commencèrent le massage cardiaque. Ce furent les ambulanciers qui arrivèrent sur place avant le SMUR. Ils diagnostiquèrent une fibrillation ventriculaire et par téléphone demandèrent l’autorisation de pratiquer un choc électrique au médecin SMUR en route. Après le feu vert, ils pratiquèrent la défibrillation et  j’entendis un ambulancier dire: « Il a un pouls, c’est bon, c’est bon ». Ce garçon fut sauvé sans séquelles. Il présentait ce que l’on appelle une dysplasie ventriculaire droite qui peut emporter à tout moment une vie et qui était restée ignorée jusqu’au premier malaise. Ce jeune homme envoya une lettre lumineuse de gratitude à tous les intervenants, à ses camarades, aux ambulanciers qui lui avaient sauvé la vie. En lisant cette lettre, je ne pus retenir mes larmes.

L’ambulancière qui avait toujours raison

Je faisais partie d’un collège médical, qui devait  émettre des propositions à la Santé publique dans le domaine de l’urgence pré-hospitalière. On nous demanda d’examiner le recours d’une ambulancière, qui venait d’être licenciée. Cette ambulancière fut appelée pour un patient victime d’un traumatisme cranio-facial. Elle estima qu’un transfert immédiat au CHUV s’imposait, excluant l’hôpital de zone dont elle était l’employée. Un ancien médecin-chef de cet hôpital de zone, sur place par hasard, ordonna à l’ambulancière de transporter ce patient dans son établissement. Ce qui fut fait. A peine arrivé, le patient dut être transféré dans le service universitaire de neurochirurgie du CHUV, en hélicoptère. L’ambulancière avait donc eu raison. Je proposai au collège médical d’annuler son licenciement, qui fut toutefois maintenu. Je pris alors contact avec le responsable des ambulances de la ville de Lausanne: « Tu cherches quelqu’un? », lui demandais-je. Il me répondit par l’affirmative. Cette ambulancière fut ainsi embauchée.

Quelque temps plus tard,  elle fut appelée pour une suspicion d’infarctus à Lausanne. C’était pour mon frère! Il sortait d’une salle de fitness et, en pleine rue, présenta un premier malaise. Il s’effondra mais reprit connaissance. Une touriste belge qui passait par là, médecin de son état, s’approcha de lui et posa quelques questions. Elle soupçonna un infarctus inférieur du myocarde. Elle appela le 144, qui mobilisa immédiatement le SMUR et une ambulance, laquelle arriva en premier. Avec, à son bord, l’ambulancière que j’avais fait engager, qui était de service ce jour-là ! Elle assumait le leadership. Flairant et anticipant un nouveau malaise, elle apposa d’emblée les patches de défibrillation. Ces derniers à peine posés, une nouvelle fibrillation ventriculaire se déclencha. Le choc électrique fut appliqué et sauva la vie de mon frère. Le SMUR arriva deux minutes après cette mesure salvatrice.

               Création d’un dispositif cantonal en cas de catastrophe

Un fonctionnaire de l’Etat de Vaud me fit découvrir le matériel qui serait mobilisé en cas d’accident majeur ou de catastrophe sur le territoire cantonal. Il y avait une vieille tente de camping, deux couvertures, et un bahut contenant des médicaments pouvant figurer dignement dans un musée.

C’est à ce moment-là que le commandant des pompiers de Lausanne me proposa de créer une section sanitaire. J’acceptai. Avec l’aide précieuse d’un sapeur-pompier professionnel, un groupe composé de samaritains fut mis sur pied. Peu après, nous fûmes mobilisés en pleine nuit suite à un déraillement de deux wagons, remplis de produits chimiques hautement toxiques, une menace majeure pour la population lausannoise en cas d’explosion. Plus de mille personnes habitant les quartiers proches de la gare de Lausanne durent quitter leurs appartements et furent rassemblés dans le parc public le plus proche. Nous les examinâmes un à un, pour déceler d’éventuels signes d’intoxication. Ce groupe sanitaire avait déjà démontré toute sa pertinence. Quelle  aurait été la réaction de cette population si elle avait été laissée à elle même dans un parc public ?

Par la suite, nous offrîmes nos services à l’organisation des 20 kms de Lausanne, puis à toutes les grandes manifestations sportives de la région. C’était une opération doublement gagnante: pour nous, c’était un exercice excellent et motivant ; pour l’organisateur, un service sanitaire avantageux, puisque nous étions bénévoles. Nous ne comptons plus les vies sauvées, suite à des arrêts cardiaques ou à de sévères coups de chaleur. Lors d’une édition de l’épreuve, nous dûmes porter secours simultanément à 32 personnes inconscientes, victimes d’une grave hyperthermie. Toutes s’en sortirent saines et sauves. Ce fut un stress énorme, mais quelle satisfaction de sauver de multiples vies.

Cela n’aurait pas été possible sans le professionnalisme de haut vol des membres du groupe. En effet, des infirmier(es), des ambulancier(es), des jeunes médecins urgentistes le rejoignirent. A ce jour, 26 ans après sa création, ce dispositif Poste Médical Avancé (DPMA) comprend une centaine de professionnels de la santé ou secouristes, mobilisables en tout temps. Le DPMA dispose d’un impressionnant matériel, transportable par des camions apprêtés spécialement.

Ce dispositif, envié dans toute la Suisse, a été repris dans tous les cantons romands. Que de chemin parcouru au service de la population, en cas de coup dur ! Je suis fier de ces soignants, prêts à intervenir de jour comme de nuit, à titre bénévole et volontaire, en plus de leurs activités professionnelles. Quelle satisfaction de savoir l’existence d’hommes et de femmes encore solidaires et désintéressés, dans une société qui l’est de moins en moins.

Je voulus mieux connaître le dispositif lausannois en cas de catastrophe. La protection civile avait la responsabilité de gérer des abris, d’en assurer la maintenance, et surtout de garantir le bon fonctionnement des structures sanitaires internes. Les principaux abris disposaient d’une salle d’opération et d’un important matériel médical.

Je me rendis donc avec le responsable du matériel dans l’abri principal au centre de Lausanne. Je découvris une multitude de cartons dans un local fermé. Je demandai au responsable du matériel quelle était la nature de leur contenu. Il n’en n’avait aucune idée ! En effet, les cartons étaient scellés. Seuls des fonctionnaires du Département militaire à Berne en connaissaient le contenu, et ce n’est qu’en cas de conflit armé qu’il était permis d’ouvrir les cartons. Telle était la procédure.

J’utilisai le couteau militaire du responsable, interloqué, pour fendre les cartons. Je découvris des milliers de cathéters datant des années cinquante! Et, en bonne logique, je demandai où se trouvaient les sacs de perfusion. Sans sacs de perfusion, les cathéters sont inutiles pour mettre en place des goutte à goutte, et il n’y en avait pas ! Autrement dit, tout ce matériel non entretenu et caduc ne servait à rien. Devenu inutilisable, il devait être mis à la poubelle.

La visite se termina par l’inspection de la salle d’opération. Il y avait bien un set d’anesthésiologie. A nouveau je bradai les consignes et j’ouvris le set. Se dégageait de la poussière, les tubes d’intubation étaient en si mauvais état qu’ils se désagrégeaient. Pour nous remettre de nos émotions, nous nous rendîmes dans le restaurant du coin. Le responsable me confia alors : « Vous savez, docteur, le matériel sanitaire dans les abris lausannois, il y en a pour 15 millions… »

       Consultations : des vertes, des roses, des noires et des pas mûres

Une éthique médicale pas toujours respectée

 Le samedi matin, dans un hôpital régional, avait lieu une consultation spécialisée de chirurgie réparatrice. J’assistai à la consultation. Monique, une patiente dans la trentaine, avait pris rendez-vous avec le chirurgien. Elle était malingre et disposait d’une assurance privée lui permettant d’être opérée en clinique à Lausanne. Elle était persuadée que ses seins étaient trop gros, alors que, visiblement, ils étaient de toute petite taille. Son cas relevait de toute évidence d’une dysmorphophobie, un grave trouble psychiatrique. Je m’attendais à un refus d’entrer en matière de la part du chirurgien. Tout au contraire, il alla dans le sens de la demande et organisa de suite l’opération en clinique. Ce fut je crois ma première grande indignation. Le chiffre d’affaires était le principal intérêt de ce médecin marchand.

 Un remontant qui aurait pu être fatal

Antoinette, une patiente, vint me consulter pour un problème de surpoids. Quelques jours plus tard à peine, un gendarme me téléphona au cabinet et me demanda s’il pouvait, avec son collègue, m’amener cette patiente.  Antoinette se trouvait dans un cimetière de la région lausannoise. Elle était très agitée et arrachait des croix sur des tombes. Je reçus donc cette patiente. Elle était effectivement très agitée, tenait un discours qui n’avait ni queue, ni tête, et me désigna un flacon contenant des pilules. L’étiquette mentionnait l’appellation « Nix nap » et, sur l’étiquette, figurait en gros caractères la notion  « remontant ». Mais il fallait s’accrocher pour lire ce qui était écrit en tout petit: caféine. Cette patiente, pour se « remonter », avait avalé dix comprimés. Je me renseignai immédiatement auprès d’un ami, professeur de pharmacologie clinique, qui me communiqua que dix comprimés de cette préparation équivalaient à la prise de cent tasses de café ! Et cette préparation était en vente libre en droguerie et en pharmacie!

J’hospitalisai Antoinette immédiatement en milieu psychiatrique. L’évolution fut favorable dans les jours qui suivirent, une fois toute cette caféine évacuée par l’organisme. Il s’agissait d’une psychose aigüe induite par une exposition faramineuse à la caféine.

Il se trouve que la toxicité à la caféine comporte aussi un risque d’arythmies cardiaques potentiellement mortelles. Pourquoi alors ce produit est-il en vente libre, et les pharmaciens ou droguistes n’informent-ils pas des risques encourus par la prise de ce médicament ? En l’occurrence, pour cette patiente, un message de prudence aurait évité cette psychose. Combien de patients sont décédés d’une mort subite avec ce genre de préparation ?

Depuis, quelqu’un, une société, a fait fortune avec le Redbul. Cette boisson dite énergisante contient de grandes doses de caféine, mais Redbul, qui sponsorise des sportifs, fait passer ainsi un message quasi de santé. Je suis indigné par l’absence de toute remise en question de la vente de ce type de boisson. Il s’agit d’un vrai problème de santé publique. Mais les enjeux économiques sont énormes. Comme le tabac, nous y reviendrons.

Je souscrivis à mon devoir dit de pharmacovigilance, et j’informai l’Office fédéral de la santé publique de l’existence de cette préparation, en vente libre sur le territoire suisse. Je reçus une réponse dans la semaine! Cette préparation fut interdite de vente, avec effet immédiat. Ce médicament avait probablement échappé à leur vigilance, ou on avait sciemment évité les procédures légales d’enregistrement.

Une opération lucrative

J’étais le médecin traitant d’Yvette, une femme âgée de 72 ans qui s’en était allée consulter son gynécologue pour un examen de routine. Elle disposait d’une assurance maladie privée. Après avoir pratiqué une échographie (qui rapporte plus qu’un simple examen clinique) ce médecin déclara : « Il faut vous opérer en urgence », tout en réservant, par téléphone, une salle d’opération en clinique. Yvette lui dit: «Je souhaiterais montrer votre échographie à mon généraliste ». Du coup, ce qui était urgent devenait « Reprenez contact avec moi dans six mois. » J’examinai les documents échographiques: tout au plus constatais-je une petite lésion de quelques millimètres dans le myomètre, une petite lésion bénigne pas du tout inquiétante et ne nécessitant aucunement une opération « urgente ».

Un médecin doit toujours mesurer ses limites

Chez Danielle, une jeune mère de famille, je diagnostiquais au scanner une tumeur d’apparence bénigne, située dans une région très délicate, entre les hémisphères cérébraux et le cervelet. Sans délai, la patiente fut examinée par un chef de clinique d’un service universitaire de neurochirurgie. Il programma rapidement une opération. Je pris contact avec lui et lui demandai qui allait pratiquer l’intervention, sachant que celle-ci comportait un énorme risque, en raison de la localisation très particulière de la tumeur à extirper. Le chef de clinique, sans hésiter, me répondit que ce serait lui.

La veille de l’opération,  à 19 heures,  je me rendis au chevet de la patiente. J’entendis le patron du service, enfin tenu au courant de la situation, dire qu’il faisait différer l’intervention. Il avait une parfaite conscience du caractère exceptionnel de ce cas clinique. Le jeune neurochirurgien n’en mesurait pas l’extrême difficulté, contrairement à son chef très expérimenté. Il fallut batailler ferme pour que Danielle puisse être opérée dans un centre universitaire extra-cantonal, en multipliant, dans l’urgence, les démarches auprès du service cantonal de la santé publique. Enfin, on consentit à faire une exception.

Le professeur qui reçut ma patiente ne cacha pas les très grands risques opératoires et déclara que c’était la troisième fois, dans sa longue carrière,  qu’il devait traiter un tel cas. L’intervention dura plus de 12 heures, et le  succès fut total. La tumeur, dont le caractère bénin fut confirmé, fut complètement extirpée, sans séquelles. Il faut souligner l’importance de disposer de centres hautement spécialisés pour faire face à des maladies exceptionnelles. Le médecin quel qu’il soit, doit toujours mesurer ses limites.

Quand la médecine anti-âge dérape

Pascal vint me consulter, accompagné de son épouse. Laquelle me posa cette question: « Est il normal que mon mari aille très mal depuis qu’il prend des hormones thyroïdiennes ? Il est suivi par un psychiatre, il a fait beaucoup de bêtises, s’est mis à acheter des immeubles, a pris des maîtresses…. » Je posai le diagnostic de probable état maniaque, qui avait flambé dès la prise des hormones thyroïdiennes, prescrites dans un but de rajeunissement. Je pris contact avec l’assistante médicale du médecin qui avait ordonné ces hormones et demandai un double des résultats de laboratoire. Les tests thyroïdiens étaient parfaitement normaux. Il n’y avait pas du tout d’indication à prescrire un quelconque traitement. Dans le cas présent, le traitement avait induit un surdosage, ce que l’on appelle une hyperthyroïdie factice, provoquant une décompensation d’un état maniaque. Le médecin prescripteur souscrivait à cette fallacieuse thérapeutique anti-âge en prescrivant des hormones. Et que dire du psychiatre qui n’avait pas fait de corrélation et suivait deux fois par semaine ce pauvre patient sans se poser de questions sur l’origine de la décompensation psychique. Alors que l’on sait qu’un dysfonctionnement hormonal peut, chez certaines personnes, entraîner des maladies psychiatriques. Un mois après l’interruption de ce faux traitement substitutif, l’état maniaque disparaissait. Pascal et son épouse vinrent me dire merci.

Pratiques pour le moins douteuses

Un vendredi, sur le coup de midi, une dame prétendant être médecin me téléphona au cabinet pour me demander de prendre contact de suite avec une « patiente » que je n’avais pas revue depuis belle lurette. Cette « doctoresse » me dit alors : « Vous voyez … Nous avons fait beaucoup de chemin ensemble, elle et moi… Mais j’aimerais que vous la rappeliez rapidement. » Et elle raccrocha. Flairant un événement grave, je contactai immédiatement cette femme diabétique insulino-dépendante. Je lui posai la question: « Avez-vous arrêté l’insuline, et si oui, depuis quand ? »  Elle me répondît avec difficulté : « Depuis trois jours ». J’appelai aussitôt une ambulance et avertis les soins intensifs du CHUV de l’arrivée d’une décompensation acido-cétosique. Diagnostic qui fut confirmé. Cette diabétique était dans un état très grave avec un pronostic vital engagé. Heureusement, cette mère de famille survécut. Elle n’a jamais voulu me dévoiler l’identité de cette prétendue médecin, qui l’avait convaincue de mettre un terme au traitement insulinique, grâce  à sa « prise en charge »…

La méthode Simpson pour maigrir

En raison de son surpoids, cette jeune femme prénommée Katia, séduite par une annonce alléchante dans un journal, consulta  un médecin qui, par une méthode « révolutionnaire », obtenait une perte pondérale sans efforts. Il proposait l’administration d’une hormone normalement prescrite pour induire une ovulation, quotidiennement, pendant 15 jours. En plus d’un régime alimentaire draconien à 500 calories / jour. Ce médecin empochait cash 1500 francs, au cabinet. Cette patiente se sentit de plus en plus mal durant ce traitement et me consulta. Effaré, je mis terme immédiatement à ce traitement absurde, comportant un risque vital. Katia en réchappa de justesse.

Médecin guérisseur

Frédéric, un septuagénaire, cumulait plusieurs maladies. Il souffrait d’un diabète insulinodépendant, d’une polyarthrite rhumatoïde et d’une insuffisance thyroïdienne. On lui parla d’un médecin miracle. Consulté, celui-ci  lui promit la guérison en lui prescrivant des gouttes « qui allaient régénérer sa thyroïde » tout en interrompant la prise des hormones thyroïdiennes. L’arrêt de l’insuline suivrait.

Frédéric avait suivi les consignes de ce médecin. Lorsque je le revis quelques semaines après l’arrêt de la prise des hormones, je fus frappé par une modification de la peau, qui, épaissie, était typique d’une carence grave d’hormones thyroïdiennes. Je demandais de toute urgence un dosage sanguin de ces hormones: il n’y en avait quasi plus dans le sang ! La vie du patient était menacée. Celui-ci m’avoua qu’il avait demandé un deuxième avis. Les gouttes prescrites contenaient de l’iode, qui avait bloqué le peu que la glande thyroïde pouvait encore fabriquer ! Frédéric reprit ses médicaments. Il ne consulta plus ce « guérisseur » qui lui avait demandé 500 fr. cash, au cabinet.

Une intoxication à l’arsenic et au mercure

Marie-Claire était persuadée qu’elle était intoxiquée à l’arsenic et au mercure. Elle consulta un soi-disant spécialiste. Par des dosages urinaires pratiquées dans un laboratoire à l’étranger, il confirmait la présomption de la patiente. Ce médecin perfusa, deux fois par semaine et par voie intraveineuse, un médicament « purificateur ». L’état de santé déclina et je fus consulté. Je me méfiai de la justesse des examens de laboratoire et redemandai une nouvelle analyse dans un laboratoire suisse officiel. Il n’y avait pas traces de quoi que soit ! Pire, le médicament injecté par le prétendu spécialiste était très dangereux et toxique, selon les  pharmacologues universitaires. Cela expliquait l’aggravation manifeste de la santé de la patiente.

Crime

Mélanie était diabétique depuis son jeune âge. Je pratiquais, comme il se doit,  un bilan sanguin annuel. En début d’année, nous mesurions une fonction rénale parfaitement normale. Pendant plus de six mois, je ne revis plus cette patiente. Un vendredi, elle débarqua sans rendez-vous. Je fus choqué en découvrant chez elle une pâleur cireuse. Je l’examinai immédiatement et mesurai une pression artérielle très élevée, totalement nouvelle, et surtout une auscultation cardiaque très inquiétante, soit ce qu’on appelle un frottement péricardique, annonçant un épanchement autours du cœur. Ce tableau clinique laissait entrevoir une insuffisance rénale très avancée. Je pratiquai immédiatement des examens de laboratoire confirmant, malheureusement, ce que je craignais: une insuffisance rénale nécessitant une dialyse, en urgence.

Mélanie avait emmené avec elle un flacon contenant des comprimés prescrits par un médecin généraliste. Il s’agissait d’une préparation concoctée par un pharmacien de proximité. Ce médicament était prétendument constitué de produits naturels, dans le but de faire maigrir… naturellement. Sur l’étiquette figuraient des noms en latin et des chiffres ésotériques.

Je subodorai qu’il y avait anguille sous roche et que c’était certainement cette préparation qui avait entraîné cette dramatique et rapide insuffisance rénale. Pendant le séjour de la patiente au CHUV, je remis en mains propres ce flacon à la pharmacienne cantonale, pour analyse du contenu. Le verdict tomba rapidement: il ne s’agissait pas de produits naturels, mais d’amphétamines hautement dosées! Cette molécule est connue pour couper la faim, mais aussi entraîner une hypertension artérielle, cause de l’insuffisance rénale chez cette jeune diabétique.

L’évolution fut dramatique. Mélanie, âgée de trente ans, était donc en insuffisance rénale couplée à un diabète de type 1. Tous les critères étaient réunis pour poser l’indication à une hétérogreffe d’un pancréas et d’un rein. L’opération eut lieu dans un centre universitaire spécialisé. Le pancréas était d’origine cadavérique et le rein fût donné par la maman de la patiente.

Au réveil de cette très complexe opération, d’une durée de vingt heures, Mélanie se réveilla aveugle pour des raisons inconnues. Quand bien même,  les organes greffés fonctionnaient très bien (interruption des dialyses et de l’insulinothérapie), son état de santé ne cessait de se dégrader en raison des effets secondaires des médicament anti-rejets.  Mais il était impossible de suspendre ce traitement immunosuppresseur.

Un jour, Mélanie, accompagnée de sa mère et se mouvant avec sa canne blanche, m’annonça qu’elle avait décidé « de rejoindre le seigneur ». Le lundi suivant, elle arrêta la prise des médicaments immunosuppresseurs, ce qui entraîna le rejet des deux organes greffés et son décès, cinq jours plus tard, à domicile.

Erreur médicale

Agée de 16 ans, Nathalie était jeune fille au pair. Un jour qu’elle courait après une petite fille de trois ans dans un appartement, elle ne put s’arrêter devant une porte vitrée, que la gamine avait fermée brusquement. Sa jambe droite traversa la vitre et fut gravement lacérée. Elle téléphona à la maman de la petite fille, qui lui conseilla d’appeler la femme médecin dont le cabinet se trouvait juste au-dessus de l’appartement. La doctoresse descendit  de suite. Elle appela le 117, et non  pas le 144, qui envoya une patrouille de police immédiatement. Elle dit alors aux policiers arrivés sur place de conduire la jeune fille à l’hôpital. Cette doctoresse ne pratiqua aucune mesure pour arrêter l’hémorragie artérielle (l’artère fémorale avait été tranchée), et n’attendit pas la venue des ambulanciers appelés en renfort par les policiers. En dépit des mesures de réanimation entreprises sur place et en milieu hospitalier, la jeune fille décéda.

Pour l’obtention du permis de conduire, nous apprenons tous à pratiquer une compression dans le pli inguinal en cas d’hémorragie de la jambe. Cette femme médecin ne fit rien. Je la dénonçai à la justice.

                        Ma famille face à l’incompétence médicale

« Puis-je continuer à pratiquer le ski de fond dans le Jura ? », demanda mon père à son généraliste, qui le suivait depuis plus vingt ans. « Pas de soucis, vous pouvez continuer, vous êtes solide comme un roc. » Solide comme un roc, mon père devait toutefois en douter. Il obtint de son médecin de l’adresser à un cardiologue, en prétextant que « son fils le lui avait suggéré ».

Dans son cabinet, le spécialiste constata une syncope, mon père ayant pressé le pas pour recharger un parcomètre. Tout contribuait à poser facilement le diagnostic d’un très fort rétrécissement de la valve aortique et d’une sévère maladie des coronaires. L’auscultation cardiaque était très typique, l’électrocardiogramme montrait des signes d’un ancien infarctus. On ne pardonnerait pas une telle erreur à un étudiant en médecine !

Mon confrère me téléphona de suite, et je confiai sans délai mon père aux chirurgiens cardiaques. En attendant l’opération, durant un mois, je ne dormis que sur une seule oreille. Après le remplacement de la valve couplé à un triple pontage, mon père se retrouva entre la vie et la mort. Mais grâce à l’expertise des spécialistes de médecine intensive, il s’en sortit et vécut encore quinze ans, ainsi que l’avait prédit son chirurgien. Mon père ne porta pas plainte et changea de médecin pour se confier à mon ancien patron de médecine interne.

Ma tante annonça à son médecin de violentes douleurs du côté droit, à la jonction costo-abdominale. Le docteur, par une échographie, mit en évidence des cailloux dans la vésicule biliaire. Il ne prit pas le temps d’examiner ma tante plus avant, mais la convainquit de se faire opérer. Trois jours après l’opération, j’allais lui rendre visite. Les douleurs étaient encore bien présentes, voire plus intenses. D’une telle intensité, même, qu’un retour à domicile était impossible. Elle fût transférée dans un hôpital de réhabilitation, où elle fut examinée, enfin, par un médecin consciencieux. Les douleurs ne provenaient pas des lithiases vésiculaires, certes bien présentes et enlevées, mais des côtes, siège de métastases d’un volumineux cancer du sein, bien palpable, gros comme une pomme. Ni le médecin traitant, ni le médecin assistant du service de chirurgie, censé pratiquer un status, (pour constituer un dossier) n’avaient examiné soigneusement leur patiente. Elle mourut quelques jours après son admission dans cet hôpital. Aujourd’hui, avec un diagnostic précoce, le cancer du sein est guéri dans 80 % des cas.

Mon deuxième frère a fumé dès l’âge de dix-huit ans, pendant vingt ans. Puis plus du tout pendant quinze ans. Jusqu’au jour où cet homme, jusqu’alors en excellente santé, ressentit un essoufflement anormal, en nageant dans la piscine couverte de Gstaad, l’obligeant à sortir de l’eau. Le soir même, il me téléphona. Je lui ordonnai de se rendre en urgence le lendemain matin à l’hôpital de Château-d’Oex, pour une radiographie de thorax. Il fut reçu par un stagiaire, étudiant en médecine de 6e année, qui venait d’effectuer son stage dans mon cabinet.

Le verdict tomba. Le stagiaire (qui avait été le plus brillant de tous ceux qui avaient défilé dans mon cabinet), constata l’évidence: une volumineuse tumeur, au sommet du poumon droit, comprimant déjà la veine sous-clavière. Le stagiaire montra la radiographie à son chef qui lâcha : « Beuh, c’est dégueulasse. » Belle attitude éthique de la part de ce médecin, et quel bel exemple pour la jeune génération! Ce fût ce stagiaire, qui, bouleversé, me donna le diagnostic, par téléphone. Et non pas le « confrère » médecin chef.

Les examens complémentaires confirmèrent le diagnostic de cancer du poumon. Je confiai mon frère au Service d’oncologie à l’hôpital universitaire. La maladie étant trop avancée pour envisager une ablation chirurgicale, une chimiothérapie conjuguée à la radiothérapie furent engagées. Avec succès. La lésion régressa. Néanmoins, la tumeur avait entraîné, par compression, une thrombose de la veine sous-clavière. Un traitement anticoagulant était nécessaire. En hôpital universitaire, le personnel médical comprend notamment un médecin-assistant et un chef de clinique ou un médecin-chef. Le médecin-assistant est censé gérer les affaires courantes et les médecins cadres prennent les décisions stratégiques. Une ponction du péricarde fut décidée, en raison d’un épanchement autour du cœur, dont il fallait comprendre l’origine. La médecin-assistante omit de rapporter au cardiologue que mon frère était sous anticoagulant. Fort heureusement, Philippe me communiqua la veille qu’il allait subir une ponction du péricarde. Je m’étonnai que cette manœuvre diagnostic puisse être réalisée sous ce type de médicament. J’enjoignis fermement Philippe à informer le cardiologue du fait qu’il était sous anticoagulant. Interloqué, le cardiologue renvoya mon frère. Ponctionner un cœur, sous un traitement anticoagulant, aurait causé une tamponnade potentiellement mortelle. La médecin-assistante aurait, par omission, pu causer le décès du patient. Il faut rappeler ici l’importance d’un chef d’orchestre, le médecin généraliste. Il coordonne les spécialistes, qui voient parfois un patient à travers une focale trop étroite.

Philippe, cinq ans après le diagnostic et maintenant sous immunothérapie, va bien. Fantastique! L’oncologie est peut-être la discipline médicale qui fait le plus  de progrès à pas de géant.

J’avais toute confiance dans le médecin généraliste qui suivait ma mère depuis de nombreuses années. Elle avait un diabète de type 2, présentait un surpoids et une sévère arthrose des deux genoux, la confinant à une sédentarité croissante. À l’âge de 72 ans, à son domicile à Orbe, elle ressentit brusquement une violente douleur constrictive rétro-sternale. Elle appela sa fille qui habitait la même maison, mais qui souffrait d’une grave maladie psychiatrique. Le médecin de famille savait tout cela. C’est ce qui fait la force d’un médecin de famille.

Ma sœur appela le médecin traitant à 11h30. C’était au temps où le 144 n’existait pas encore. Ce médecin dit à ma sœur handicapée, dont la capacité de jugement était déjà fortement diminuée, d’ « appeler l’ambulance et de conduire sa mère à l’hôpital », sans préciser le caractère urgent de la situation. Ma sœur peina à trouver le numéro de téléphone du service local ambulancier. Les secours arrivèrent au domicile de ma mère à 12h. Ils ne purent que constater son décès. Ils téléphonèrent au médecin. Celui-ci avait déjà quitté son cabinet, sans se soucier du devenir de sa patiente.

Ce praticien aurait dû lui même appeler l’ambulance et ordonner une arrivée à domicile en urgence vitale avec sirène et feux bleus. Ce médecin aurait même dû se rendre au domicile de sa patiente (son cabinet n’était qu’à cinq minutes de voiture) et compléter l’équipe sanitaire. Avec une gestion rigoureuse de l’appel, et une équipe ambulancière professionnelle  ma mère aurait pu être sauvée. Je dénonçai ce médecin au conseil de déontologie de la Société vaudoise de médecine.

Deux semaines après le décès de ma mère, le téléphone sonna dans mon cabinet. Mon assistante m’annonça que c’était le médecin de ma mère qui voulait me parler. Sans me saluer, d’emblée il dit « Je te dois combien ? » Il venait de recevoir la convocation du conseil de déontologie et craignait une plainte exigeant un dédommagement financier.

Je vais m’arrêter là dans l’énumération de ce qui ne se dit jamais sur les médecins. Il y a une certaine omerta dans ce monde-là. Heureusement, une grande majorité de mes confrères sont d’un autre acabit. Ces récits ne concernent que quelques moutons noirs qui nous font honte, qui nous font mal. Retenons surtout les magnifiques succès de la médecine, celle qui a sauvé ou guéri nombre de mes patients, mon père et mon frère.

 Luttes de pouvoir

Après mon année et demie de recherche clinique, et plus de quatre ans dans différents hôpitaux, j’étais à nouveau médecin-assistant Tôt le matin, je pratiquai l’examen clinique de mes patients aux soins intensifs d’un hôpital universitaire. Dans l’heure qui suivait, « la grande visite » avait lieu, avec le chef de service et sa cheffe de clinique. Avec autorité, celle-ci m’ordonna de pratiquer à nouveau le status de mes patients. Ce fut plus fort que moi. Je rétorquai : « Oui, maman. » A mes côtés, le chef de clinique adjoint me glissa dans l’oreille : « Mon vieux, ta carrière dans cet hôpital est finie… »

Comme partout dans le monde du travail, les luttes de pouvoir font leurs ravages et pervertissent. Le système universitaire médical n’échappe à la règle: c’est la loi du plus fort et c’est celui qui montre ses biceps ou fait valoir son ego qui l’emporte et occupe les postes hiérarchiques d’importance. Mais… Bien quelques années plus tard, cette cheffe de clinique devenait la patronne. Et je me dois de le dire : maintenant qu’elle avait conquis sa place, elle révélait  de magnifiques qualités humaines et empathiques !

« Trop bien formé », disaient-ils…

Après avoir été chef de clinique à la policlinique médicale universitaire et chef de clinique dans le service d’endocrinologie à l’hôpital universitaire de Genève, je disposai d’une double spécialité, soit en médecine interne, couplée à une solide connaissance en médecine d’urgence et en endocrinologie-diabétologie. Je fonctionnai donc en qualité de généraliste et de spécialiste, en particulier pour les patients diabétiques. Avec pour avantage d’offrir une médecine intégrée, nettement moins chère, puisque nul besoin de deux médecins, généraliste et spécialiste en diabétologie, pour un seul patient poly-morbide.

À fin 2012, Assura (mais ce n’était pas la seule assurance) m’avait exclu des médecins de premier recours, sans m’en informer préalablement. C’est ainsi qu’une cinquantaine de mes patients, que je suivais depuis des années, ne furent plus remboursés. Certains d’entre eux, pour rester avec moi, ont été jusqu’à payer leurs soin de leur poche, d’autres ont été voir ailleurs. Cette compagnie exigeait  de ses assurés qu’ils consultent d’abord un généraliste pour que celui-ci me les adresse ensuite ! Bonjour les coûts! Je demandai des explications au directeur d’Assura. Il me répondît qu’il y avait conflit d’intérêt (?) et que « eu égard à mon haut niveau de formation, je ne devais pas me rabaisser à faire de la médecine de premier recours.»

Un médecin neuchâtelois porta cette discrimination devant les tribunaux. En première instance cantonale, le tribunal donna raison au plaignant. Assura fit recours au Tribunal fédéral, qui confirma le premier jugement. La jurisprudence interdisait désormais  toute discrimination. Le médecin qui était au bénéfice d’une double formation post-grade reconnue pouvait donc continuer à suivre les patients sous l’angle général et de sa spécialité. Que d’aberrations bureaucratiques !

Je croyais l’affaire entendue. En 2017, un journaliste de la radio RTS refit le point de la situation et constatait que je ne figurais pas sur les listes de l’assurance Chrétienne sociale comme médecin généraliste, ce que j’ignorais. Evidemment, cela n’incitait pas les patients à me consulter, puisqu’ils ne seraient pas remboursés par cette assurance. Il s’agissait clairement d’un non-respect de la jurisprudence mentionnée plus haut et d’une nouvelle et illégale discrimination. Je demandais des explications à la directrice générale de la CSS. Il m’a fallu attendre plus de trois mois pour obtenir une réponse, par un sous-fifre. Pour seule explication, la CSS prétendit qu’il y avait eu « un problème technique ». Suite à cette « erreur », j’ai été remis sur la liste, sans excuse aucune.

Il n’y pas de petits profits

Ma femme fût victime d’une grave infection, causée par un méchant germe hospitalier, affectant ses deux pavillons de l’oreille. Elle dut être traitée par une perfusion quotidienne d’antibiotiques, en milieu hospitalier. Un médecin assistant lui proposa alors d’être inclue dans le protocole d’études d’un nouvel antibiotique, pour autant qu’elle se soumette à des prises de sang régulières, à des fins d’analyses de laboratoire. Mon épouse accepta. Ce nouveau médicament, à prendre par voie orale, lui permit de se rentre à domicile plus rapidement, et s’avéra efficace, entrainant la guérison.

Quelques semaines plus tard,  ma femme reçut une facture de l’hôpital, incluant toutes les analyses effectuées  dans le cadre du protocole d’étude. En prenant connaissance de cette facture, je piquai une sacrée colère : en effet,  c’était au commanditaire de la payer, et non pas à la caisse-maladie ! Le lendemain, je me  précipitai, sans rendez-vous, dans le bureau du chef de service qui avait réalisé l’étude. Je jetai l’objet de mon indignation sur le bureau du professeur, tout en précisant : « Je suppose qu’il s’agit d’une erreur ».On ne peut pas avoir et le lait,  le fromage et la laitière… Combien de patients qui se sont prêtés à de telles études cliniques, se sont faits berner et ont envoyé les factures des analyses  du protocole, à leurs assurance-maladie ?

Mon honneur vaut 15 millions

Il y a quelques années, je devais prescrire à un certain nombre de patients des médicaments immunosuppresseurs, suite à des greffes d’organes (rein-pancréas, cœur). Ces médicaments coûtent très cher. Je reçus, durant cette période, une lettre de l’assurance Swica, affirmant que je dépassais les statistiques financières, comparativement à mes confrères de la même spécialité. Heureusement, nous disposons, avec la Société  vaudoise de médecine, d’un logiciel analysant, au quotidien, toutes nos factures. Les médecins peuvent ainsi, à tout moment, savoir combien ils coûtent au quotidien. En l’occurrence, Swica avait non seulement comptabilisé mes factures mais rajouté les coûts des médicaments mentionnés ci-dessus. Tout en précisant dans leur lettre que j’avais toute liberté thérapeutique! Belle hypocrisie! Il fut facile de démontrer que mes propres coûts étaient en dessous de la moyenne de mes collègues. Combien de fois avais-je d’ailleurs sous-facturé, ne comptabilisant pas le temps passé avec le patient, tant l’échange entre le patient et moi-même était enrichissant. Je répondis à cette assurance avec mes propres statistiques en les menaçant d’un procès pour atteinte à l’honneur portant sur 15 millions de francs. Dans la semaine, par retour du courrier, je reçus une lettre d’excuse, signée de la direction générale, qui peut-être avait pris ma missive au sérieux.

                                 L’abus de droit des assurances

Ordre de transfert dans un EMS

Fanny était dans l’impossibilité de se lever et restait allongée 24heures sur 24 dans son lit à domicile. Son mari assurait avec brio tous les soins médicaux (distribution de médicaments, injection d’insuline plusieurs fois par jour, ainsi que le suivi glycémique.) Il était aidé deux fois par jour par le CMS pour la toilette et les soins de base, en particulier dans la prévention des redoutables escarres.

Lors d’une de mes visites à domicile, je trouvai le mari effondré suite à la lecture d’une lettre de l’assurance, l’informant que désormais, celle-ci ne couvrirait plus les factures du CMS et exigeait, par le biais de son juriste, un placement en EMS, qui serait moins coûteux pour l’assurance maladie. L’aide financière de l’Etat pour le remboursement des frais en EMS n’intervient que si le/la résident(e)) n’a plus de fortune. En l’occurrence, ce couple avait pour seul revenu l’AVS. En cas de placement en EMS, il devrait vendre l’appartement dont il était propriétaire pour recevoir l’aide de l’Etat. Par ailleurs, il y avait à parier que les soins attentifs du mari ne seraient jamais égalés en qualité dans un EMS, avec pour conséquence un décès programmé de Fanny, sans oublier les conséquences psychologiques désastreuses sur le mari dévoué, aidant et aimant.

Je m’associai avec l’infirmière-cheffe du CMS et leur avocat, pour répondre à l’assurance, tout en la menaçant de porter l’affaire à la connaissance des médias. L’assurance n’insista pas et la patiente put rester à domicile.

Une facture astronomique à payer

Marie dut être hospitalisée en raison d’un mal perforant plantaire. Un diabète, jusqu’alors ignoré, fut diagnostiqué. Le séjou r hospitalier dura plus de trois mois. Marie sortit enfin de l’hôpital, amputée d’une jambe à mi mollet et astreinte désormais à la nécessité de 4 injections d’insuline /jour.

Elle était devant moi, au cabinet, en pleurs et ne cachant pas son intention de se suicider. Elle venait de  recevoir une facture de l’hôpital de plus de 60 000 francs, dont la moitié était à sa charge. Il faut savoir que, si on ne paie pas sa cotisation au moment où on est hospitalisé en division privée, l’assurance n’est pas obligée de rembourser. Or, Marie vivant seule, personne n’avait effectué de paiement durant  sa longue hospitalisation. Sans pitié, l’assurance-maladie appliquait  le droit à son avantage. Je demandais à Marie alors si elle avait bénéficié d’une chambre seule, en division privée. « Nullement, j’étais dans une chambre à six lits ». Je n’eus pas de difficultés à faire annuler la moitié de la facture, puisque de toute évidence, il y avait facturation indue. Rassurée, Marie ne mit pas sa menace à exécution.

Parfois, le médecin doit aussi être l’avocat de son patient.

Un colloque multidisciplinaire pour rien

Paulette était âgée de plus de 90 ans. Elle était habituellement en bonne santé, mais des problèmes non spécifiques apparurent tels que troubles de la marche, avec risques de chute. Ce qui arriva  et nécessita une hospitalisation, où l’on découvrit un trouble des électrolytes à l’origine de la faiblesse généralisée. Après un bref séjour hospitalier, cette patiente fut transférée dans un établissement hospitalier en lit « C » pour réhabilitation. Je fus convoqué, avec son fils, pour un colloque réunissant l’infirmière de l’étage, l’infirmière de liaison, l’infirmière du CMS, la physiothérapeute, l’ergothérapeute, la cheffe de clinique et la jeune médecin-assistante. Et la patiente, qui ne demandait qu’à rentrer à domicile, assistait aux délibérations. Chacun y allait de son argumentation et le retour à la maison était controversé. En fin de colloque, la cheffe de clinique nous rapporta que « de toute manières, l’assurance avait décidé que le séjour ne serait plus remboursé dans quelques jours et que, soit le fils devrait assurer les frais du séjour, soit un retour à domicile serait imposé. » Ce qui fut fait. Le fils ramena sa maman à domicile, la laissa seule quelques instants pour regarnir le frigo. A son retour, il retrouva sa mère gisant au sol, suite à une nouvelle chute, avec fracture du poignet et du nez, nécessitant une nouvelle hospitalisation en urgence.

Capacité de travail entière

Pour des raisons psychiatriques, Emma, une patiente âgée de 50 ans, était certifiée par mes soins, en totale incapacité de travail. L’assurance perte de gains ordonna une expertise. Le médecin mandaté, un « spécialiste en psychiatrie », était installé dans le canton de Vaud, alors que son droit de pratique lui avait été retiré par les autorités sanitaires d’un canton voisin. Ce prétendu expert estima que la capacité de travail pouvait être restaurée et fixa même la date de la reprise du travail. Du coup, l’assurance mit un terme à la rente. Emma était bien sûr dans l’incapacité de se défendre. Entre temps, la commission médicale de l’assurance invalidité jugea au contraire, que l’incapacité de gain était totale et irréversible. Elle donna un préavis favorable pour le droit à l’attribution d’une rente complète d’invalidité. Que valait donc l’expertise de ce psychiatre, bien rémunéré qui allait dans le sens de l’assurance perte de gains ?

Médecin-conseil d’une caisse-maladie: toubib or not toubib ?

Nicole, une jeune patiente, fut victime d’une embolie pulmonaire gravissime. Elle était sous pilules contraceptives. Le médecin conseil refusait la prise en charge des frais hospitaliers,  car « l’embolie pulmonaire est la conséquence d’un traitement contraceptif,  non pris en charge par les assurances. »

Un patient, disposant d’une assurance privée, souffrait d’un cancer qui progressait. Arrivé à un stade terminal, l’homme fut hospitalisé en clinique par son médecin traitant. Il y séjourna cinq jours jusqu’à son décès. Ce même médecin-conseil donna un préavis défavorable au remboursement des frais hospitaliers car il s’agissait de « soins palliatifs, non remboursés selon les conditions générales du contrat d’assurance. » La veuve de ce patient décédé, qui s’était dévouée jusqu’à l’épuisement pour garder son mari le plus longtemps possible à domicile, reçut un avis de non-remboursement de la part de l’assurance.

Un état fébrile affecta un patient âgé de 80 ans, diabétique depuis fort longtemps, en hémodialyse, en raison d’une insuffisance rénale terminale. Son état ne permettait plus un maintien à domicile et j’hospitalisai ce patient en clinique privée. Je demandai une radiographie de thorax et quelques examens de laboratoire m’orientant sur un probable état grippal, non compliqué. J’assurai une surveillance clinique quotidienne. L’évolution fut lentement favorable, et au bout de huit jours, le patient put rentrer à domicile. Je reçus peu après une lettre du médecin-conseil de son assurance, qui me soupçonnait d’une hospitalisation « à but social » en raison du peu d’investigations engagées lors de ladite hospitalisation. Autrement dit, on se méfiait de moi, tant la facture de la clinique était faible, et on assimilait le séjour hospitalier à un séjour hôtelier. Ce médecin-conseil reçut de ma part une leçon écrite et extensive de propédeutique médicale. Il ne m’a jamais répondu.

Les assureurs avec la complicité de certains médecins-conseils, mettent de plus en plus la pression sur les médecins, principalement de premier recours, par des demandes de justification de traitements. Ils établissent, selon des critères douteux, des listes de praticiens remboursés (en contournant la très large volonté populaire du libre choix du médecin), et limitent la durée de séjour dans les hôpitaux de réhabilitation. Une éminente professeure d’une faculté de droit, en Suisse,  affirme clairement qu’il s’agit d’une violation des premiers articles de la LAMAL, qui stipulent en première intention, un rapport de confiance accordée au médecin traitant. Quand et comment mettra-t-on un terme à cette dérive, qui décourage les vocation et épuise les soignants ?

                                  Face à l’industrie pharmaceutique

Deux et deux font cinq

Depuis l’âge de vingt-quatre ans, Juliette souffre d’une sclérose en plaques, de type poussée-rémission et lentement évolutive. L’hôpital universitaire lui a prescrit pendant des années de l’interferon, qu’elle s’est scrupuleusement injecté sous la peau, sur les faces externes des cuisses. Non sans effets secondaires tels qu’un état grippal dans le jour suivant l’injection. Sur vingt ans, ce traitement a coûté une somme colossale.

 A tête reposée, je fus saisi d’un doute : ce traitement était il efficace ? Je soumis les études commanditées par l’industrie pharmaceutique à un statisticien: sans hésitation, il réfuta catégoriquement les preuves de l’efficacité du médicament dans ce cas précis. La sclérose en plaques est une maladie trop aléatoire: chaque patient a son mode évolutif spécifique, si bien qu’il est quasi impossible de réunir un collectif de patients homogènes à étudier par rapport à un groupe contrôle. Il faut donc un très grand nombre de patients, sur une durée très longue, pour atteindre une puissance statistique significative. Les études démontraient une tendance, mais guère plus. Ces publications étaient cautionnées par un professeur honoraire de biologie moléculaire. C’est de manière assez routinière que l’industrie pharmaceutique fait appel à des scientifiques de renom pour valider la qualité de ses études. Ces professeurs experts sont bien rémunérés pour leur contribution.

 On reconnaît aujourd’hui que la sclérose en plaque est une maladie auto-immune. Autrement, dit le système immunitaire attaque le système nerveux, comme si celui-ci était un virus. Un véritable auto-goal. Or, l’interféron active le système immunitaire, en induisant particulièrement les antigènes d’histocompatibilité. De surcroît, il est utilisé avec succès pour éradiquer le virus de l’hépatite C. C’est tout dire !

Comment, dès lors, est il possible que ce médicament lutte efficacement contre une maladie reconnue auto-immune ? Il pourrait peut-être même mettre de l’huile sur le feu ! Ou est-il tout simplement inutile ? Le corps médical  et moi-même avons-nous été victimes d’une perfide mystification ? Juliette a d’elle même interrompu le traitement depuis plusieurs mois. Du coup elle s’est sentie sent beaucoup mieux, et elle n’a pas présenté de nouvelles poussées de sa cruelle maladie.

Un congrès médical

Tous les quatre ans, les deux grandes sociétés savantes du diabète, l’américaine et l’européenne, se réunissaient pour un grand congrès. Nous étions plus de 12 000 à y participer à Paris. Il faut avouer que la plupart d’entre nous, pour ne pas dire la quasi totalité, étaient sponsorisés par l’industrie pharmaceutique: les frais de déplacement, d’inscription et l’hébergement hôtelier étaient généreusement payés.

Au rez-de-chaussée du palais des congrès foisonnaient les stands des firmes pharmaceutiques, tous aussi rutilants les uns que les autres. Toutes sortes de gadgets étaient généreusement offerts, il y avait comme une ambiance de supermarché. Au premier étage, les associations nationales du diabète se présentaient. Quel contraste ! Seules quelques tables et chaises bon marché constituaient l’essentiel du stand. L’association  finlandaise du diabète présentait une formidable démarche de santé publique. Sous leur supervision, l’Etat et les sociétés sportives avaient incité la population finlandaise à se bouger au moins trente minutes par jour. En comparaison avec la population restée sédentaire, les Finlandais démontrèrent scientifiquement que le diabète  de type 2, le plus fréquent et en constante augmentation dans le monde, pouvait être prévenu si on pratiquait un exercice physique – quel qu’il soit – durant une demi heure quotidienne. Fantastique et historique que cette finnish study !

Ce message de santé publique est fondamental. C’était, à mon sens, la plus essentielle des dix mille communications de ce congrès. Il y avait deux mondes sous le même toit: celui qui retire un profit d’une maladie fréquente et croissante et celui qui la prévient.

                                     Rencontres avec la politique

J’étais le médecin-conseil d’une administration communale, à temps partiel. À ce titre, plusieurs fonctionnaires vinrent se plaindre de subir la fumée d’un collègue. Tabagisme passif. J’avais à l’esprit une sommelière qui avait travaillé plus de trente ans dans un buffet de gare, exposée à la fumée des clients. J’avais diagnostiqué chez elle, alors âgée de 65 ans, une artériosclérose généralisée. Elle ne survit pas longtemps des complications de cette maladie. Elle n’avait elle pourtant jamais fumé de cigarettes! Dès lors, j’estimai parfaitement légitimes les demandes des fonctionnaires, à savoir que l’on interdise de fumer dans les locaux fermés de l’administration communale.

Je pris rendez-vous avec un responsable politique. Il écouta poliment mes propositions et, sans autre, sortit un paquet de cigarettes de la poche externe de sa veste, en alluma une et m’en souffla une bouffée dans la gueule, en me disant : « Mais voyons, il faut respecter la liberté de chacun ! » Sans mot dire, je quittai son bureau. Durant les semaines qui suivirent, ce politicien m’envoya régulièrement des documents que les lobbyistes des cigarettiers distribuaient aux parlementaires à Berne. Je me souviens avoir reçu de sa part le rapport d’un prétendu expert démontrant l’innocuité du tabac. Je transmis illico ce document au professeur universitaire de médecine sociale et préventive, qui, scandalisé, donna suite et fit part de son indignation au Conseil fédéral.

Quelques années plus tard, mon frère aîné, au courant de ce qui m’était arrivé, interrogea ce responsable politique sur son attitude. Il  répondit: « Vous lui transmettrez mes excuses, votre frère avait 15 ans d’avance ». J’ai donc effacé l’ardoise. Effectivement, il est interdit maintenant de fumer durant les heures de travail, dans des locauxprofessionnels. Cette mesure a été étendue dans les trains et les restaurants. Dans l’année qui a suivi ces mesures d’interdiction, la mortalité cardiovasculaire diminuait de 30 %, au Tessin en particulier.

Un chef de service dysfonctionnait à tel point que plusieurs de ses collaborateurs directs vinrent légitimement se plaindre. Je pris l’initiative d’en parler au ministre de tutelle du chef de service. Pendant plus de vingt-cinq minutes, il ne m’adressa pas la moindre parole,  dépouillant son courrier pendant que je rongeais mon frein. Puis il se leva et me quitta, prétextant un rendez-vous imminent. Impossible de lui faire part de mes préoccupations ! Cet homme politique avait deviné l’objet de la rencontre. Ainsi, il pouvait par la suite prétexter qu’il n’était pas au courant de la situation catastrophique du service. Cela lui épargnait une décision politiquement gênante.

                                              Gardes médicales

Ma voiture pleine de sang

J’étais médecin de garde à Lausanne. Je me rendais au domicile d’une patiente âgée qui avait vomi du sang. Je constatai chez elle unbon état général, avec des paramètres vitaux conservés. Par principe de précaution, en me référant à ce que la Centrale d’appel m’avait communiqué, et confirmé par cette personne à la capacité de discernement conservée, je décidai une hospitalisation immédiate.

Je devinais des moyens financiers modestes. Je savais aussi qu’un transport en ambulances allait coûter à la patiente au moins 750 fr. Les assurances assimilent encore les ambulanciers à des chauffeurs de taxi et ne remboursent que la moitié de la facture, à raison d’une fois par année. J’emmenai donc cette personne dans ma voiture.

Nous étions à 500 mètres de l’hôpital quand subitement la patiente vomit une grande quantité de sang, inondant tout l’habitacle du véhicule, moi y compris. Elle présenta immédiatement un état de choc. J’accélérai et elle put être prise charge immédiatement. Elle en réchappa de justesse. Depuis, je n’ai jamais repris un tel risque. Mais les frais ambulanciers ne sont toujours pas remboursés.

Heil Hitler !

Il incombait au médecin de garde de pratiquer des prises de sang pour la mesure de l’alcoolémie. Cela se faisait dans les locaux de la police. Au milieu de la nuit, je fus appelé pour en pratiquer une. Ça se passait généralement dans une ambiance cordiale. Mais cette fois-là, deux jeunes policiers amenèrent un ressortissant suisse-alémanique, du genre athlétique. En levant le bras droit, il me salua d’un « Heil, Hitler ! » tonitruant. J’insistai pour que les deux pandores restent dans la salle. Je plaçai le garrot sur le même bras droit de cet individu, apparemment redevenu très calme. Alors que j’approchai ma seringue de sa veine, ce néo-nazi saisit prestement ma main et tenta de me planter la seringue dans la région carotidienne. Je retrouvai mes anciens réflexes de volleyeur et pus l’esquiver de justesse. Les deux policiers maîtrisèrent l’enragé en le plaquant au sol et lui passèrent des menottes au poignet. Que serait-il passé si, comme dans la grande majorité des cas, j’étais resté seul avec lui ?

Sanction exemplaire

J’étais de garde, un samedi soir, dans un hôpital régional. Je reçus deux hommes corpulents, suivis d’une ambulance transportant trois cadavres. Un des deux hommes conduisait un véhicule à vive allure, et leur véhicule avait percuté une voiture venant en sens inverse, dans un virage. Celle-ci était conduite par un Italien, accompagné de ses deux sœurs. Ils étaient venus trouver une autre sœur, gravement malade, à l’hôpital voisin. Il y eut un choc frontal, entraînant le décès immédiat de tout l’équipage de la voiture. Le conducteur fautif était gendarme de profession. En l’occurrence il était en civil. Je diagnostiquai chez lui de simples fractures de côtes, mais rien d’inquiétant.

Je reçus l’ordre de pratiquer, seul, dans la morgue adjacente à l’hôpital, une biopsie musculaire sur le cadavre du conducteur italien pour la mesure de l’alcoolémie (sait-on jamais, l’assurance du fautif aurait pu se retourner contre celle du conducteur victime) et de pratiquer une prise de sang sur le fautif, également en vue d’établir son éventuel taux d’alcoolémie. C’est à ce moment-là, alors que j’approchai ma seringue du bras de cet homme assermenté, que celui-ci me dit : « Fais-moi cette prise de sang demain matin ! » Du coup, je le piquai sans prendre la peine de lui faire  un garrot en lui lançant : « Hé, vous avez tué trois personnes ! ». L’alcoolémie se révéla à un taux de 2/1000.

Au milieu de la nuit arriva un aréopage de hauts gradés de la gendarmerie vaudoise. Tous en uniforme. Un officier supérieur me déclara qu’il y aurait « une punition exemplaire  » pour ce fonctionnaire de police. Il fut muté dans un autre service de l’Etat. Le lendemain matin de cette sinistre nuit, le quotidien Le Matin titrait: « Accident de la route à Grandson: une caravane bascule dans un fossé. » La gendarmerie ne communiqua jamais sur les circonstances de l’accident ayant causé trois morts dans la même journée. J’étais jeune médecin, fraîchement sorti du monde académique. Je commençais à découvrir le monde. 

« Ça a passé, ça a passé »

Il était 10 heures du matin quand je fus appelé à la réception de l’hôpital. Je découvris une jeune femme, dans la trentaine, transportée en chaise roulante par un homme âgé et grisonnant. Sans se présenter, celui-ci me déclarait: « Ça a passé, ça a passé ! ». Tout en l’écoutant, j’examinai sommairement la patiente. Rapidement, je pris les devants et transportai cette personne aux soins intensifs de l’hôpital. Les paramètres vitaux n’étaient pas bons et l’abdomen montrait des signes de péritonite. J’appelai le chirurgien-chef, sans savoir ce que l’on allait trouver, tant la patiente était avare de renseignements précis et semblait gênée.

A l’ouverture de la cavité péritonéale, nous découvrîmes des excréments disséminés. L’exploration chirurgicale révéla une perforation de part en part d’un segment de l’intestin grêle, et du fond de l’utérus. Je me souvenais des propos laconiques de l’individu qui avait amené la patiente. « Ça a passé »,  voulait signifier que la curette avait transpercé le fond de la matrice.  Et qui avait quitté l’hôpital sans demander son reste. Nous comprîmes bientôt que ce type n’était autre qu’un médecin officiant dans la région, et qu’il avait pratiqué, à vif, dans son cabinet, un avortement tout à fait illégal. C’était le jour précédent. Il avait perforé le fond de l’utérus et harponné, avec sa curette, un segment de l’intestin grêle.  Nous prîmes des photos des deux perforations dans un but médico-légal. La victime, dont on peut mesurer l’énorme souffrance pendant plus de 24 heures, n’a jamais porté plainte.

« Chute dans les escaliers »

Une institution française plaçait des enfants issus des milieux défavorisés de Marseille dans le canton de Vaud, pendant l’été. Un jour, un homme amena à l’hôpital un de ces gamins, âgé de 10 ans. Il portait ce garçonnet dans ses bras et me déclara qu’il était tombé dans les escaliers. Cet homme faisait partie d’une des familles d’accueil.

L’enfant était inconscient, comme désarticulé, avec des hématomes multiples sur tout le corps. Je fis appeler de toute urgence le chirurgien-chef. Dans les minutes qui suivirent, l’enfant décédait. Mon patron, constatant les multiples contusions et l’issue fatale, mettait en doute les dires du « parent » d’accueil, appela immédiatement la gendarmerie. L’enfant avait été tabassé à mort par celui qui l’avait hébergé.

Sans débriefing

J’étais de garde à l’hôpital d’Orbe. L’ambulance amena le corps d’une jeune maman, décédée lors d’un accident de la route. Vision horrible. Les parents pauvres, qui n’avaient pas de téléphone, furent contactés par le curé de leur village. Je les reçus dans le hall de l’entrée de l’hôpital. Ils voulurent voir leur fille. Ils étaient accompagnés de la petite fille de la défunte. Cette petite fille était habillée d’un tricot de seconde main qui me rappela les habits de mon enfance. Je refusai obstinément aux parents le droit de voir leur fille. Le père se mit à genoux, m’implorant avec insistance. Je tins bon. Et soudain, la petite fille me sourit. Je sentis que les larmes me montaient aux yeux. Je prétextai une urgence et je montai dans mon bureau pour pleurer tout mon saoul. Le frère vint peu après. C’était un jeune homme, qui devint vite menaçant devant mon refus de le laisser voir la victime. Alors, je le conduisis à la morgue. En voyant le corps, il me lança, rageur: « Ce n’est pas ma sœur, vous l’avez remplacée par une autre !»

On ne connaissait pas encore le concept de stress post traumatique. Je ne trouvai personne pour m’aider à  surmonter cette vision qui reste encore aujourd’hui ancrée dans ma mémoire. Par la suite, en ma qualité de médecin-conseil, j’imposai une structure de prise en charge psychologique immédiate pour les policiers, puis pour les ambulanciers et les pompiers de la Ville de Lausanne. Ce fut une première en Suisse. Les médecins sont souvent laissés à eux-mêmes, ne pouvant parler à personne, étant liés par le secret professionnel. Rapporter cette histoire vraie, par écrit, même bien des années plus tard, me libère quelque peu de ce lourd fardeau.

Redonnez la vie à mon enfant !

J’étais de garde durant un week-end dans ce même hôpital. Une petite Belge passait ses vacances au pied du Jura. Elle était assise sur le garde-boue d’un tracteur qu’un paysan conduisait dans un champ en dévers. Soudain, le tracteur bascula, écrasant la fillette de dix ans. Elle fut amenée en voiture par un témoin du drame et non pas en ambulance. Le trajet avait pris au moins vingt minutes. Le secouriste improvisé amena la gamine en la portant dans ses bras. Alors que je commençai immédiatement la réanimation, j’entendais la maman, à mes côtés, hurler : « Redonnez la vie à mon enfant ! ». Et le petit frère qui était présent et qui ne comprenait pas… Au bout de quelques minutes, ne voyant pas d’issue, je décidai, seul, d’arrêter la réanimation.

Je commettais là une grave erreur. J’étais encore trop inexpérimenté et trop jeune pour prendre cette décision. J’aurais dû soumettre mon intention, mon analyse, à mon patron, mais il n’était pas sur place. Pendant des années, j’ai douté et mis en doute ma décision de jeune médecin. Aujourd’hui, je suis sûr que cette décision était juste. Je suis enfin en paix. Mais là aussi, un soutien psychologique et un meilleur coaching auraient été bénéfiques et m’auraient épargné des années de doute.

Camarade d’école

Toujours dans ce même hôpital d’Orbe, et également lors d’une garde, je reçus une patiente enceinte de six mois, en arrêt cardio-respiraroire. Elle venait de sortir de l’établissement, suite à une fracture de la cheville. Je pratiquai le massage cardiaque et en même temps, je réalisai que c’était une camarade d’école. Le chirurgien-chef était présent à mes côtés. Nos regards se croisèrent et nous nous comprîmes. Nous avions posé tous deux, en même temps, le diagnostic d’embolie pulmonaire massive. Et subitement, le patron ordonna : « En salle ! » Je restai à pratiquer le massage cardiaque sur le lit, qui fut amené en salle d’opération. Le chirurgien pratiqua une thoracotomie latérale et put accéder en quelques minutes sur le tronc pulmonaire, qu’il clampa. Après l’incision de l’artère pulmonaire, il retira un caillot de la longueur d’une couleuvre. Mais malgré le massage cardiaque à ciel ouvert, les chocs électriques répétés, le cœur ne repartit jamais.

Il m’incombait, en sortant de la salle d’opération, d’annoncer le décès au mari. Dans les semaines qui suivirent, mon collègue et moi fûment victimes de l’anathème de tout un village, qui nous accusait d’assassinat, en croyant que c’était l’opération qui avait emporté la patiente.

Aucun débriefing, là non plus. Nous gardions tout cela bien profond en nous.

Tu fais le mort ?

Lors d’une garde à Lausanne, je fus appelé un dimanche matin. Un jeune homme, athlète de haut niveau, avait passé la nuit dans un dancing.  Il vivait chez son père, qui, inquiet de ne pas le voir réveillé à dix heures, entra dans sa chambre en lui disant : « Hé ! Arrête donc de faire le mort ! »  Mais son fils était bel et bien mort.

Je soupçonnai une mort non naturelle et déclenchai la procédure dite de levée de corps. Le médecin légiste qui avait pratiqué l’autopsie me téléphona quelques jours plus tard pour me confier le verdict. Ce jeune patient, en pleine santé, avait été victime d’une myocardite asymptomatique qui avait passé complètement inaperçue. Ce cœur de sportif était complètement détruit par le processus inflammatoire.

« Nous sommes peu de choses », me disait une infirmière aux soins d’intensifs du CHUV, après des mesures de réanimation désespérées chez un jeune patient décédé lui aussi, d’une infection fulminante à méningocoques. 

Tu viens boire un verre?

Il y a quelques années, j’ai accepté la demande du président de la Société vaudoise de médecine d’aider des confrères, la plupart âgés de plus de 60 ans, à assumer la garde au pays d’En-Haut. Je me portai volontaire, heureux d’exercer  à nouveau mes compétences en médecine d’urgence. Je montai à Château-d’Oex un vendredi en fin de journée pour assumer la garde jusqu’ à dimanche soir.

Au milieu de la nuit, je fus appelé à l’hôpital pour m’occuper d’un patient, retrouvé en début d’hypothermie, gisant au bord de la route, et bien alcoolisé. Je dus suturer une plaie du cuir chevelu. Progressivement, l’homme reprenait  ses esprits, à tel point qu’une surveillance hospitalière ne se justifiait plus. Mais ce patient vivait seul à Rougemont. Je demandai à l’infirmière d’appeler un taxi. Mais à l’époque, dans le Pays d’en autHaut, pas de service de taxi la nuit. Impossible d’utiliser l’ambulance, qui doit être, à tout moment, disponible pour une urgence vitale. L’infirmière me dit : « D’habitude, le médecin chef de l’hôpital les ramène à la maison.» Je savais donc ce que j’avais à faire. J’embarquai donc le type dans mon véhicule pour le conduire chez lui. Par souci de sécurité, je l’accompagnai jusque devant la porte de son chalet. Tout en ouvrant la porte d’entrée, il me dit avec un sourire entendu: « Tu viens boire un verre ? »

À Lausanne, cela ne se passe pas comme ça. Dans cette magnifique région des Préalpes, il y a encore une certaine solidarité. Ma femme me disait : « Quand tu vas faire ta garde à Château-d’Oex, tu a l’air heureux. » Il est vrai que soigner des patients encore respectueux est gratifiant. Un patient ne m’a-t-il pas dit : « Merci d’être là pour nous, un dimanche matin. » Cela faisait belle lurette que je n’avais pas vu une telle reconnaissance à Lausanne, et jamais pendant les gardes dans cette ville, où beaucoup de citoyens trouvent naturel d’avoir un médecin qui vole à leur secours à tout moment. (« C’est normal, on paie assez de primes d’assurances »).

Picasso s’invite à Château-d’Oex

Il était 23 heures, à Château-d’Oex, quand la Centrale téléphonique des médecins m’appela pour me dire de me rendre dans une maison de convalescence, où m’attendaient deux solides gendarmes.

Dans la matinée, l’hôpital psychiatrique de Cery avait envoyé là-bas un patient dans la trentaine. A peine arrivé sur place, agité par un délire de persécution, cet homme avait tout fracassé dans la résidence, terrorisant le personnel et les hôtes, finissant par casser les rétroviseurs et les pare-brises des voitures stationnées dans les environs. D’où la présence de la gendarmerie sur place.

Il ne me fallut pas longtemps pour poser le diagnostic de décompensation psychotique grave avec dangerosité. Et dire que ce patient venait de quitter l’hôpital psychiatrique le matin même! Un retour à la case départ était bien sûr impératif. Je téléphonai au médecin de garde de l’hôpital de Cery pour lui annoncer le retour au bercail. Ce fut un assistant parlant à peine le français qui me répondit. Il exigeait une évaluation par un psychiatre pour valider l’hospitalisation! Je le remerciai de sa confiance et lui dit qu’à Château-d’Oex, il est difficile de trouver un psychiatre au milieu de la nuit. Il s’avérait que ce médecin d’origine probablement hongroise ignorait où se trouve le pays d’En-Haut. Il insista pour obtenir une évaluation psychiatrique. Je bouclai le téléphone et pris contact avec le médecin-assistant de garde en psychiatrie au CHUV. Je le lui expliquai la situation. Par chance, ce médecin était d’origine algérienne et comprenait bien le français. De surcroît, il connaissait mieux la géographie du pays de Vaud. Il se fâcha tout rouge contre son collègue de Cery. Je les laissai s’expliquer et j’appelai sans tarder une ambulance à Lausanne, étant dans l’impossibilité de mobiliser la seule ambulance disponible sur place.

Le temps passait, il était une heure du matin. Les gendarmes étaient toujours à mes côtés, prêts à intervenir. Etonnamment, le patient se calma et se mit à dessiner. C’était mieux qu’une injection d’une ampoule de Haldol sous la contrainte. J’attendis l’arrivée de l’ambulance lausannoise jusqu’à deux heures du matin. Les ambulanciers arrivèrent enfin. Ils exigèrent un document intitulé « placement à des fins d’assistance » signé en trois exemplaires. Car selon la procédure établie par la Santé publique, ils ne pouvaient pas emmener ce patient sans ce formulaire. Je n’avais pas ce document avec moi. Je peinai à contenir mon irritation face à cette nouvelle tracasserie et ordonnai aux ambulanciers de transporter ce patient toujours en train de dessiner, à Lausanne. J’envoyai quelques heures plus tard, par fax, le précieux sésame administratif.

Il était trois heures du matin quand l’ambulance partit. Cette intervention avait donc mobilisé deux gendarmes et le médecin de garde quasiment toute une nuit, à tel point qu’un confrère avait dû être réveillé à son domicile pour me remplacer à l’hôpital, qui recevait nombre d’urgences. Pour ne jamais être payé car le tarif médical ne mentionne pas ce type de prestations et le patient était insolvable.

Quel gâchis et quelle incompétence! Cette histoire illustre la grave et terrible difficulté des médecins-chefs à recruter des médecins-assistants de qualité, dans un contexte de pénurie médicale, affectant tout particulièrement le secteur psychiatrique publique. J’écrivis, dans les jours suivants, une lettre salée au directeur médical de l’hôpital de Cery, avec copie au ministre de tutelle. Pour recevoir quelques excuses. Mais au final, une consolation: les dessins produits par ce patient délirant ressemblaient fort à des figures de Picasso! A tel point qu’un des gendarmes demanda la permission d’en conserver un, en souvenir de cette nuit de folie.

                                             Erreurs médicales

La médecine soviétique

Elle fit le déplacement depuis Moscou, pour me montrer sa fille âgée de 15 ans. Accompagnée d’une traductrice, la maman me livra le dossier médical de sa fille, traduit en anglais. Je découvris l’imposture: les médecins russes avaient opéré inutilement la glande thyroïde, en faisant croire qu’il s’agissait d’un cancer; le dossier me révélait qu’il s’agissait d’une simple tumeur bénigne. De plus, les docteurs interdisaient toute activité sportive et toute exposition au soleil, pratiquaient des échographies de la thyroïde tous les trois mois. L’adolescente, en triste état, amaigrie et très pâle, devait prendre des hormones de substitution tous les jours.

Abruptement, je demandai à la maman si elle me faisait confiance et proposai avec autorité d’arrêter toute prise d’hormones (il restait fort heureusement un lobe de la glande thyroïde qui suffisait amplement). Je considérai sa fille comme guérie et j’affirmai qu’il n’y avait nul besoin de contrôles médicaux. La jeune fille pouvait reprendre une vie tout à fait normale. La maman pâlit et, très émue, faillit perdre connaissance. Je fus obéi à la lettre.

Bien quelques années plus tard, une très belle femme frappa à la porte de mon cabinet. « Vous ne me reconnaissez pas ? », me demanda-t-elle. C’était la jeune Moscovite ! Avec un un français impeccable, elle  me déclara fièrement qu’elle achevait sa quatrième année à la faculté de médecine de Lausanne !

Hypothermie

Aux urgences du CHUV, nous reçûmes Laurette, une paysanne dans la septantaine. Son diabète insulino-dépendant s’était décompensé. J’étais médecin-assistant et je l’avais examinée dans un premier temps avant de présenter le cas au chef de clinique. Après quelques jours, la patiente alla mieux et elle put quitter le secteur des urgences pour un retour à domicile. Elle habitait dans une ferme, un peu à l’écart de son village. L’hiver était rude. La paysanne alla chercher du bois à deux cents mètres de la maison, mais ne revint pas. Son mari, inquiet, partit à sa recherche et la découvrit, inconsciente, sur le chemin. Ambulance, retour aux urgences. Je la reconnus tout de suite. Elle était en hypothermie sévère avec une température mesurée à 32 degrés. C’était à ce moment-là que nous l’avons regardée avec un autre œil médical. Comment passer en hypothermie grave en marchant au froid, pendant quelques minutes ? Une maladie fait cela: une hypothyroïdie d’origine auto immune, qui peut être associée non fortuitement au diabète insuline dépendant, lui aussi d’origine auto immune. De toute évidence, cette patiente présentait un œdème, soit un épaississement de la peau, surtout au visage, très typique de l’hypothyroïdie sévère. Les examens de laboratoire confirmèrent le diagnostic: le taux de l’hormone thyroïdienne T4 était très bas, à peine dosable. L’hypothyroïdie très sévère était donc la cause de l’hypothermie, l’organisme n’arrivant plus à réguler la température corporelle. Avec un apport en hormones thyroïdiennes, l’évolution fut favorable et la patiente put rentrer à domicile, cette fois-ci sans revenir! Le chef de clinique, le diabétologue, le médecin généraliste de proximité et moi-même avions tous passé à côté de ce diagnostic, alors que cette maladie se développe sur plusieurs années.

Soyons humbles. Les maladies peuvent se développer insensiblement et tromper le médecin. L’examen clinique amène à des hypothèses diagnostiques, mais aussi réciproquement. Le raisonnement physiopathologique amène à l’hypothèse diagnostique et oriente l’examen clinique. En l’occurrence, en réfléchissant aux causes de l’hypothermie, nous avons retenu le myxoedème, qui nous avait à tous échappé parce que nous n’y pensions pas.

Voilà pourquoi il faut beaucoup d’années pour devenir un médecin compétent. Je disais toujours à mes stagiaires, étudiants en médecine de sixième année: « Vos études ne sont qu’une introduction au métier». Il faut au minimum cinq ans après les études universitaires, sous surveillance d’un médecin cadre, et j’ajouterai cinq années supplémentaires pour commencer à y voir clair et maîtriser la médecine générale (qui est une spécialité très complexe en soit) ou une spécialité médicale.

Actuellement, je tente de convaincre les milieux politiques au plus haut niveau pour exiger et maintenir une formation pré grade et post grade de qualité, avant d’accorder le droit de pratique en Suisse. Sans parler de la formation continue, puisque le savoir médical évolue sans cesse.

Tout va bien

Aldo, un patient italien, venait épisodiquement me voir depuis Aoste, pour le suivi de son diabète de type 2. Il se présenta comme d’habitude. Quelques jours avant sa consultation chez moi, il avait été examiné par  un professore  cardiologue à Milan. Il était très rassuré sur son état cardiaque, puisque l’homme de l’art lui avait affirmé que tout était en ordre, et il me montra fièrement les résultats des investigations cardiologiques. Je fus choqué en voyant, sur un tracé imprimé de Holter (il s’agit d’un enregistrement de l’électrocardiogramme sur 24 heures), un trouble du rythme cardiaque très inquiétant, une tachycardie ventriculaire intermittente. Certes asymptomatique, car de courte durée. Il était midi et j’appelai immédiatement un ami et camarade d’études, brillant cardiologue. A peine eût-il entendu mon exposé qu’il me dit : « Envoie-moi ton patient, je m’en occupe. » C’était toujours sa formule et j’adorais. Le duo que nous formions a permis de sauver un certain nombre de vies de patients présentant un problème cardiaque menaçant. Dans les heures qui suivirent, le cardiologue pratiqua une coronarographie qui révéla une sévère artériosclérose, soit une obstruction sévère des trois coronaires. Un triple pontage aorto-coronarien fut pratiqué le lendemain et la vie de ce patient fut sauvée.

Phlébite italienne

J’étais aussi le médecin de Maurizio, le fils d’Aldo. Un diabète insulinodépendant était apparu dans son adolescence. Ce diabète était mal équilibré; des complications rétiniennes et rénales s’amorçaient. En cachette, la mama était venue me supplier de tout faire pour améliorer le sort de son enfant, à l’époque âgé de 30 ans.

Quelques mois plus tard, ce patient me téléphona un matin pour me demander conseil. Il avait consulté le matin même, à l’hôpital d’Aoste, où on lui avait diagnostiqué une phlébite et prescrit un traitement topique avec des crèmes. Il me dit aussi : « Je tremble comme une feuille ». Je diagnostiquai des poussées de fièvre et compris que ce n’était pas une phlébite, mais une lymphangite, qui accompagne classiquement une grave infection du pied. Je lui ordonnai de se rendre immédiatement à l’hôpital d’Aoste, mais il me répondit : « Je viens ». Il disposait, comme son père, d’une assurance privée, lui permettant d’être soigné en clinique, en Suisse.

A 14 heures, il arriva à mon cabinet, accompagné de sa femme enceinte de six mois. Effectivement, il grelottait. Sa température atteignait près de quarante degrés et la voûte plantaire du pied droit présentait un immense abcès, avec une lymphangite. Le médecin italien avait commis une très grave erreur diagnostique et n’avait probablement pas examiné le pied du patient. De rage, je jetai à la poubelle les pommades prescrites, ordonnai l’hospitalisation en urgence. Je me fis aider par un orthopédiste spécialiste du pied et un infectiologue. Durant deux jours, la jambe du patient se trouva en danger, et son pronostic vital engagé. Mais nous réussîmes à maîtriser la situation et venir à bout de cette grave infection, avec septicémie, par un traitement chirurgical et médical.

Je me souvenais de la supplication de la mama et je tentai le tout pour le tout. Pour convaincre mes patientes de bien soigner leur diabète, pendant leur grossesse, je leur disais que c’était pour le bien de leur futur bébé. Cette parole était magique et les patientes équilibraient leur diabète parfaitement. Par analogie, je dis au patient : « Si vous voulez voir grandir votre fils, il faudra traiter différemment le diabète.» Il comprit que je faisais allusion à ses yeux, déjà atteints de rétinopathie. « Comment? », me répondit-il. Je lui proposai le traitement par une pompe à insuline. Je profitai de son séjour en clinique et de l’aide d’une excellente infirmière en diabétologie pour l’instruire et le former à ce nouveau traitement. Sachant que ce patient intelligent avait aussi une très grande motivation devant la perspective d’une paternité, j’étais sûr qu’il allait maîtriser son diabète avec maestria. Quelque temps après, il était parfaitement équilibré. Les complications rétiniennes régressèrent et la néphropathie diabétique fut stoppée.

Nous avons pu réparer les erreurs médicales dont avaient été victimes le père et le fils. Les deux disposaient d’une assurance leur permettant d être soignés en Suisse. Sans cela, les deux auraient perdu la vie. Vous avez dit médecine à deux vitesses? Hippocrate doit se retourner dans sa tombe.

Une IRM deux fois par an

Pendant des années, j’ai suivi Albin pour un simple diabète de type 2. Il était en surpoids, mais son état général était bon, le diabète bien maîtrisé. Un jour, il me consulta en raison d’une brusque augmentation du périmètre abdominal. Il s’agissait d’un ascite, soit une accumulation de liquide dans la cavité abdominale. Les investigations démontrèrent une cirrhose du foie. Qui n’était pas due à l’alcool chez ce patient,  abstinent pour des raisons religieuses,  ni à un virus B ou C. Elle était due en fait à un Non Alcoolic Steatosis Hepatitis, que l’on abrège par NASH. Il s’agit d’une maladie silencieuse (tout au plus un peu de fatigue) que l’on ne diagnostique pas. Il s’agit d’une accumulation de graisses dans le foie, qui évolue de la même manière que si il était arrosé régulièrement d’alcool. Au fil des ans, le NASH évolue vers la cirrhose et parfois vers un cancer. Cette maladie pernicieuse est favorisée par la sédentarité et une alimentation trop abondante, trop riche en graisses animales. Le NASH affecte le 30 % de la population américaine.

Je me sentais coupable d’avoir passé à côté de ce diagnostic. Je pris alors contact avec un spécialiste en gastroentérologie et lui demandai s’il suivait beaucoup de patients atteints de cette maladie. Il me répondit par l’affirmative. Je lui demandai que faire. Il me répondit : « Je demande un IRM deux fois par année.» Il ne me parla pas des mesures hygiéno-diététiques à tenter d’inculquer au patient. Peut-être que celait aurait pris trop de temps mal rémunéré pour lui… Autrement dit, en toute connaissance de la maladie, ce spécialistes ne tentait pas de modifier les habitudes de ses patients, alors que l’on peut « vider » le foie de cette sale graisse par une modification de ses habitudes alimentaires et par trente minutes d’activité physique quotidienne. Il n’y a pas de traitement médicamenteux efficace.

« On n’y comprend rien »

Max avait 80 ans, quand il me consulta la première fois pour sons diabète de type 2. Le bilan biologique révélait notamment une sévère hypercholestérolémie. En obéissant scrupuleusement aux « guidelines », je devais prescrire à tout prix un traitement médicamenteux pour faire baisser le taux sanguin de cholestérol. Je ne proposai pas cette solution: constatant qu’aucun événement cardiovasculaire n’était survenu à mon patient durant sa longue existence, je supposai un facteur X protecteur et je ne prescris aucun traitement. Au risque de passer pour un médecin totalement incompétent ou négligent aux yeux de la corporation. L’évolution me donna raison. Max, avec qui je liai des relations d’amitié et que je visitai à domicile au fil du temps, devait décéder pendant son sommeil … à 96 ans.

Un autre patient dans la soixantaine, lui aussi diabétique insulinodépendant depuis son enfance, me rapportait un malaise précédé d’une violente douleurs thoracique. Dès que je pris connaissance de ce malaise, je contactai immédiatement un cardiologue interventionniste. Il pratiqua alors une coronarographie en urgence. Nous redoutions une artériosclérose sévère et menaçante des coronaires. Peu après la sortie de la salle de cathétérisme cardiaque, le cardiologue m’indiqua une parfaite normalité du status coronarien et me dit: « Il faudrait plus de recherches, on n’y comprend rien. »

Génétique

En lisant un rapport qu’un médecin généraliste m’avait adressé, je compris qu’il s’agissait d’un diabète menaçant devant être traité impérativement. Je téléphonai au patient sur son lieu de travail et lui ordonnai de venir immédiatement à mon cabinet. Quelques analyses pratiquées en urgence confirmèrent le caractère insulinodépendant du diabète inaugural. Avec l’aide d’une excellente infirmière spécialisée en diabétologie, j’entrepris sans tarder une insulinothérapie.

Le patient se montra collaborant quand bien même il devait accuser le coup. Il me demanda si ses enfants à venir pouvaient être atteints du diabète. Je lui répondais que la probabilité de transmettre un diabète de type 1 est faible, environ 5%. Tout au plus pourrions-nous parler de susceptibilité génétique pour cette maladie auto-immune dont la cause fondamentale n’est toujours pas élucidée.

Deux ans passèrent. Ce patient fut l’heureux père d’un garçon. Très vite, l’homme fut intrigué par la soif avide et intense de son enfant âgé à peine de deux mois. Il fit pratiquer une mesure de la glycémie, qui s’avéra très élevée. Il me téléphona de suite. Le diabète menaçant était bien là. Je me souvins de la question que ce patient m’avait posée. Son enfant était dans les 5 %.

« Pour l’épaule, pressez 1… »

Marie-Louise avait 78 ans quand elle fut dotée d’une prothèse du genou, en raison d’une arthrose invalidante et douloureuse. Deux ans plus tard, elle fût opérée d’un hallux valgus du gros orteil du pied gauche, dans le même établissement où la prothèse avait été posée. Profitant de la visite de l’opérateur, elle demanda pourquoi son genou prothétique était encore douloureux. Le chirurgien lui répondit: « Dès votre sortie de l’hôpital, prenez contact avec la consultation du genou », se gardant bien de l’examiner et de lui répondre. An nom de ma patiente, je pris contact avec l’hôpital orthopédique pour fixer un rendez-vous. Le répondeur déclamait : « Pour l’épaule, pressez 1, pour le genou, pressez,  2, pour la hanche, pressez 3, pour le pied,  pressez 4 … » Jusqu’où ira cette sur-spécialisation imbécile, dans un hôpital universitaire formant ainsi des chirurgiens ne sachant opérer qu’une seule articulation?

L’infarctus lui a sauvé la vie

Michel avait l’habitude de vivre alternativement six mois en Thaïlande et six mois en Suisse. Récemment victime d’un infarctus du myocarde, il voulait à tout prix se rendre à Phuket, comme il en avait l’habitude. Je lui interdis formellement d’y aller dans les deux semaines qui suivaient son accident coronarien, redoutant une complication cardiaque dans un pays moins bien équipé en matière de technologie cardiologique. Après d’âpres discussions, il fut convaincu par mon argumentation et renonça à son projet de déplacement. Peu après, l’effroyable tsunami s’abattit précisément sur la région où il avait l’habitude de séjourner. Il aurait pu être emporté par les flots meurtriers. Son infarctus lui avait peut-être  sauvé la vie.

« Mon fils vient me voir tous les jours »

Je fis la connaissance de cette Renée alors qu’elle était âgée 80 ans. Elle se présenta avec son dossier médical et ses huit médicaments. Je consultai son dossier et l’examinai. D’emblée, je lui posai la question: « Avez-vous confiance en moi ? ». « Bien sûr, docteur ! » Du coup, je jetai tous ses médicaments en lui disant: « Vous n’avez pas besoin de tous ces remèdes ». Les années passèrent sans nouveaux événements médicaux, et sans thérapie.

A l’âge de 98 ans, le cerveau de Renée montra toutefois des signes de défaillance suffisants pour que je décide d’un placement dans un établissement médicosocial. Sa fille habitait en Allemagne. Elle l’appelait tous les jours et séjournait chez elle deux semaines par an. J’avais régulièrement des entretiens téléphoniques avec elle. Quant au fils de Renée, il n’avait jamais demandé des nouvelles de sa mère pendant des années. Lors d’une visite à l’EMS, la patiente, toute heureuse,  me confia: « Vous savez, docteur, mon fils vient me voir tous les jours ». Surpris, je demandai confirmation à l’infirmière. «Non, je ne l’ai jamais vu, il n’est jamais venu. » 

Être médecin de famille

J’étais le médecin d’un couple. Tous les trois mois je recevais Louise pour le contrôle d’une simple hypertension artérielle. Un vendredi, je fus surpris par une certaine confusion inhabituelle dans son discours. Le lundi suivant, le mari m’appela au cabinet, en me disant que sa femme souffrait de violents maux de tête, avec vomissements. J’associais immédiatement les troubles neuro psychologiques observés quelques jours auparavant et les symptômes évocateurs d’une hypertension intracrânienne, et décidai une hospitalisation immédiate. J’estimai que le transport ambulancier n’apportait rien, et connaissant la fiabilité du mari, je l’enjoignis à amener son épouse en voiture à l’hôpital universitaire. En attendant, je pris contact avec le CHUV, incitant les médecins de service à pratiquer un scanner cérébral immédiatement à l’arrivée de la patiente (en renvoyant à plus tard les démarches administratives), et d’informer le neurochirurgien de garde. Instructions qui furent respectées à la lettre.

Le diagnostic d’hémorragie cérébrale sur rupture d’anévrisme fut confirmé. Peu après le scanner cérébral, le neurochirurgien pratiqua un clampage de l’anévrisme. La patiente fut sauvée, sans séquelles neurologiques. Une analyse diagnostique rapide et précise, favorisée par la conjonction d’une parfaite et irremplaçable connaissance du couple et d’une confiance entre le médecin traitant et l’hôpital compétent, avait sauvé une vie.

Il faut souligner l’importance capitale du médecin de premier recours et de famille. Sans ce pilier qui résout 90 % des problèmes de santé, la médecine risque de s’effondrer, engendrant des errances diagnostiques, parfois fatales, et une ascension vertigineuse des coûts de la médecine fragmentée en multiples spécialités.

L’armée suisse est utile

Dorothée, insulino-dépendante, fut hospitalisée au CHUV durant deux semaines. Les médecins augmentèrent les doses d’insuline durant le séjour. A son retour à domicile, cette jeune mère de famille, découvrant son appartement sens dessus-dessous, remit de l’ordre et passa l’aspirateur. A sa sortie de l’hôpital, personne ne pensa à rétablir ses doses habituelles d’insuline. Or, l’activité physique augmente la sensibilité à l’insuline. Les doses étant donc trop fortes, une hypoglycémie se produisit. Le mari, Jean, à son retour du travail, découvrit Dorothée hébétée et gémissante et comprit tout de suite qu’il s’agissait  d’un manque de sucre. Dorothée étant toutefois dans l’incapacité d’absorber quoi que ce soit, Jean m’appela au téléphone, décrivit la situation, et je confirmai son diagnostic. J’évaluai la distance que devrait parcourir une ambulance pour se rendre au domicile. Cela prendrait trop de temps. Donc je dis à Jean de préparer une seringue de Glucagon, qui est l’antidote injectable de l’insuline. Je lui rappelai la façon de faire, et c’est alors qu’il  me rappela qu’il avait fait son service militaire dans les troupes sanitaires. Il prépara sans problème la solution de Glucagon, qu’il injecta dans l’épaule de sa femme. Au bout de quelques minutes, elle reprit ses esprits et put absorber une boisson sucrée. Tout revenait dans l’ordre, sans intervention ambulancière, ni hospitalisation. Qui en aurait douté: l’armée suisse est utile.

Nouveau traitement du diabète

Le diabète, chez Denise, était mal équilibré. Elle s’injectait de l’insuline trois fois par jour, une performance pour une patiente âgée de 80 ans. Mais les valeurs de glycémie étaient trop hautes. J’étais penaud et ne trouvais pas de solutions. Un jour, elle me montra fièrement son carnet d’autocontrôle avec d’excellentes glycémies. Son explication: elle avait un nouveau petit chien, qu’elle sortait deux fois par jour. L’activité physique obligée avait augmenté la sensibilité à l’insuline, et amélioré nettement l’équilibre du diabète. Je n’ai pas demandé à son assurance-maladie un remboursement d’une partie des frais d’entretien du petit chien, quand bien même il est permis de considérer que la compagnie d’un chien est un traitement approprié, efficace et économique, selon la définition de la LAMAL!

Diabète et Service du feu

Catherine  était diabétique insulinodépendante depuis son enfance. Agée de 40 ans,  elle était mère d’une fille de 8 ans. Elle habitait dans une villa d’un village vaudois. Un soir, son mari et elle-même furent invités chez leur voisin. Vers les 21h, alerte: leur maison brûlait ! Dans un petit village, les pompiers volontaires ne sont pas sur place dans les six minutes, délai qui est garanti en ville de Lausanne où existe un service de pompiers professionnels, prêts à intervenir immédiatement, en permanence.

Le mari s’engouffra dans la maison pour sauver sa fille. La patiente, elle, fut retenue par les voisins: « Tu ne peux pas aller, tu es diabétique ! » Arrivés sur place, les pompiers trouvèrent le papa et son enfant enlacés et décédés.

Le lendemain matin, j’appris la nouvelle par la radio aux informations de 6 heures.  A 8 heures, je reçus un appel téléphonique de la pharmacie du village, me demandant de lui faxer de suite une ordonnance pour de l’insuline, et je fis bien sûr le lien avec ce que je venais d’entendre. La pharmacienne me confirma l’identité de la patiente.  Au cabinet, Catherine me raconta ce drame, avec une étrange absence d’émotion. Je fus incapable de retenir mes larmes en l’écoutant. C’était elle qui me consolait! Elle était devenue psychotique et parlait aux anges, qui avaient recueilli sa fille. Elle restait prisonnière de cette nouvelle réalité mentale. Elle augmenta sa consommation de cigarettes. On sait que la toxicité cardiovasculaire du tabac est multipliée par dix chez le patient diabétique. Elle décéda d’un infarctus du myocarde, à peine quelques années plus tard.

Debriefing

Marie-Jeanne avait 60 ans et jouissait d’une belle santé. Je ne l’avais vue qu’à quelques reprises, pour parler de la maladie cardiaque de sa fille. Je fus dès lors surpris quand je la découvris boitillante en pleine rue, un jour de semaine. Je la saluai et lui fit part de mon étonnement. Elle me dit qu’elle avait consulté un médecin orthopédiste, qui soupçonnait une arthrose de la jambe. Surpris par cette présomption diagnostique, constatant une paralysie partielle de la jambe droite et soupçonnant une compression médullaire, je lui conseillai un examen radiologique en urgence. Qui fut fait le lendemain. Marie-Jeanne reprit contact à ma consultation et m’informa que le scanner de la colonne lombaire était normal. Je redoutai dès lors une maladie neurologique et demandai une hospitalisation dans le service de neurologie du CHUV, avec une présomption de sclérose latérale amyotrophique. Malheureusement, ce terrible diagnostic fut confirmé par mes confrères neurologues. Cette maladie entraîne une paralysie progressive de toute la musculature, à l’exception des muscles oculaires. Il n’y a pas de traitement. A un stade avancé, une difficulté progressive à s’alimenter et une gêne respiratoire majeure surviennent. Ce qui se produisit au bout de deux ans. Je devais me rendre à domicile de ma patiente à des intervalles rapprochés. Je lui avais demandé si elle souhaitait être intubée lorsque ses muscles respiratoires se paralysaient. Elle avait refusé. Dès lors, je guettai cette redoutable complication avec une visite hebdomadaire, tout en me rendant disponible 24 heures sur 24.

Un lundi matin, le mari me téléphona au cabinet et m’annonça que sa femme étouffait. J’organisai immédiatement un transport ambulancier et une entrée directe dans le service des soins palliatifs, procédure que j’avais négociée auparavant et où un lit était réservé. Marie-Jeanne décéda brusquement deux jours après, d’un choc neurogène.

Le vendredi de la même semaine à midi, en fin de consultation, une cheffe de clinique du service des soins palliatifs me téléphona. Pour s’enquérir de mon état. Suivit un long entretien téléphonique entre cette collègue et moi-même. C’était clairement un soutien et une aide psychologique, un débriefing. Ce fût la seule fois de ma carrière où un médecin hospitalier pensa à la souffrance du médecin traitant. J’en fus très touché et remerciai ma consœur, ainsi que la direction générale du CHUV, pour ce soutien professionnel et confraternel,  mais hélas exceptionnel. Cet épisode fut pour moi un des plus éprouvants de ma carrière. Assister, impuissant, à une dégradation si cruelle de la santé d’une patiente est pire que tout.

Réfugié religieux

Cet homme de 60 ans frappa à ma porte pour la prise en charge d’un diabète nécessitant une insulinothérapie. Il venait du Pakistan, où il avait changé de religion, se convertissant de l’islam au christianisme. Il fut arrêté et emprisonné, puis condamné à mort. A plusieurs reprises, il endura  des simulacres de pendaison: on le sortait de sa cellule et le bourreau lui passait la corde au cou, puis après quelques minutes, la corde lui était retirée, et on le reconduisait au cachot, pour recommencer l’opération quelques jours plus tard.

Grâce à des pressions internationales, il fut libéré et obtint l’asile en Suisse. À son arrivée dans notre pays, son diabète était déséquilibré. Mais au fur et mesure que son sentiment de sécurité grandissait et que le spectre des mauvais traitements passés se dissipait, le diabète allait de mieux en mieux. Le patient ne cessait par lui-même de baisser progressivement les doses d’insuline, fort judicieusement, jusqu’à l’arrêt total. Cette perspicacité inhabituelle m’interpellait. Mais ce patient devança mon questionnement en m’avouant… qu’il était médecin ! Et dire que j’avais entendu dire, dans un congrès, que le stress psychologique ne perturbe pas le diabète !

Réfugié politique

Il était congolais et opposant politique au régime. Il décida de se réfugier en Suisse, avec sa femme et ses trois enfants. Je le pris en charge pour son diabète, nécessitant un traitement par des injections d’insuline. J’appréciai la facilité avec laquelle il apprenait les finesses de la gestion de sa maladie. Il me disait toute sa tristesse et sa nostalgie de son pays natal, partagée par ses enfants qui ne comprenaient pas pourquoi ils ne pouvaient pas rentrer au pays.

Lors d’une consultation, bouleversé, il me raconta qu’il avait reçu une vidéo en provenance de son pays. Elle avait été tournée par les geôliers qui avaient torturé son père, que le régime avait emprisonné. Rongé par le chagrin, cet homme développa quelques mois plus tard un cancer du foie. Il succomba à la maladie dans les semaines qui suivirent le diagnostic.

 Une  souffrance psychologique d’une telle ampleur ne favorise-t-elle pas le cancer, en affaiblissant les défenses immunitaires ?

Standing ovation

C’était un habitué des urgences du CHUV. Souvent oublieux de s’injecter de l’insuline, Pascal était hospitalisé à répétition. La gestion de son diabète,  apparu durant son enfance, était chaotique chez ce patient âgé de 28 ans, au bénéfice d’une rente AI complète.

Je le pris en charge. Très vite, au cours de mes consultations, je mesurai la grande intelligence de ce jeune homme. Je devinai en plus chez lui une grande connaissance en informatique, acquise de manière autodidacte. Sur le plan psychologique, je compris que le patient souffrait d’une phobie des hypoglycémies. Raison pour laquelle du coup, il fixait son taux de glycémie à un seuil élevé. Tenant compte de ses connaissances informatiques et de sa capacité à déterminer son seuil glycémique, je lui proposai le meilleur de la technologie diabétologique, soit un contrôle en continu de la glycémie, couplé à une pompe à insuline.

Les psychiatres de l’hôpital universitaire avaient opposé un veto formel à un tel projet. Mais je ne tins par compte de leur avis. Et le changement fut spectaculaire. Le patient maîtrisa son diabète comme jamais auparavant. Jouant avec cette technologie, il équilibra son diabète et ne fut plus jamais hospitalisé.

Par la suite, j’acceptai de donner un cours sur le diabète de type 1 à la Haute école des soins infirmiers de Lausanne. Je me souvenais de cette fameuse leçon clinique, donnée par le professeur de pédiatrie et que je vous ai relatée. Par analogie, je demandai à Pascal de donner la moitié du cours. Je voulais ainsi démonter aux futurs infirmiers et infirmières que le meilleur médecin du patient diabétique est le patient lui-même, et qu’il faudrait par la suite respecter son savoir-faire. Je voulais aussi renforcer l’estime de soi chez ce jeune diabétique, mise à mal par des équipes soignantes.

Devant plus de 200 étudiants, dans un grand auditoire du CHU, je délivrai la première partie du cours, puis je cédai la parole à Pascal. Il était vêtu d’un splendide costard cravate. Il donna un cours splendide, en racontant son vécu et en expliquant toute la panoplie de la technologie de pointe qu’il avait utilisée. A la fin du cours, tous les étudiants se levèrent et applaudirent longuement ce jeune « professeur ». Tel le professeur de pédiatrie que j’évoquais dans les premières pages, je ne pus retenir mes larmes, tant j’étais ému et fier de ce patient ainsi réhabilité et rétabli.

Parallèlement, avec l’accord de l’AI, Pascal suivit les cours du soir pour obtenir brillamment, après quatre ans, la maturité fédérale es sciences. Il pense entrer en Faculté de biologie. Il donne régulièrement des conseils avisés aux fabricants de technologie dans le domaine du diabète.

Propriété intellectuelle

Teresa avait 14 ans quand elle fut « obligée de se marier », comme on dit. A 16 ans, elle était déjà mère de deux enfants. Une année plus tard, elle s’enfuyait du domicile conjugal et débarquait avec ses deux gamins à Lausanne. Heureusement, une famille la recueillit lui fournit un petit travail. Elle se remaria quelque temps plus tard avec un vendeur de fruits et légumes.

Dans la cinquantaine, elle fut affectée par un diabète nécessitant une insulinothérapie, une situation qu’elle n’accepta jamais. Des angoisses la saisissaient sans cesse, elle me téléphonait très souvent. Quand elle me confia son passé, j’appris qu’à l’âge de 14 ans elle fut mariée de force à un homme plus âgé; deux enfants  naquirent. Sa vie était devenue un enfer. Elle décida de se réfugier en Suisse. Je compris mieux ses incessantes interrogations, alimentées par une perpétuelle insécurité.

Lors d’une consultation, nous parlions d’alimentation. Elle me dit alors qu’elle avait mémorisé de très nombreuses recettes de cuisine que sa grand-mère lui avait transmise. C’était une cuisine méditerranéenne, que l’on sait savoureuse, et peut-être la meilleure pour nous préserver des maladies cardio-vasculaires. Un cuisinier très coté et célèbre venait s’approvisionner en fruits et légumes frais au marché, où son mari tenait un stand, et très régulièrement demandait ses recettes à Teresa. Ce chef étoilé avait trouvé là un véritable filon pour de nouvelles réalisations culinaires. C’est alors que je demandai à ma patiente: « Savez vous ce qu’est la propriété intellectuelle? » Elle en ignorait tout et n’avait pas compris que ses recettes pouvaient être copiées. J’eus alors une idée: comme ces recettes se transmettaient par tradition exclusivement orale, je proposais à la Teresa de lui trouver une rédactrice et un éditeur, pour la réalisation d’un livre. Ce qui fût fait. Le livre parut avec un certain succès. Désormais, ces trésors culinaires sont inscrits dans le marbre culturel et ne risquent plus de se perdre.

Urgence respiratoire

Il était 10 heures du matin quand un patient âgé de 85 ans m’appela à mon domicile. Il  disait « suffoquer » et appelait au secours. Je me rendais illico chez lui. Quelle ne fut pas ma surprise de me voir accueillir par un homme capable de marcher sans trop d’essoufflement. Il avait juste un bon rhume, qui l’empêchait de respirer normalement par le nez ! Ce rhume était tout simplement le premier de sa vie.

Voulez-vous être notre médecin?

« Voulez-vous être le médecin de ma femme ? » me demanda cet homme dans la septantaine. Sans savoir ce qui m’attendait, je lui répondis par l’affirmative. Il me résuma l’histoire médicale de Nadine. Suite à une opération du cerveau, elle se réveilla complètement paralysée à l’exception du bras droit, qu’elle pouvait à peine soulever. De plus, elle était aphasique. En consultant le dossier médical de l’hôpital, je découvris qu’il y avait eu maladresse chirurgicale. Je n’ai jamais rien révélé de cela à Jean, son mari.

Nadine vivait à la maison, soignée par une équipe de quatre femmes dévouées et devenues expertes dans les soins de base. Elles se relayaient 24 heures sur 24. Elle passait ses journées installée dans un fauteuil fabriqué sur mesure. Son regard était vif et très expressif. Elle s’exprimait par des mimiques et des onomatopées. Son état général était bon. L’appartement, situé sur le toit d’un grand immeuble locatif, était tout en longueur. Le salon contenait de magnifiques sculptures et peintures: une véritable galerie d’art.  Au fil du temps, je tissai des liens affectifs forts avec Julie et Jean

Ils m’invitèrent un jour chez eux, avec mon épouse et nos trois enfants encore en bas âge. Ce fut une véritable fête: le mari se mit à jouer de l’harmonica avec virtuosité, mes trois enfants firent une ronde autours de Julie. On pouvait lire un immense bonheur dans ses yeux.

Un jour, elle me désigna de son regard une zone de son corps, tentant de me faire comprendre quelque chose. Ses yeux de dirigeaient en bas à gauche, sur son torse. Je compris qu’il s’agissait de son sein gauche, que je palpai. Je découvris une masse dure, de la taille d’une pomme, dans le quadrant supérieur gauche. Le jour même, je pratiquai une cyto-ponction. L’analyse du matériel cellulaire prélevé révéla la présence de cellules cancéreuses.

Je proposai alors une opération. Nadine refusa catégoriquement tout soin. Je respectai sa décision. C’était la première fois que je ne traitais pas une maladie aussi grave, la laissant évoluer à sa guise. Dans les semaines qui suivirent, je soupçonnai la présence de métastases osseuses, en constatant que la mobilisation, lors de la toilette, devenait très douloureuse. J’appliquai les consignes de mes confrères spécialistes en soins palliatifs, par la mise en place d’un petit cathéter sous-cutané, permettant des injections de morphine. L’antalgie était ainsi correctement assurée.

Sentant sa fin arriver, Nadine me fit comprendre qu’elle souhaitait que je m’occupe de son mari par la suite. Elle fit passer le même message à son équipe soignante.  Et décéda paisiblement.

Quelques années passèrent. Jean venait régulièrement au cabinet pour un check–up. Un matin, un médecin du CHUV me téléphona au cabinet pour m’informer que mon patient avait été hospitalisé suite à un malaise et qu’un volumineux cancer du poumon était diagnostiqué. Jean était alors âgé de plus 80 ans. De plus, il présentait des signes de défaillance cognitive, augurant d’une démence à venir. J’interdis formellement aux oncologues universitaires de commencer un quelconque traitement chimiothérapique ou autre. J’optai ainsi d’emblée pour un traitement palliatif.

Nous nous retrouvions régulièrement, Jean et moi, dans une pizzeria située près de son domicile. Lors du repas, je pouvais évaluer son état général. Qu’en aurait-il été s’il avait subi les agressions de la chimiothérapie ? Qu’elle aurait été sa qualité de vie?

Une année passa, sans encombres. Quand l’état général de mon patient déclina brusquement. Toute l’ancienne équipe qui s’était occupée de Julie revint au secours et permit le maintien à domicile, grâce à des soins de confort. Ces dames respectaient ainsi l’engagement qu’elles avaient pris devant son épouse. Jusqu’au jour où, le maintien à domicile n’étant plus possible, je décidai l’hospitalisation. Jean mourut 24 heures après son entrée à l’hôpital.

Une technologie médicale inappropriée

Marie-Paule avait 92 ans et présentait une grave  insuffisance cardiaque. Elle devait s’arrêter tous les trois mètres pour reprendre son souffle, en raison d’un important rétrécissement de la valve aortique. Seul un changement de cet organe pouvait la soulager et prévenir un décès imminent.

Mais à 92 ans, que faire? Une opération à cœur ouvert n’étant pas envisageable, peut-être était-il possible de recourir à une nouvelle technique, qui venait d’être introduite dans le service de cardiologie de l’hôpital universitaire. J’explorai donc cette option avec le chef de clinique, et nous décidâmes de tenter le coup. La valve aortique fut changée par cette méthode non invasive, une intervention coûtant plus de 60 000 fr. Malheureusement, Marie-Paule décéda six mois plus tard.

Avions-nous eu raison ou tort ? N’aurait-il pas fallu plutôt laisser la nature évoluer à son rythme ? C’est tout le débat qu’il y a lieu de conduire aujourd’hui. Dans une société où la population est de plus en plus vieillissante,  devons-nous offrir chacun, à tout prix, la meilleure (et la plus chère) technologie médicale, au risque de faire exploser davantage encore les coûts de la santé ? Les primes d’assurance maladie mettent déjà à mal les budgets d’un  tiers de la population suisse. Au-delà de son aspect économique, le débat est sociétal, politique, spirituel et philosophique. Ne laissons pas l’exclusivité de la décision aux médecins ou aux assureurs, avec leurs stricts points de vue financier et leurs logique du profit.

« Cette fois, je ne sais pas où je vais »

Les cigarettiers sont sans scrupules. Même s’ils ont été les premiers à connaître les effets néfastes du tabac sur la santé humaine, ils ont poursuivi impunément leurs ventes de produits toxiques et engrangé des bénéfices considérables. Personne ne peut plus nier la toxicité du tabac. La fumée induit un cancer du poumon, de la vessie, des insuffisances respiratoires chroniques, de l’artériosclérose, mais aussi, ce qui est moins connu, des insuffisances rénales.

Louis cumulait tous ces problèmes. Ancien gros fumeur, il souffrait d’une insuffisance rénale, traitée tout d’abord par des dialyses péritonéales à la maison, puis par hémodialyses dans un centre de néphrologie. Il était aussi affecté d’une artériosclérose sévère des membres inférieurs qui le faisait cruellement souffrir dans les heures qui suivaient les séances de dialyse. J’en avais été le témoin impuissant lors d’une visite d’urgence à domicile. Ses deux pieds présentaient plusieurs nécroses. Les artères des jambes étaient bouchées, sévèrement. Il n’était pas possible d’améliorer l’état vasculaire par des pontages, puisque et les troncs artériels en amont, ainsi que les artères en aval, étaient obstruées.

Ce patient, qui n’était pas dupe de sa condition, me posa clairement la question: peut on me sauver les deux jambes ? Je dus lui répondre par la négative. Il fallait se résoudre l’idée d’une amputation à mi-cuisse… des deux jambes. Il me répondit qu’il allait réfléchir.

Il attendit le premier jour de mes vacances pour m’appeler sur mon téléphone portable. Comme il ne voulait pas être une charge pour ses enfants en devenant complètement dépendant, il refusait l’amputation. Et il avait décidé, en toute lucidité, de mettre un terme à sa dialyse. Surmontant à peine mon émotion, je lui conseillai de se faire hospitaliser pour un meilleur confort de fin de vie.

Sciemment, il avait attendu mon départ en vacances pour stopper sa dialyse et ainsi me préserver du devoir de l’assister jusqu’à son dernier souffle. Je trouvai un confrère qui accepta de le prendre en charge au pied levé, dans ces circonstances difficiles.

Avec ma femme, nous venions de faire un aller-retour La Fouly-cabane l’Aneuve. J’étais sur le chemin du retour, en pleine forêt, quand il conclut, avant de raccrocher son téléphone : « J’ai beaucoup voyagé dans ma vie, mais cette fois-ci, je ne sais pas où je vais ». Je ne pus retenir mes larmes pendant plusieurs heures.

Luigi, mon ami

Il avait quitté les Pouilles pour trouver du travail en Suisse. Pendant plus de trente ans, il fut ouvrier dans une usine de textile. Il était pauvre. Il trouvait son bonheur à travailler au quotidien dans son jardin qu’il chérissait. C’était un vrai jardin d’Eden, où poussaient des légumes d’une saveur incomparable. Mes enfants adoraient venir dans ce petit paradis et dévorer les biscuits offerts par sa femme.

J’étais aussi devenu son médecin. Les années passèrent. Luigi prit sa retraite. Il continuait de s’occuper de son cher jardin. Un jour sa fille l’accompagna son père au cabinet. Elle me dit à voix basse que son papa perdait la boule. Son discours devenait confus, et il perdait le sens de l’orientation. En clair, la maladie d’Alzheimer gagnait du terrain. Le maintien à domicile était encore possible grâce au dévouement de son épouse.

Je devais suivre l’évolution clinique par des visites régulières à domicile. Luigi me recevait avec grande joie. Un jour, il me posa cette question: « Qui est cette gentille dame qui me fait la toilette, tous les matins? » C’était sa femme.

La profonde amitié qui nous liait, conjuguée à une confiance sans limites, préservait chez lui une certaine capacité de reconnaissance à mon égard, et échappait à la dégradation de cette cruelle maladie. Existe-t-il une aire cérébrale dénommée amitié,  qui serait  miraculeusement préservée des ravages de cette maladie?

Je laissai évoluer une insuffisance rénale jusqu’au jour où le maintien à domicile ne fut plus possible. J’hospitalisai Luigi, en interdisant aux médecins hospitaliers de traiter cette condition. Mon ami nous quittait paisiblement, quelques jours plus tard, entouré de sa famille.

                                                  La gloire du sport

Bon dernier, mais héroïque

Au bord du lac Léman, des d’enfants et des adultes courent sur 2, 4, 10, 20 km, depuis plus de trente ans. Pères, mères, grands-parents, oncles, tantes et autres sont tous là pour acclamer les enfants à leur arrivée dans le stade. Tout particulièrement pour la course des enfants âgés de 7 à 10 ans, qui attire des milliers de personnes.

On croyait que tous les enfants de cette catégorie avaient terminé l’épreuve, lorsqu’entra dans le stade un gamin boîtillant, bon dernier, accompagné de sa maman. Tous deux, la main dans la main, avaient parcouru les 4 km. Le gosse était porteur d’une prothèse jambière à mi-cuisse, suite à une amputation. Jamais, je vous le jure, jamais un champion olympique n’a reçu une telle ovation. Les milliers de spectateurs applaudirent à tout rompre et acclamèrent longuement ce valeureux garçon et sa maman.

Mourir en courant

Le dispositif médico sanitaire du marathon de Lausanne était en place. Avec mon ami Claude, sapeur pompier professionnel, je savourais tranquillement un café à Ouchy. Le départ de la course avait été donné quelques instants plus tôt. Les premiers concurrents passaient déjà devant notre terrasse, quand nous entendîmes dans notre radio: « Arrêt cardiaque ! ». Nous étions abasourdis d’apprendre qu’un grave malaise venait de survenir dans les premiers 200 mètres du parcours. Aucune ambulance n’était en faction au départ. Je mobilisai de suite le SMUR et réquisitionnai un gendarme et sa moto. Je sautai sur le porte-bagage de la bécane et nous fendîmes tant bien que mal le flot des coureurs en sens inverse.

Un confrère médecin, participant à la course, pratiquait déjà le massage cardiaque. Nous arrivions en même temps que le SMUR auprès du patient. Toutes les mesures de réanimation dites avancées furent conduites. Nous obtînmes alors la restauration d’une activité électrique sur le monitoring, mais sans pouls carotidien ni pression mesurable au bras. Cela s’appelle une dissociation électromécanique. Je décidai une hospitalisation et pris contact avec les soins intensifs du CHUV. Grâce au numéro du dossard, je trouvai l’identité de cet homme dans la cinquantaine et déclinai son nom à l’infirmière. A peine l’avais-je prononcé, celle-ci me répondit: « Oh, on le connaît bien, c’est un habitué. Il vient souvent chez nous en décompensation cardiaque, et il est candidat pour une greffe ! ».

Participer à ce marathon fut fatal à cet homme qui était un grand sportif… mais souffrant d’une grave maladie. Mourir en courant avait peut-être été sa dernière volonté.

                                               Randin, président !

Pour la première fois, tout le corps de police de la Ville de Lausanne était réuni pour le rapport annuel. Le commandant me demanda de tenir quelques propos à cette occasion. Lors de ma brève allocution, je soulignai la grande pénibilité peu reconnue du métier de policier, dont les représentants doivent souvent affronter des sociales ou familiales. Je proposai quelques conseils de base, et offris quelques solutions pour tenir le coup dans telle ou telle circonstance difficile. Ceux-là même que je m’imposai pour faire face à mon dur métier de médecin. Par exemple, cultiver l’amitié, préserver sa vie sociale et familiale, entretenir son corps par une pratique sportive régulière, etc.

Ce discours dura à peine dix minutes. En présence de la Municipalité et de toute leur hiérarchie, tous les policiers se levèrent et scandèrent à l’unisson pendant de longues minutes: « Ran-din, président, Ran-din, président ! ». Randin était très amusé, et un brin gêné.

Il suffisait donc de souligner la dureté du métier, de susciter ainsi une certaine reconnaissance, pour faire mouche. C’était aussi, pour les policiers, l’occasion de faire un pied de nez à leur hiérarchie plus encline aux reproches qu’aux remerciements. Pendant des mois, quotidiennement, en pleine rue de Lausanne, un policier m’interpellait pour me remercier.

Par la suite, un jeune inspecteur se rendit à mon cabinet médical, sur ordre du juge, pour me demander le dossier d’un de mes patients. Il avait  été retrouvé dans son appartement bien des jours après son décès, dans un état de décomposition avancé. Je remis donc le dossier au jeune policier, tout en décelant chez lui des signes d’un grand accablement. Je ne pus m’empêcher de m’enquérir de son état. « Mal, je me sens mal », me répondit-il. « L’odeur me poursuit. » C’était lui qui avait découvert le cadavre.

Dès lors germa en moi un projet. J’avais connaissance de l’histoire d’une ancienne déléguée du CICR, qui s’était trouvée exposée à des situations dramatiques et avait été menacée à plusieurs reprises. Se basant sur ses expériences, elle s’était formée pour apporter un soutien psychologique à ses collègues. Je la contactai, et en sa compagnie, je proposai aux cadres de la police la mise sur pied d’une structure de soutien. En dépit d’une certaine résistance initiale, l’idée fit son chemin. Aujourd’hui, une cellule constituée de psychologues spécialisés est à disposition non seulement des policiers, mais aussi de tous les autres intervenants à risque, tels que pompiers et ambulanciers. La population en général en dispose aussi, par exemple à la suite d’une agression ou d’un cambriolage. On sait aujourd’hui que le traumatisme psychologique, sans une rapide prise en charge, entraîne des souffrances des années durant. Le concept d’état de stress post traumatique est maintenant reconnu unanimement.

                                                      Confessions

Le beau métier

Ginette habitait dans un petit village du pied du Jura vaudois. Son père était alcoolique et ne rapportait qu’un maigre salaire à la maison. Les trois filles allaient casser des cailloux dans la gravière et les rapporter au boursier communal pour quelques sous.

« Docteur, on était trop pauvres pour acheter du sel », me raconta Ginette. « On volait du chocolat à l’épicerie, mais la patronne fermait les yeux. Et pis ma sœur, qui avait 15 ans et qui était très jolie, eh ben elle faisait le beau métier. » En bon français, elle se prostituait.

C’était pendant la Mob, dans les années 40. Ginette travaillait comme bonne chez le pasteur du village. Un solide paysan du Gros de Vaud, mobilisé dans a région, s’éprit de cette belle jeune fille. Après la guerre, il revint et la demanda en mariage.

Ginette, qui avait connu la faim et la misère durant toute son enfance et son adolescence, découvrait l’opulence chez son mari, agriculteur aisé. Mais son organisme, habitué à la frugalité, ne s’adapta pas à un régime de nourriture riche. L’obésité et son cousin, le diabète, furent bientôt au rendez-vous. Elle devait en décéder.

Mayonnaise

D’origine française, Marcel bénéficiait d’un check-up annuel à Paris. Des examens de laboratoire multiples et extensifs, comprenant une radiographie thoracique, un électrocardiogramme, une échographie abdominale, une spirométrie. Aux frais de la Sécu. Or, ces examens ne sont pas validés sur le plan scientifique: aucune étude n’a démontré leur pertinence. Quand on sait que la Sécu est un gouffre financier abyssal…

Une fois par année, Marcel se présentait à mon cabinet avec son dossier médical. Je classais ces documents dans un dossier devenant de plus en plus volumineux. Un beau matin, Anna, sa femme, m’appela, inquiétée par l’impossibilité de son mari à avaler un quelconque aliment solide. Une gastroscopie, pratiquée en urgence,  confirma malheureusement la présence d’un volumineux cancer obstructif de l’estomac.

Le check-up annuel n’avait donc servi à rien. Le patient devait décéder à peine quelques semaines plus tard. Anna m’en voulut, comme si j’étais responsable de cette issue fatale. Gardant toutefois confiance, elle revint régulièrement à ma consultation.

Je connaissais bien le contexte familial, Anna et moi-même étions nés dans la même ville. Dans leur petite enfance, elle et son frère étaient gardés par un homme dans la quarantaine. Leurs parents, en raison de leur métier de cafetier-restaurateur, ne pouvaient pas s’en occuper. Alors âgée de 82 ans, Anna, lors d’une consultation, me révéla un cauchemar qui se répétait et perturbait son sommeil, suscitant un profond malaise et une grande angoisse. Elle rêvait d’un monsieur qui l’aspergeait de mayonnaise. Par recoupements, de source sûre et fiable, je compris que Anna et son frère avaient été abusés par l’homme qui les gardait.

Enfant placée par l’Etat

Madeleine était âgée de 84 ans et me consultait pour la première fois pour son diabète. Il était 13 heures et j’avais 45 minutes devant moi avant la prochaine consultation. Un fort courant d’empathie et de confiance passa immédiatement entre nous. La mystérieuse magie des relations humaines avait opéré, une chose tellement importante pour moi. Elle ne me parla pas de son diabète, mais de sa vie, raconta son effroyable vécu, me révélant ce qu’elle avait caché durant toute son existence.

Sa mère se prostituait et ne se gênait pas de recevoir ses clients en la présence de sa fille âgée de 3 ans. Le papa n’y voyait que du feu. L’Etat décida de placer la petite Madeleine  dans une famille d’accueil, quelque part dans la campagne vaudoise. Elle avait 6 ans, quand le frère du paysan l’emmena un jour dans la cave de la ferme pour abuser d’elle. Entre les sacs de patates. Cela devait durer des années, régulièrement. Puis ce fut au tour du fils de l’abuseur. Elle était alors adolescente, avec des formes féminines. Jamais quiconque dans la famille d’accueil ne mit le holà. Madeleine devait travailler dur dans les champs. Elle était mal nourrie.

Au village, l’institutrice se méfiait bien d’une certaine maltraitance. Elle en informa les services de l’Etat. En vain. Quand Madeleine eut 16 ans, l’Etat lui imposa un tuteur. Qui prit le relais de la maltraitance, l’abusant sexuellement en toute impunité. Ce qui devait arriver arriva: Madeleine tomba enceinte. Aussitôt, le tuteur la contraignit à marier un de ses pupilles. Une fille naquit. Madeleine avait 18 ans.

Deux ans plus tard, elle réussissait à s’enfuir avec sa fille, et rencontra un homme avec qui elle trouva enfin un certain bonheur. Elle vécut sa vie tant bien que mal, élevant sa fille le mieux possible. N’est ce pas là ce que Boris Cyrulnik appelle la résilience?

J’étais bouleversé par cette histoire. Mon émotion et mon indignation gagnèrent encore en intensité quand Madeleine compléta son récit par une autre révélation. Elle s’était liée d’amitié avec une jeune juive, âgée de 16 ans, rescapée des camps nazis et recueillie avec d’autres jeunes filles juives dans un foyer. Où des notables de la région, amateurs de chair fraîche, venaient « se servir ».

J’aidais Madeleine à retrouver des documents pour obtenir de l’Etat une certaine réparation. Elle demanda des papiers dans la commune où elle avait connu l’enfer. Il n’y avait plus aucune trace administrative. Seul son livret scolaire attestait de son passage dans cette localité.

Retrouvailles après Auschwitz

Je me rendis au domicile de Juliette, âgée de 90 ans. Menacée de paralysie en raison d’une myélopathie cervicale, elle me reçut dans sa chambre à coucher, sur une chaise roulante devant son bureau. Après les usuels échanges de parole, elle se mit à raconter sa vie.

En 1938, elle était tombée amoureuse d’un juif parisien. Ils ne tardèrent pas à se fiancer. Le temps passa très vite et en 1940, le fiancé fut victime d’une rafle et emmené dans un camp. De 1940 à 1945, Juliette attendit le retour de son fiancé. Elle y croyait.

Mais en 1947, elle perdit l’espoir. Elle rencontra un médecin et se maria. Puis en 1956, par hasard, elle entendit à la radio un témoignage exceptionnel: celui d’un rescapé d’Auschwitz qui avait réussi, avec un codétenu, à s’évader. Du coup, ses espoirs se ravivèrent. Après quelques démarches, elle réussit à trouver l’identité de ce miraculé. C’était bien son fiancé! Ils se retrouvèrent à Paris. Chacun avait refait sa vie. Il mourut à peine une année plus tard, d’une tuberculose contractée pendant sa détention dans le camp de concentration nazi.

Je suis prêt

En 1941, à Paris, la Gestapo surgit dans l’appartement familial et emporta les parents et les frères et sœurs de Maurice. Par miracle, il était aux toilettes et put s’échapper par la lucarne qui s’ouvrait sur le toit de l’immeuble.

Toute sa famille périt dans les camps.

En 1945, à la Libération,  il put identifier celui qui avait dénoncé les siens aux nazis. Lors d’une de mes visites à son domicile, il confessa ce qu’il avait gardé en lui depuis 1945 et jamais communiqué à personne : « Docteur, j’ai pu retrouver le dénonciateur. Alors j’ai fait justice et je me suis livré à la police française. Les policiers qui m’écoutaient ont levé les yeux au ciel et m’ont dit qu’ils n’avaient rien entendu. »

Des troubles cognitifs apparurent. Maurice me téléphonait souvent au milieu de la nuit, croyant s’adresser au cabinet. Un vendredi, il me pria de venir le voir chez lui, se sentant mal. Je le découvris transpirant et en état de choc, mais tout à fait conscient. Il était seul et je décidai une hospitalisation. Les ambulanciers, qui me connaissaient bien, appliquèrent le protocole. Le monitoring cardiaque révélait un trouble du rythme très grave. Nous pouvions tenter de sauver Maurice en appliquant un choc électrique. Les ambulanciers me tendirent les palettes de défibrillation. Je leur dis de ranger ce matériel.

Pendant que les secouristes installaient le patient sur la civière, je téléphonai au médecin-assistant de garde, puis au chef de clinique, et enfin au médecin-chef pour leur donner l’ordre de ne pas entreprendre une quelconque mesure de réanimation. Sachant que la démence progressait à pas de géant, je voulais épargner à Maurice une fin calamiteuse. Sans mes consignes, à peine arrivé à l’hôpital, l’homme aurait été réanimé, mais aurait été soumis à un acharnement thérapeutique. La connaissance intime du médecin traitant est irremplaçable. Les médecins hospitaliers ne peuvent l’acquérir en quelques minutes dans l’urgence et la précipitation et obéissent à des algorithmes ou à des « guidelines » qui souvent ne s’appliquent pas à la singularité du malade.

Maurice était sur la civière, sur le point d’être emmené. Il eût alors la force de me dire: « Je suis prêt, adieu Randin. » Il devait décéder paisiblement quelques heures plus tard dans une chambre d’hôpital.

                                                                      Fallait oser

Une nouvelle thérapie anti rejet

À 62 ans, Charles fut terrassé par un infarctus du myocarde. Les médecins des soins intensifs durent utiliser une assistance cardiaque mécanique, tant le cœur était défaillant. Seule une greffe cardiaque pouvait lui sauver la vie. Comme par miracle, on trouva un donneur compatible et la greffe put être réalisée à temps. J’accueillis Charles dans la semaine qui suivait le très long séjour en soins intensifs. Je m’assurai rapidement de l’aide experte d’un cardiologue.

Tout patient greffé doit être traité au moyen d’un médicament anti rejet. Charles prenait de la Cyclosporine, qui avait permis les premières greffes cardiaques. Ce médicament peut malheureusement occasionner une insuffisance rénale, ce qui fut malheureusement le cas chez Charles, qui s’opposait clairement à l’éventualité d’une hémodialyse.

Que faire? Enrayer la progression de l’insuffisance rénale, en stoppant la Cyclosporine? Avec pour conséquence immédiate, le rejet du cœur greffé et donc la mort ? Je suivais parallèlement d’autres patients, greffés du pancréas et du rein. Ils étaient traités avec un médicament anti-rejet d’une toute autre classe thérapeutique, dépourvu de toxicité rénale. Pourquoi ne pas utiliser ce type de médicament pour les greffés cardiaques? Les greffeurs cardiaques que j’interrogeai ne savaient que répondre, tandis que les greffeurs du pancréas ne se prononçaient pas sur l’efficacité de leurs immunosuppresseurs pour les greffés cardiaques! Les spécialités en médecine sont bien cloisonnées.

Avec un tel enjeu éthique, mais en recourant au simple bon sens, le cardiologue et moi-même décidâmes d’interrompre la bonne vieille Cyclosporine et de la remplacer par l’Everolimus, appartenant à une classe de médicaments utilisés pour la thérapie anti-rejet dans le cas des pancréas greffés. Nous avions élaboré un strict protocole de surveillance, comprenant en particulier des biopsies cardiaques répétées régulièrement.

A notre immense soulagement, ce fut un succès. L’insuffisance rénale se stabilisa et le cœur ne fut pas rejeté.

La spécialisation en médecine est nécessaire et inévitable. Il est pourtant indispensable que chaque chapelle communique à sa voisine. Nous retrouvons le rôle capital du médecin généraliste, qui aborde la maladie dans sa complexité et sa globalité, en prenant de la hauteur. Le dialogue continu entre le médecin traitant et le spécialiste novateur, dans ce cas précis, a permis de sauver la vie de Charles.

Une première mondiale

Sonia,  une jeune portugaise travaillant au noir, n’avait pas d’assurance maladie. Elle devait pourtant traiter son diabète par 3-4 injections d’insuline par jour. Elle payait de sa poche, mais on s’arrangeait pour lui offrir des échantillons.

Alors que sa situation administrative s’était enfin normalisée, de graves complications survinrent. Sonia me consulta pour un essoufflement l’empêchant carrément de marcher. Je fus stupéfait de constater des signes d’insuffisance cardiaque très préoccupants. Le cardiologue consulté en urgence confirma le diagnostic d’une cardiomyopathie sévère, mais sans relation avec le diabète de type 1 apparu dans l’enfance. Parallèlement, une insuffisance rénale était mise en évidence. La vie de cette jeune patiente de 28 ans était donc menacée par la défaillance conjointe de deux organes vitaux. Que faire?

Je fis appel aux services universitaires de cardiologie et de néphrologie, puisqu’il fallait envisager une greffe cardiaque et rénale. Dans les semaines qui suivirent, l’état cardiaque s’améliora, alors que l’insuffisance rénale s’aggravait, avec pour perspective à terme, des hémodialyses. Nous posâmes l’indication à une greffe rénale couplée à une hétérogreffe d’ilots de Langerhans, qui sécrètent l’insuline. Nous n’osions pas tenter une greffe de pancréas, car nous redoutions que le cœur ne supporterait  pas une si lourde et longue opération chirurgicale.

Un rein compatible fut trouvé et l’opération eut lieu à l’hôpital universitaire. La greffe d’îlots consiste à injecter, par cathétérisme artériel, des cellules prélevées chez un donneur cadavérique. Isolées et purifiées, ces cellules vont s’impacter dans le foie.

Les suites post-opératoires furent simples. Le miracle se produisit. La patiente, entrée à l’hôpital en insuffisance rénale terminale avec l’obligation de pratiquer quatre injections d’insuline par jour, en ressortit avec une fonction rénale rétablie, sans injections !

Ce type d’opération coûte très cher et n’est pas couvert par les assurances de base. C’est donc le contribuable qui paie. Sans cette de solidarité, avec un tel niveau technologique, Sonia serait décédée. Cette jeune personne intelligente comprenait bien l’enjeu et  prenait très scrupuleusement ses médicaments anti rejet. Habituellement, les îlots pancréatiques implantés dans le foie ne fonctionnent pas au-delà de un à deux ans. Chez Sonia, les îlots montrèrent des signes de défaillance après plus de 24 mois. Une nouvelle greffe d’îlots par cathétérisme fut alors réalisée avec succès. La sécrétion normale d’insuline fut assurée pendant deux nouvelles années, jusqu’à une nouvelle greffe. Parallèlement, la fonction rénale restait parfaite. Après plus huit ans, moyennant 4 nouvelles greffes d’îlots, les deux fonctions vitales métaboliques et rénales furent pleinement assurées. Ce qui est tout bonnement exceptionnel !

Mais ce n’est pas tout. Sonia, désormais âgée de 34 ans, désirait un enfant. Le cœur avait, comme par enchantement, presque complètement récupéré et pouvait donc supporter une grossesse qui exige un doublement du débit cardiaque. Encore fallait-il tenir compte du risque que les médicaments anti-rejet puissent entrainer des malformations chez l’enfant.

Avec la patiente, nous prîmes ce risque. Le cœur, le rein greffé, et les îlots firent parfaitement leur boulot, tout au long de la grossesse. Un garçon en pleine forme naquit. Une première mondiale ! L’équipe universitaire publia cette évolution clinique jamais décrite dans le monde.

Actuellement la patiente se porte bien et vient régulièrement aux contrôles médicaux, accompagnée de son garçon en pleine forme. Je dis à Sonia lors de chaque consultations: « Vous êtes mon diamant !» C’est la plus belle victoire médicale de ma carrière. Je dis toute ma fierté à décrire cette prouesse dans cette Suisse solidaire. Ne dit on pas que la médecine suisse est la meilleure du monde?  Pour combien de temps encore ?

                                                               « J’ai enfin compris »

À l’âge de 86 ans, Robert me consultait pour le suivi d’un diabète de type 2. Je découvrais un homme d’une exceptionnelle culture englobant les arts, la physique, la biologie.

J’essayais toujours de lui donner un rendez-vous en fin de matinée. La consultation dépassait largement les vingt minutes, temps réglementaire imposé par Tarmed. Une stupidité. J’évaluais la situation médicale et rapidement nous échangions sur tous les sujets de la littérature, de la philosophie, jusqu’aux récentes découvertes de la physique quantique.

Malheureusement, une nouvelle maladie pulmonaire incurable et cruelle fit son apparition. Je devais désormais me rendre au domicile de mon patient, en raison d’une insuffisance respiratoire progressive. Chez lui, les échanges étaient toujours aussi riches et passionnants. Je lui rendais visite en fin de journée. Il me donnait régulièrement de multiples publications scientifiques. Qui soignait qui ?

L’insuffisance respiratoire s’aggravait inexorablement. Robert devinait que sa fin était proche. Je respectai son désir de s’en aller à la maison. J’augmentais les ressources infirmières à domicile et venais le voir quotidiennement. Je me trouvais à ses cotés lorsqu’il trouva la force de se lever pour se diriger vers son ordinateur. Il pianota sur le clavier et je l’entendis dire : « J’ai enfin compris ». Il rejoignit son lit et, apaisé,  rendit son dernier souffle.

Avait-il rencontré Dieu ?

                                                                         Epilogue

La médecine doit rester humaniste. Elle ne peut pas être que scientifique. Rien ne pourra remplacer la rencontre singulière du soignant avec son patient. Un ordinateur ne sera jamais empathique !

La médecine ne peut se pratiquer sans un chef d’orchestre, qui est le médecin généraliste. Sinon, ce sera la cacophonie. Au Danemark, le généraliste occupe une place centrale, est mieux rémunéré que les spécialistes, confinés dans les hôpitaux: leur nombre est régulièrement adapté aux besoins de la population. Ne devrions-nous pas suivre cette voie ?

La médecine n’est pas marchande et ne doit pas succomber à la logique du profit. Elle ne compte pas son temps. Elle écoute.

« Guérir quelquefois, soulager souvent, consoler toujours. » Aujourd’hui encore, ces mots d’Ambroise Paré gardent toute leur pertinence.

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