À Simone
À Noémie, Camille, Samuel
Dr. Jean-Pierre Randin
Un médecin à cœur ouvert
« Je suis déjà plus loin que vous. » Le professeur de pédiatrie nous présenta un de ses jeunes patients privés. Il résuma le cas en quelques lignes, sur des transparents projetés sur le grand écran de l’auditoire. Le patient était présent. Il était âgé de 15 ans et souffrait de mucoviscidose. Il était très amaigri et avait le teint grisâtre; il devait reprendre son souffle quand il parlait. À ce moment, dans les années septante, cette maladie emportait les jeunes malades vers les 18 ans. Le professeur termina sa présentation, se mit en retrait et donna la parole à son patient. Qui eut cette phrase terrible: « De toute façon, je suis déjà plus loin que vous ». Il savait qu’il allait mourir prochainement. Un silence religieux, de plomb, envahit l’auditoire. Tous les étudiants furent pris à la gorge. Et nous vîmes des larmes jaillir des yeux du professeur.
* * *
Je viens de prendre ma retraite. Au fil des années, le souvenir, l’histoire terrible de ce jeune homme, dont je vois encore l’image bouleversante, beaucoup d’autres aussi, sont remontés de ma mémoire, m’ont souvent réveillé la nuit. Alors, au moment de tirer ma révérence, j’ai ressenti la nécessité de coucher sur le papier ces histoires vraies, tout ce vécu d’une vie professionnelle, ces lumières et ces ombres qui m’avaient habité si longtemps. De m’en libérer enfin en vous les racontant. Elles m’ont marqué, indigné, étonné, révolté, mais aussi émerveillé et comblé de bonheur.
A ceux qui prétendent que l’arrivée de la retraite est quelque chose de formidable, je leur réponds que c’est faux. Abandonner un métier dans lequel on a tant investi au moment même où l’on a accumulé le plus d’expérience et la plus grande maîtrise professionnelle est quelque chose de paradoxal et douloureux. Je savais que cette aventure médicale allait prendre fin. Sans me l’avouer, durant les trois dernières années, je me suis appliqué à transmettre le maximum de mon savoir et de mon expérience aux étudiants en médecine de 6ème année qui effectuaient leur stage d’un mois dans mon cabinet. Je livrais à mes collègues généralistes, par de multiples conférences, les astuces en diabétologie et les dernières données glanées dans les congrès. En deux mots, je mettais un terme à mon activité en souscrivant au principe que le médecin doit offrir plus que le 100 % à ses patients, et non pas attendre le déclin et se retrouver en queue de peloton.
Ce fut très difficile de trouver un confrère de qualité, très bien formé, acceptant le risque entrepreneurial et financier, en solo. Je tairai les multiples tracasseries administratives. La plupart des jeunes médecins veulent rester coûte que coûte en milieu hospitalier ou rechignent à s’installer dans un cabinet privé. Ils préfèrent une pratique dans un cabinet de groupe indépendant, ou sous la bannière de structures montées par des financiers qui tôt ou tard exigeront un retour sur investissement.
Mes patients et moi avons beaucoup pleuré lorsque je leur ai annoncé ma décision. C’est lors de ces multiples séparations que j’ai réalisé avec le plus d’acuité l’importance primordiale de la relation, de l’échange lors du colloque singulier et intime entre le médecin et le patient.
La relation en soit peut déjà être thérapeutique. La médecine ne saurait soigner sans la confiance et la confidentialité, qui libèrent les cœurs et les esprits. Rabelais nous dit : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Et j’ajoute que la médecine à vocation scientifique ne vaut rien sans la relation primordiale entre le médecin et son patient, garantie par le secret médical, pourtant mis à mal par les assureurs et la société civile.
Autrefois, la médecine n’était qu’humanisme; elle n’avait que cela à offrir. Depuis Claude Bernard, elle aspire à être de plus en plus scientifique. Un psychiatre, dans l’un de ses ouvrages, nous dit que la qualité d’un médecin se mesure à l’étendue de sa bibliothèque, constituée non exclusivement d’ouvrages scientifiques, mais aussi et surtout de romans. À l’heure de l’intelligence artificielle, il est capital de le rappeler: l’Humain est irremplaçable.
Pourquoi et comment je suis devenu médecin
Tout au long de mes études au gymnase, j’avais été fasciné par l’enseignement de mon professeur de biologie. C’était un véritable savant passionné et plein d’humour. Grâce à lui, je prenais conscience du mystère de la vie, de sa complexité, de son inventivité. Je cite ce que ce professeur nous avait enseigné et qui m’a guidé tout au long de ma pratique médicale : « Chaque être humain ou vivant est unique dans l’univers. » Quelle révélation ! Cela devrait tous nous conduire à la tolérance, au respect de la différence, à l’émerveillement devant les trouvailles et la diversité du vivant. Néanmoins, je ne choisis pas la biologie au seuil de l’université, mais la médecine, dont le cursus débutait par une année dite propédeutique. L’enseignement était assuré par les professeurs de la faculté des sciences de l’Université de Lausanne : la biologie animale, la biologie végétale, la chimie générale et organique, ainsi que la physique, constituaient l’essentiel de l’enseignement. Au terme de l’année, à l’exception de la chimie, toutes ces disciplines étaient examinées lors d’un colloque singulier avec le professeur.
La biologie animale était le troisième examen. Le professeur nous recevait dans son bureau enfumé. Une table était jonchée de bouts de papier sur lesquels figurait un sujet de biologie que l’étudiant devait développer pendant une quinzaine de minutes. J’en pris un au hasard et dus traiter un problème d’embryologie. Or, je ne savais rien de ce sujet ! Mais il fallait bien que je cause… Alors je parlais du seul problème de l’embryologie qui m’avait fasciné: le nécessaire rendez-vous d’un territoire « présomptif » avec un autre territoire, pour que ce tissu embryonnaire se différencie (par exemple, c’est ainsi qu’un cristallin devient un cristallin; si le rendez-vous est manqué avec un autre territoire présomptif, il n’y a pas de différenciation). Certes, cela n’avait rien à voir avec le sujet imposé. Je me tus et attendis que le professeur m’interroge et révèle mon ignorance. Quelle ne fut pas ma surprise, non seulement de ne pas être interrogé, mais de m’entendre dire « Au revoir » avec un sourire. Que j’interprétai comme ironique, m’attendant à la note éliminatoire, et donc à un échec total. Je ne voulais plus me présenter au dernier examen oral de biologie végétale, désirant tout abandonner. Mon frère aîné me persuada de m’y rendre. L’examen se passa très bien, tant la biologie végétale enseignée par l’époustouflant professeur m’avait passionné.
Après deux semaines, tous les étudiants furent convoqués. Par ordre alphabétique, un fonctionnaire annonça oralement la réussite ou l’échec des candidats. Au moins 50 % d’entre eux étaient recalés. Le nom de Randin allait venir. Suspense… Surprise ! Réussi ! Je fus éberlué et tentai de comprendre. Le sourire du professeur de biologie n’était pas ironique mais empreint de satisfaction puisqu’il m’avait attribué la note maximale ! Il avait jugé non pas la connaissance ou le savoir, mais l’enthousiasme avec lequel j’avais traité mon sujet. Il avait perçu ma sincère fascination pour un phénomène biologique exceptionnel.
Rappelons que, jusque dans les années septante, seuls les latinistes pouvaient accéder aux études de médecine. Cette exigence fut abandonnée. Les étudiants munis d’un certificat de maturité scientifique eurent dès lors plus de chances de passer les barrages très sélectifs des deux premières années. Aujourd’hui, les examens oraux sont de plus en plus abandonnés et remplacés par des questionnaires à choix multiples: il faut cocher la « case juste », parmi les différentes propositions du questionnaire. Puis c’est un ordinateur qui lit et corrige. La moyenne déterminant la réussite de l’examen est alors fixée arbitrairement en fonction du nombre de candidats que l’on va admettre. C’est donc un numerus clausus à peine déguisé. Le colloque singulier avec le professeur doté d’un certain flair disparaît. On n’apprécie plus les capacités empathiques et l’intelligence relationnelle, qualité pourtant indispensables pour le futur médecin. Et au tout début des études, les capacités de résistance au stress ne sont pas évaluées au nom de la liberté académique, alors qu’elles sont évaluées pour les études infirmières ou pour les ambulanciers. Ainsi, je suppose que nombre d’étudiants en médecine ont été ou sont « éliminés », alors qu’ils auraient été d’excellents soignants.
Petit florilège des cas concrets auxquels ils auraient pu se trouver confrontés.
Mutinerie
Je venais d’avoir 20 ans peu après ma deuxième année propédeutique quand j’ai dû accomplir mon école de recrue, à Tesserete au Tessin, dans une caserne désaffectée. Je fus reçu le premier jour par un caporal vociférant un « À moi ! », découvrant ce langage abscons et à peine compréhensible du militaire formaté. Me voilà tout de suite au parfum. Belle ambiance en perspective !
Un jour de septembre, au milieu des quatre mois obligatoires, nous fûmes « disloqués » à la Brévine. La nuit même, aux environs de trois heures, sous une pluie battante et froide, nous marchions en tenue d’assaut, en portant un sac d’une quinzaine de kilos. À la ceinture, un pistolet 9 mm chargé à balles réelles, puisque nous étions désormais « soldats » et non plus « recrues » et que nous étions « en guerre ». Je remarquai alors que mon camarade titubait et ne répondait pas à mes questions. Inquiet, je pressai le pas et rejoignis le chef de section, lieutenant, médecin diplômé dans le civil. Je lui rapportais mon inquiétude sur l’état du soldat M. et lui proposais d’appeler tout de suite une ambulance. Il me répondit ce qu’il avait dû apprendre lors de son école d’officier: « Tous mes hommes rentreront en caserne à pied cette nuit ! ». Je retournais en courant auprès de mon camarade. Il tenait à peine debout et était dans un état que l’on qualifierait de coma vigile. Toujours est-il que mon inquiétude avait atteint son paroxysme, car je pressentais une issue fatale.
Je revins vers le lieutenant, toujours en tête de colonne. Je lui répétai qu’il fallait impérativement appeler une ambulance. Et à ce lieutenant-médecin de répéter sa litanie. Je dégainais alors mon 9 mm et plaçais le canon sur sa tempe en lui disant fermement : « Appelle l’ambulance ! ». L’officier prit peur, alla précipitamment constater l’état du soldat, et fit appel à l’ambulance en toute urgence.
Un ami, ancien juge militaire, m’a affirmé que pour une telle infraction, en tant de paix, j’aurais dû endurer une peine de six mois de prison ferme. En temps de guerre, j’aurais été fusillé pour mutinerie. Je n’encourus aucune dénonciation de la part de l’officier que j’avais menacé. Il s’était avéré que le soldat était en choc septique sur pneumonie bilatérale sévérissime. Il en réchappa par miracle, le choc septique étant à l’époque grevé d’une mortalité de 90 %. Le lieutenant-médecin avait compris qu’en me dénonçant à la justice militaire il pouvait encourir lui aussi une condamnation, mettant à mal ses ambitions militaires et son avenir professionnel de médecin. Je fus donc épargné de toute sanction et, au terme de cette école de recrue, je n’eus pas beaucoup de mal à convaincre cet officier de ne pas me forcer à monter en grade.
Un malade imaginaire… et imaginé
En troisième année des études de médecine, nous devions participer à l’enseignement au lit du malade. Un médecin aîné ou un professeur nous donnait un enseignement après que nous ayons examiné un patient dans un service hospitalier. Un mercredi matin, dans ce qui s’appelait encore l’hôpital cantonal, munis de notre blouse blanche et d’un badge déjà teinté de rouge (signe distinctif de médecin), nous nous approchâmes du patient. Il se tenait debout avec deux cannes anglaises, sa jambe droite, dans le plâtre à mi-mollet . Nous pratiquâmes ce que nous avions appris, soit l’anamnèse systématique (« Avez-vous eu la scarlatine dans l’enfance ? Des opérations ? Que vous est-il arrivé ?, etc.). Nous consignâmes scrupuleusement les dires du patient. Ce dernier nous répondit gentiment, avec précision. Après plus de vingt minutes, le « patient » nous dit: « Bon, on va voir le malade maintenant ». Vous l’aurez deviné, c’était en fait le professeur, lui-même accidenté, qui avait joué le rôle du malade…Vous imaginez notre honte. C’était un tout grand professeur, patron du service de traumatologie et d’orthopédie, bourreau du travail, qui savait tout dans son service et exigeait de ses assistants et chefs de clinique une disponibilité sans failles. Il a formé une ribambelle de grands chirurgiens orthopédistes.
J’étais présent, médusé, impuissant
Lors de la dernière année de mes études de médecine, j’effectuais un stage dans un centre universitaire de dermatologie. Une patiente consultait régulièrement la policlinique Elle souffrait d’une maladie exceptionnelle. L’infirmière cheffe lui proposa d’être examinée par le professeur. Elle mit ses plus beaux habits et se présenta ponctuellement au rendez-vous. L’infirmière l’invita à se déshabiller complètement et à s’étendre sur un lit d’examen sans draps, dans une salle mal chauffée. La patiente attendit plus de 45 minutes, grelottant de froid. Puis, brusquement, la porte de la chambre s’ouvrit. C’était le professeur, qui comme promis qui fit irruption, mais accompagné d’un aéropage d’une vingtaine de dermatologues. Pendant que le professeur pérorait, ânonnant des termes savants, les dermatologues se penchaient au plus près, sur les lésions croûteuses disséminées sur toute la surface corporelle de la patiente. Certains même allaient jusqu’à gratter des squames avec un petit scalpel… J’étais présent, médusé, impuissant.
Un maître
A l’occasion d’un autre stage, dans un service universitaire de médecine, je participai à la grande visite du professeur. Nous devions élucider la cause d’une préoccupante détérioration de l’état général, couplée à une insuffisance respiratoire chez un agriculteur. Personne n’avait compris ce qui se passait en dépit des très nombreuses investigations. Le professeur posa quelques questions-clé : « A quel moment ressentez-vous de la peine à souffler ? » Et le paysan de répondre : « Quand je me rends dans la grange ». Le professeur se retourna vers l’infirmière et exigea une seule analyse par prise de sang. Le résultat démontra une allergie à des moisissures présentes dans le foin. Cette maladie s’appelle le poumon du fermier. Il n’y a pas d’autres traitements que d’éviter l’exposition au foin. Le patient dut changer de métier et fut guéri. Je donne à parier que personne n’avait posé les bonnes questions, par méconnaissance de la maladie ou en n’écoutant pas attentivement le patient. Ce ne sont ni des examens de laboratoire tous azimuts, ni des examens radiologiques qui amènent au diagnostic s’ils ne pas fondés sur l’anamnèse et le status. Que d’examens inutiles et très coûteux seraient évités ! Je crains que cette médecine clinique fondamentale se perde, contribuant à l’augmentation des coûts de la santé.
« Quelle belle pièce ! C’est à montrer aux étudiants ! »
De mon temps, au terme des études médicales, toutes les disciplines étaient examinées, soit un examen par semaines durant 5 mois. L’examen d’anatomie pathologique se faisait en deux parties. La première consistait à décrire et poser le diagnostic d’une coupe histologique d’un organe malade. Imaginez un professeur face à l’étudiant, chacun avec les yeux rivés sur un microscope binoculaire, tous deux examinant la même coupe histologique. Je devais décrire une coupe microscopique d’un cancer de la prostate. Au lieu d’utiliser le jargon habituel, je dis d’emblée : « Aïe, c’est pas catholique ça ! »
Du coup je vis une tête chauve en face de moi se redresser et se tourner vers l’expert aux examens. Il s’agissait d’un professeur d’origine italo américaine qui ne comprenait pas cette expression. L’expert, qui ne manquait pas d’humour, me demanda si j’étais catholique ou protestant et expliqua au professeur que, dans le canton de Vaud à prédominance protestante, cela signifiait « pas normal ». Tout le monde rit un bon coup et j’enchaînai en déclinant le diagnostic. L’examen se termina ainsi après quelques minutes seulement… avec la note maximale.
L’examen suivant était celui d’anatomie pathologique macroscopique. L’étudiant devait décrire un organe malade figé dans le formol. Il s’agissait pour moi de commenter l’état d’un poumon. Celui-ci était de couleur ocre et avait « belle allure ». Du coup, je lance au professeur : «Quelle belle pièce ! C’est à montrer aux étudiants !». Et le professeur de répondre: «Que voilà une bonne entrée en matière. Tout à fait d’accord, il s’agit d’une très belle pièce ! ». J’enchaînai en rapportant le diagnostic d’hémosidérose. Le professeur mit un terme à l’examen après quelques minutes seulement et me donna, là aussi, la note maximale. Il faut apprécier la qualité teintée d’humour de ce face à face entre un professeur et son étudiant. Une nouvelle fois, les questionnaires à choix multiples ne permettent plus cela.
Mon premier jour de médecin
Pour financer mes études de médecine, j’ai pu bénéficier d’une bourse de l’Etat non remboursable, pour autant que je réussisse mes examens. Ici, je rends hommage à ceux et à celles qui, politiquement, ont permis l’accès aux études supérieures pour les jeunes des milieux modestes dont je faisais partie. Certes, la bourse cessait dès la fin des études. Il fallait donc impérativement trouver une place d’assistant pour faire bouillir la marmite. Dans une situation de pléthore, je peinais à trouver une place rémunérée de médecin-assistant. Certains jeunes collègues bien nés, sans vergogne, se disaient prêts à travailler gratuitement. Je fus finalement admis à fonctionner comme « externe » dans le service de chirurgie « B » de ce qui allait devenir le Centre Hospitalier Universitaire Vaudois. J’arrivai le premier jour dans le bureau des médecins. Je n’avais pas pu manger, noué comme pas deux que j’étais. A peine arrivé, une secrétaire m’enjoignit de rejoindre rapidement la salle d’opération. Le chef de clinique était déjà en action et je devais compléter l’équipe comme deuxième assistant. Après la nécessaire désinfection soigneuse des mains, j’enfilai la blouse stérile que me tendait l’infirmière instrumentiste et je me plaçai au côté du premier assistant, en face de l’opérateur. Puis… plus rien. Je repris mes esprits sur un lit, en dehors de la salle d’opération, entouré des infirmières goguenardes : « C’est le nouveau qui commence aujourd’hui ». J’avais donc perdu connaissance, peu après mon entrée en salle d’opération… Durant plus de quatre semaines, j’ai été incapable de m’alimenter correctement et je vomissais quotidiennement. Avais-je le « format » pour assumer mes ambitions ? Jusqu’au jour je pris confiance en moi. Je m’impatientais d’aller « au combat ». Les douleurs abdominales et les vomissements cessèrent du coup. J’ai su dès lors que j’étais fait pour ce métier.
Suis-je fait pour le bistouri ?
Au bout de huit mois, je fus engagé dans un service de chirurgie du petit hôpital d’Orbe. Le patron de l’époque impressionnait par l’étendue de ses techniques chirurgicales: il était capable d’opérer des anévrismes de l’aorte, de pratiquer des lobectomies pulmonaires, des pancréatectomies, en plus de la traumatologie osseuse courante.
Un soir, nous reçûmes un patient qui s’était mal réceptionné en atterrissant avec son aile delta: fracture bilatérale des cols de l’humérus. Le patron se lança, sans attendre, dans l’ostéosynthèse. Il commença par le bras gauche, disséqua soigneusement les structures musculaires et mit en évidence le trait de fracture. Je voyais clairement le nerf huméral et je pensais que mon patron l’avait identifié. Il saisit la perceuse et pratiqua le premier trou dans l’humérus pour placer une plaque-vis. Et là, au premier coup avec la perceuse, il enroula le nerf huméral. Il réalisa l’erreur mais trop tard: le nerf était gravement endommagé. C’est alors qu’il me dit : « Si je n’opère pas tout de suite l’autre bras, je ne pourrai plus jamais opérer ». Il savait que cette erreur allait entraîner la paralysie de l’avant-bras. L’ostéosynthèse de l’autre bras fut exécutée impeccablement. Il se montra fidèle au poste le lendemain et poursuivit sa carrière chirurgicale.
Après quelques semaines, une belle confiance s’était établie entre le patron et son assistant. Nous avions même publié ensemble un cas exceptionnel, soit une pseudotumeur inflammatoire du poumon. Ce fut ma première publication qui remporta un certain succès et un net intérêt dans le monde médical. Ce grand chirurgien me poussait à choisir la spécialisation chirurgicale. Il me fit opérer en particulier une appendicite aiguë. A la fin de l’opération, je pratiquai une ligature du mésoappendice et, en refermant la paroi abdominale, je fus saisi d’un doute sur la bonne facture de la ligature. Je fis part de mon incertitude au patron qui était à mes côtés et il me répondit: « Quand on a fini d’opérer, on ne sait jamais comment cela va se passer dans les heures qui suivent ». Je sus alors que je ne pourrai jamais surmonter cette incertitude et que je ne serais jamais chirurgien, d’autant plus qu’une infirmière instrumentiste expérimentée, qui m’avait vu opérer à plusieurs reprises, me le confirma un peu plus tard et me déconseilla de poursuivre la voie chirurgicale. Je garde toutefois une immense admiration pour les confrères chirurgiens qui assument une énorme responsabilité sachant qu’un seul geste maladroit peut entraîner des dégâts énormes ou le décès.
Je passai donc ma deuxième année d’assistanat dans le service de médecine de ce petit hôpital. J’étais de garde et on m’appela de toute urgence pour réanimer un patient qui avait tenté de se suicider par pendaison. Avec le médecin anesthésiste, nous engageâmes immédiatement le massage cardiaque couplé d’une intubation. La réanimation était sur le point de réussir quand mon patron, médecin traitant du patient, arriva sur les lieux et nous ordonna de suspendre toute mesure de réanimation en affirmant: « Je connais sa souffrance psychique depuis longtemps, alors respectez son choix: cessez la réanimation ». Ce que nous fîmes. Cette sagesse et ce respect fondamental du patient m’a servi pour tout le restant de ma carrière, notamment quand je fus par la suite confronté à plusieurs reprises aux décisions de mes patients d’en finir par le biais d’Exit.
Mais je ne saurais conclure mon vécu dans ce petit hôpital sans vous dévoiler que c’était dans cet établissement que je suis né. Ma mère, en me mettant au monde, fût victime d’une hémorragie. La médecin-assistante de garde avait sous-estimé la gravité du saignement. A l’inverse, la sage-femme mesura avec acuité son importance, passa outre et appela directement le patron qui prit alors les mesures hémostatiques, sauvant ainsi la vie de ma mère. Or ladite sage-femme était encore en activité quand je fonctionnais comme médecin-assistant. Le jour de mon anniversaire, je lui offris 25 roses pour la remercier.
Que serais-je devenu, orphelin ?
Coup de bol
Après plus de quatre ans d’assistanat dans les services de chirurgie et de médecine, j’étais bien décidé à effectuer une thèse de doctorat de qualité. Les semaines de travail étaient de 100 heures et nous étions de garde un jour sur trois. Le professeur de la biochimie clinique, à Lausanne, me reçut. Je fus engagé pour une année et demie en qualité d’assistant de recherche. Il me proposa d’étudier les interactions entre la glande thyroïde et le métabolisme du glucose. Je compulsai dès lors l’Index Medicus, soit un recueil paraissant mensuellement et recensant sur papier bible tous les articles publiés dans la sphère médicale. Durant plus d’un mois, j’effectuai un vrai travail de bénédictin. Aujourd’hui, à domicile, la recherche par ordinateur sur Pub Med, par exemple, m’aurait pris quelques secondes pour un résultat bien meilleur. Je constatai que la sensibilité à l’insuline n’avait jamais été testée chez des patients souffrant de dysfonction thyroïdienne. Je rappelle qu’une thèse de doctorat doit être originale et traiter d’un sujet encore non exploré.
Je profitai d’une constellation technologique exceptionnelle à Lausanne: il existait une consultation spécialisée très fournie des maladies de la thyroïde, et à l’Institut de physiologie clinique nous pouvions bénéficier d’un appareil à l’époque unique au monde, mis au point par l’EPFL. Il s’agissait d’une technologie permettant de mesurer en continu le métabolisme des glucides et des lipides chez l’humain. Cette technologie s’appelle la calorimétrie indirecte. Plus encore, un professeur américain qui avait passé une année sabbatique à l’institut avait apporté une méthodologie permettant de mesurer la sensibilité à l’insuline. Cela s’appelle un clamp, qui consiste en une perfusion intraveineuse couplée d’insuline et de glucose durant plusieurs heures, pour obtenir un taux de glycémie constant à un seuil prédéterminé.
Fort de ces opportunités locales uniques, j’établis un protocole d’étude des patients souffrant d’un excès de fonctionnement de la glande thyroïde non encore traités. Je puisai les patients dans la consultation spécialisée dont nous venons de parler et les invitai à se soumettre à l’expérimentation suivante: imaginez que vous vous trouvez dans un lit. On vous pose deux perfusions et on vous met un casque transparent hermétique sur la tête permettant de mesurer les échanges gazeux en continu… alors que vous êtes malade ! Une quinzaine de patients acceptèrent. Je leur rends hommage et leur voue une reconnaissance qui ne se tarit pas. J’avais émis l’hypothèse que les patients avec hyperthyroïdie présentent une résistance à l’insuline, autrement dit une diminution de la sensibilité à l’insuline. Je fus aidé par un collègue, lui aussi assistant de recherche. Les premiers résultats venaient au fur et à mesure des patients étudiés. Premièrement, force fut de constater que l’hypothèse de départ ne se confirmait pas: la sensibilité à l’insuline était tout à fait normale. Mais j’observai que les taux sanguins d’insuline chez tous les patients étudiés n’étaient pas dans la fourchette prédéterminée. J’attendais un taux de 100 UI/l, or il s’est avéré que tous les patients eurent des taux beaucoup plus bas, soit aux environs de 50-60 UI/l. Je pensais que c’était le résultat d’une erreur dans le calcul de la perfusion intraveineuse d’insuline.
L’essentiel de ma thèse risquait d’être réduit à néant. Mon collègue analysa les résultats et subitement me dit: « Il faut calculer la clearance (mesure de l’élimination ) à l’insuline et publier tout de suite ». En effet, le calcul révéla que l’hyperthyroïdie entraîne une augmentation du catabolisme de l’insuline ; autrement dit, l’insuline est détruite beaucoup plus vite. Nous avons envoyé l’article à la prestigieuse revue du diabète « Diabetes », qui accepta la publication en première lecture sans corrections. Nous étions les premiers et devancions de peu une équipe lyonnaise qui montrait les mêmes résultats. C’est donc tout à fait par hasard que nous fimes cette découverte.
Je suis encore très ému de vous rapporter cette expérience unique et exceptionnelle. Mon collègue avait un véritable génie de chercheur. Il devait occuper plus tard, à juste titre, la chaire de physiologie de la faculté de médecine de Lausanne. Quant à moi, je pris conscience du fait que je devais plutôt me destiner définitivement au monde des soins. A ce jour, nous sommes restés très amis avec un profond respect réciproque.
Les magouilles d’un assistant
Dans l’année précédant mon passage dans le service de biochimie clinique officiait un autre assistant de recherche. En plus de son travail principal pour sa thèse, il devait effectuer une étude pour le compte de l’industrie pharmaceutique. Cela consistait à mesurer l’effet métabolique d’un médicament chez des volontaires payés. Le volontaire était étudié, après une période de prise du médicament, puis avec le placebo. Autrement dit, le volontaire était examiné à deux reprises. Les résultats donnés au commanditaire étaient mirobolants, avec une parfaite corrélation statistique. Trop mirobolants. En effet, la firme pharmaceutique se méfia et demanda des échantillons sanguins prélevés sur les volontaires lors de l’expérimentation, pour répéter des dosages dans leur propre laboratoire. Ces échantillons furent introuvables. L’assistant commença par pester, prétextant des pertes « inadmissibles » dans le laboratoire de biochimie clinique. Pas de chance pour lui, un paramètre avait été mesuré dans deux laboratoires différents. Or, invoquer une perte dans deux laboratoires différents rendait l’argumentation peu plausible. Cet assistant dût avouer : il avait pratiqué une expérience sur un seul sujet. Tous les autres avaient été inventés! Pire, cet assistant avait empoché l’argent des volontaires en inventant des noms. Il s’agissait non seulement d’une grave tricherie scientifique mais aussi d’une escroquerie qualifiée. Par hasard, je surpris l’aveu de cet assistant dans le bureau de son patron et vis de mes propres yeux le remboursement des sommes! Par la suite, nous reprîmes d’autres travaux de cet énergumène, constatant à nouveau des corrélations statistiques presque trop belles pour être vraies. Nous voulûmes re-analyser les data brutes, et comme par hasard tous les cahiers de laboratoire demeurèrent introuvables (alors que, de droit, ils appartenaient au service de biochimie clinique). Je reste convaincu aujourd’hui qu’il avait y eut là aussi tricherie dans tous les travaux.
Avec mes deux collègues au courant de cette monumentale escroquerie, je m’attendais à une sanction pénale. Bien au contraire, cet énergumène n’encourut aucune sanction. Le scandale n’éclata jamais au grand jour. Ce petit monsieur fut même nommé plus tard à un poste cadre dans un important service d’un hôpital universitaire.
C’était le début de la perte de mon ingénuité dans le monde académique. Je n’ai, aujourd’hui encore, jamais digéré cette impunité, ni cette injustice.
Ouvrir son cabinet, un challenge
Je décidai d’ouvrir un cabinet en automne 1988. Il faut dire que, dorloté dans le giron d’un employeur hospitalier, je n’étais pas du tout préparé à une activité indépendante et ne réalisai pas toutes les contraintes à venir. En particulier, il fallait frapper à la porte d’un banquier pour obtenir un crédit d’investissement. En 1988, un ordinateur coûtait 20 000 fr., le logiciel de facturation plus de 10 000 fr., et un appareil à échographie thyroïdienne pas moins de 50 000 fr. J’économisai sur le mobilier et réduisis au minimum la rénovation du cabinet. Je frappai à la porte d’une banque, fus reçu par un cadre à qui je demandai un crédit de 115 000 fr. qui fut accordé très rapidement. Et au banquier de me souhaiter : « Bonne chance pour votre affaire ».
Je tombai des nues et fus presque vexé. Loin de mon univers mental médical l’idée de « faire des affaires » et de tirer un profit avec un retour rapide sur investissement ! Mais quelques mois plus tard, je réalisai quand même que je créais une petite entreprise, devant gérer du personnel, établir une comptabilité, et déjà anticiper ma prévoyance, et celle, obligatoire, des employés. Et surtout ne pas tomber malade ou être victime d’un accident, avec le risque de faire faillite, l’assurance perte de gains ne couvrant pas suffisamment la totalité du montage financier. J’ai dû assumer ce risque tout au long de ma carrière, comme tout indépendant.
Aujourd’hui, les banques allouent des crédits avec une certaine retenue. Les jeunes médecins hésitent à s’installer en solo, voulant éviter les risques décrits plus haut. Ils préfèrent pratiquer dans un cabinet, en association avec d’autres confrères, avec pour avantage de pouvoir se concerter, se remplacer, et partager les lourdes charges financières. Certains médecins se laissent séduire par l’apparente sécurité salariale que leur offrent des investisseurs, avec un centre médical, fourni clés en mains et tout le personnel. Ils encourent un autre risque : celui de vendre leur âme au diable. Il leur faudra être « rentables ». Les investisseurs ne sont pas des philanthropes et attendent un retour sur investissement. L’avenir est aux médecins associés dans un centre médical, en milieu urbain ou campagnard, pour autant que, dégagés de toutes stratégies de profit, ils préservent leur totale indépendance. C’est ainsi qu’ils pourront respecter les principes éthiques fondamentaux qui régissent la médecine. Et se respecter eux-mêmes !
Médecine d’urgence : tout est à faire
Un confrère aîné m’avait conseillé une activité accessoire à côté de mon activité en cabinet. Je postulai dès lors pour un poste à temps partiel de médecin-conseil de l’administration communale de Lausanne. Le cahier des charges était relativement mal défini: le médecin-conseil avait entre autres la mission d’organiser et de superviser les policiers officiant comme ambulanciers. Ces policiers suivaient une formation complémentaire centrée sur les soins d’urgence. L’hôpital universitaire, par tradition, ouvrait généreusement ses portes aux stagiaires policiers durant 6 mois.
Je compris mieux la réalité du terrain quand, à Noël 1989, je fus appelé par la centrale téléphonique des médecins en qualité de médecin de garde. Seul, muni de ma petite mallette et plus de vingt minutes après l’appel, j’étais au domicile d’un homme dans la soixantaine, venu en visite chez son fils pour les fêtes. À ce moment-là, il était seul et eut tout juste le temps d’ouvrir la porte de l’appartement avant de s’écrouler sous mes yeux, en arrêt cardio-respiratoire. Je dus, seul, appeler du secours par le téléphone fixe, chercher une compagnie d’ambulances disponible en feuilletant le bottin, tout en tentant de pratiquer le massage cardiaque.
A l’impossible nul n’est tenu. L’homme mourut, et ce décès me bouleversa. Après plusieurs jours de réflexion, je plaidai non coupable et mis en question tout le système. Je compris que tout était à faire, que toute la chaîne de secours était à construire, pièce par pièce. Au carrefour de la médecine extrahospitalière, comme médecin avec un cabinet privé, et au contact avec la classe politique de par mon mandat de médecin-conseil de la ville, et constatant que l’Etat ne prenait pas ses responsabilités, je décidai de retrousser mes manches. Je commençai par déléguer des gestes jusqu’alors strictement réservés au corps médical, comme l’administration intraveineuse de médicaments vitaux et surtout la défibrillation cardiaque, à des policiers ambulanciers. Je fus le premier en Suisse à oser, à proposer cette forme de sous-traitance professionnelle. J’avais une énorme confiance en eux. En une année, dix vies furent sauvées.
Le jour de la finale des championnats suisses de football des polices, un spectateur s’écroula en arrêt cardiaque. Le responsable de la brigade sanitaire du corps de police était de piquet dans les parages avec une ambulance. Ce fut lui-même qui appliqua le choc électrique salvateur, devant tous les gradés des polices suisses, sur les estrades du stade. Le commandant de la police lausannoise, au souper de gala tenu le même soir, me dit: «Vous avez fait de mes policiers de véritables médecins. »
Le ton changea quelques semaines plus tard, quand je confrontai ce commandant à une contradiction juridique insoluble. Parfois le policier ambulancier devait réanimer un toxicomane en arrêt respiratoire sur overdose en pratiquant l’injection intraveineuse de l’antidote des opiacés (la Naloxone), sur délégation. En qualité de soignant, il était soumis au secret médical, mais en qualité de policier, il était dans le devoir de dénoncer à la justice le toxicomane qu’il venait de sauver. Je restai ferme quant à la séparation des fonctions et à la claire constitution d’un corps ambulancier professionnel. Ce même commandant de police m’a finalement dit: «Vous nous avez tiré une balle dans le dos». Les gars de la brigade sanitaire durent donc choisir: quitter le corps de police et devenir exclusivement ambulanciers professionnels après un examen ou rester policiers.
L’œuvre, de loin, n’était pas achevée. Alors que les centrales de police et de pompiers disposaient depuis belle lurette de centrales téléphoniques très performantes, nous ne disposions que d’un téléphone, dans un petit local borgne avec au bout du fil une infirmière pour répondre à l’appel d’un patient en détresse. Il fallait donc rattraper ce retard et constituer une centrale sanitaire spécifique. Avec une collègue installée en pratique privée, nous avons pris notre bâton de pèlerin et plaidé la cause principalement auprès des responsables politiques.
Séance après séance pour mettre sur pied la centrale, nous attendions l’approbation finale du ministre cantonal de la santé, l’Etat étant la principale ressource financière. Hasard ou pas, lors d’une ultime séance préparatoire, le fonctionnaire cantonal en charge de ce dossier se présenta avec un large sourire en disant : «Bonne nouvelle, le ministre s’est cassé la cheville et a dû attendre longtemps la venue d’une ambulance. Il vient de signer la constitution de la centrale 144, sur son lit d’hôpital ! »
Le système était incomplet: il fallait ajouter un médecin! À ce moment, un médecin anesthésiste au CHUV intervenait comme urgentiste hors de l’hôpital avec l’hélicoptère de la REGA. Il voulait créer sur le territoire lausannois un SMUR (service mobile d’urgence et de réanimation), soit un véhicule comprenant un ambulancier professionnel et un médecin d’urgence. Un autre médecin anesthésiste, à Aigle, venait d’ouvrir la voie en créant sa propre unité, à ses frais.
Il nous fallait convaincre à nouveau le politique. Je profitai d’être aux côtés de la syndique de Lausanne pour lui dire «Madame la syndique, je veux que l’on meure avec plus de difficultés à Lausanne». Elle me regarda ébahie, et je lui expliquai à quel point était vitale la création d’un SMUR lausannois, et son coût. Peu après, le SMUR fut donc créé et cofinancé par l’Etat et la Ville de Lausanne.
La chaîne de secours complète fut enfin constituée: une centrale dédiée (le 144), des ambulanciers désormais professionnels et des médecins urgentistes. Tout cela pour offrir dans les meilleurs délais de véritables soins intensifs sur le terrain, jour et nuit, 24h/24, tout au long de l’année. Mon patient de Noël 1989 aurait peut-être survécu si il avait pu bénéficier de cette chaîne de secours. Souvenirs.
Tout le monde peut sauver une vie
Je fus invité à parler de la chaîne de secours à une assemblée de surveillants de piscine. Je leur relatai une des premières sorties SMUR. En plein été, un garçon âgé de 10 ans jouait au «grand bleu». Il voulait imiter le plongeur qui avait battu le record en apnée sous l’eau, héros d’un film à succès. Il l’imita si bien qu’il se noya dans la fosse des plongeons de la piscine de Renens. Le gardien vit ce garçon au fond du bassin, plongea et le sortit de l’eau, appela le 144 et commença le massage cardiaque. La centrale 144 envoya en toute urgence le SMUR et une ambulance. L’équipe arriva dans les 15 minutes sur place. Les professionnels poursuivirent la réanimation par une défibrillation et une ventilation par intubation. Le cœur de ce jeune garçon reprit une activité normale efficace. A peine arrivé au CHUV, il fallut extuber le garçon qui avait repris pleinement conscience et dit : « Il faut tout de suite me ramener à la maison, je dois faire mes devoirs. » Et le médecin réanimateur qui m’avait rapporté cette mission pleinement réussie me déclara « Le SMUR est amorti pour l’année ».
Je terminai mon histoire exemplaire devant cette assemblées de gardes-bains quand une main se leva, et j’entendis un gardien déclarer : « C’est moi qui a réanimé ce garçon ». Je dis alors aux gardiens: « Si vous sauvez une seule vie durant toute votre carrière, vous aurez réussi pleinement votre job. »
Elle a sauvé son mari
Une section de samaritains m’invita, un soir, à valider la technique du massage cardiaque. Je félicitai une dame dans la soixantaine pour son excellente technique sur mannequin : « Vous êtes efficace, Madame, bravo ! » Quelque temps plus tard, je la croisai en pleine rue, accompagnée de son mari. Elle s’approcha de moi et me dit: « Vous savez, docteur, mon mari a fait un arrêt cardiaque dans la cuisine, chez nous et c’est moi qui l’ai réanimé. »
A l’école
Je validais à l’époque toutes les défibrillations effectuées dans le canton en examinant les tracés papier des électrocardiogrammes que devaient effectuer les ambulanciers avant d’appliquer un choc électrique. Plus encore, je pouvais écouter l’enregistrement des ambulanciers pendant toute la procédure. J’entendis l’enregistrement des ambulanciers appelés dans le préau d’un collège par des élèves. Leur camarade âgé de 15 ans s’était effondré. Ces jeunes élèves commencèrent le massage cardiaque. Ce furent les ambulanciers qui arrivèrent sur place avant le SMUR. Ils diagnostiquèrent une fibrillation ventriculaire et par téléphone demandèrent l’autorisation de pratiquer un choc électrique au médecin SMUR en route. Après le feu vert, ils pratiquèrent la défibrillation et j’entendis un ambulancier dire: « Il a un pouls, c’est bon, c’est bon ». Ce garçon fut sauvé sans séquelles. Il présentait ce que l’on appelle une dysplasie ventriculaire droite qui peut emporter à tout moment une vie et qui était restée ignorée jusqu’au premier malaise. Ce jeune homme envoya une lettre lumineuse de gratitude à tous les intervenants, à ses camarades, aux ambulanciers qui lui avaient sauvé la vie. En lisant cette lettre, je ne pus retenir mes larmes.
L’ambulancière qui avait toujours raison
Je faisais partie d’un collège médical, qui devait émettre des propositions à la Santé publique dans le domaine de l’urgence pré-hospitalière. On nous demanda d’examiner le recours d’une ambulancière, qui venait d’être licenciée. Cette ambulancière fut appelée pour un patient victime d’un traumatisme cranio-facial. Elle estima qu’un transfert immédiat au CHUV s’imposait, excluant l’hôpital de zone dont elle était l’employée. Un ancien médecin-chef de cet hôpital de zone, sur place par hasard, ordonna à l’ambulancière de transporter ce patient dans son établissement. Ce qui fut fait. A peine arrivé, le patient dut être transféré dans le service universitaire de neurochirurgie du CHUV, en hélicoptère. L’ambulancière avait donc eu raison. Je proposai au collège médical d’annuler son licenciement, qui fut toutefois maintenu. Je pris alors contact avec le responsable des ambulances de la ville de Lausanne: « Tu cherches quelqu’un? », lui demandais-je. Il me répondit par l’affirmative. Cette ambulancière fut ainsi embauchée.
Quelque temps plus tard, elle fut appelée pour une suspicion d’infarctus à Lausanne. C’était pour mon frère! Il sortait d’une salle de fitness et, en pleine rue, présenta un premier malaise. Il s’effondra mais reprit connaissance. Une touriste belge qui passait par là, médecin de son état, s’approcha de lui et posa quelques questions. Elle soupçonna un infarctus inférieur du myocarde. Elle appela le 144, qui mobilisa immédiatement le SMUR et une ambulance, laquelle arriva en premier. Avec, à son bord, l’ambulancière que j’avais fait engager, qui était de service ce jour-là ! Elle assumait le leadership. Flairant et anticipant un nouveau malaise, elle apposa d’emblée les patches de défibrillation. Ces derniers à peine posés, une nouvelle fibrillation ventriculaire se déclencha. Le choc électrique fut appliqué et sauva la vie de mon frère. Le SMUR arriva deux minutes après cette mesure salvatrice.
Création d’un dispositif cantonal en cas de catastrophe
Un fonctionnaire de l’Etat de Vaud me fit découvrir le matériel qui serait mobilisé en cas d’accident majeur ou de catastrophe sur le territoire cantonal. Il y avait une vieille tente de camping, deux couvertures, et un bahut contenant des médicaments pouvant figurer dignement dans un musée.
C’est à ce moment-là que le commandant des pompiers de Lausanne me proposa de créer une section sanitaire. J’acceptai. Avec l’aide précieuse d’un sapeur-pompier professionnel, un groupe composé de samaritains fut mis sur pied. Peu après, nous fûmes mobilisés en pleine nuit suite à un déraillement de deux wagons, remplis de produits chimiques hautement toxiques, une menace majeure pour la population lausannoise en cas d’explosion. Plus de mille personnes habitant les quartiers proches de la gare de Lausanne durent quitter leurs appartements et furent rassemblés dans le parc public le plus proche. Nous les examinâmes un à un, pour déceler d’éventuels signes d’intoxication. Ce groupe sanitaire avait déjà démontré toute sa pertinence. Quelle aurait été la réaction de cette population si elle avait été laissée à elle même dans un parc public ?
Par la suite, nous offrîmes nos services à l’organisation des 20 kms de Lausanne, puis à toutes les grandes manifestations sportives de la région. C’était une opération doublement gagnante: pour nous, c’était un exercice excellent et motivant ; pour l’organisateur, un service sanitaire avantageux, puisque nous étions bénévoles. Nous ne comptons plus les vies sauvées, suite à des arrêts cardiaques ou à de sévères coups de chaleur. Lors d’une édition de l’épreuve, nous dûmes porter secours simultanément à 32 personnes inconscientes, victimes d’une grave hyperthermie. Toutes s’en sortirent saines et sauves. Ce fut un stress énorme, mais quelle satisfaction de sauver de multiples vies.
Cela n’aurait pas été possible sans le professionnalisme de haut vol des membres du groupe. En effet, des infirmier(es), des ambulancier(es), des jeunes médecins urgentistes le rejoignirent. A ce jour, 26 ans après sa création, ce dispositif Poste Médical Avancé (DPMA) comprend une centaine de professionnels de la santé ou secouristes, mobilisables en tout temps. Le DPMA dispose d’un impressionnant matériel, transportable par des camions apprêtés spécialement.
Ce dispositif, envié dans toute la Suisse, a été repris dans tous les cantons romands. Que de chemin parcouru au service de la population, en cas de coup dur ! Je suis fier de ces soignants, prêts à intervenir de jour comme de nuit, à titre bénévole et volontaire, en plus de leurs activités professionnelles. Quelle satisfaction de savoir l’existence d’hommes et de femmes encore solidaires et désintéressés, dans une société qui l’est de moins en moins.
Je voulus mieux connaître le dispositif lausannois en cas de catastrophe. La protection civile avait la responsabilité de gérer des abris, d’en assurer la maintenance, et surtout de garantir le bon fonctionnement des structures sanitaires internes. Les principaux abris disposaient d’une salle d’opération et d’un important matériel médical.
Je me rendis donc avec le responsable du matériel dans l’abri principal au centre de Lausanne. Je découvris une multitude de cartons dans un local fermé. Je demandai au responsable du matériel quelle était la nature de leur contenu. Il n’en n’avait aucune idée ! En effet, les cartons étaient scellés. Seuls des fonctionnaires du Département militaire à Berne en connaissaient le contenu, et ce n’est qu’en cas de conflit armé qu’il était permis d’ouvrir les cartons. Telle était la procédure.
J’utilisai le couteau militaire du responsable, interloqué, pour fendre les cartons. Je découvris des milliers de cathéters datant des années cinquante! Et, en bonne logique, je demandai où se trouvaient les sacs de perfusion. Sans sacs de perfusion, les cathéters sont inutiles pour mettre en place des goutte à goutte, et il n’y en avait pas ! Autrement dit, tout ce matériel non entretenu et caduc ne servait à rien. Devenu inutilisable, il devait être mis à la poubelle.
La visite se termina par l’inspection de la salle d’opération. Il y avait bien un set d’anesthésiologie. A nouveau je bradai les consignes et j’ouvris le set. Se dégageait de la poussière, les tubes d’intubation étaient en si mauvais état qu’ils se désagrégeaient. Pour nous remettre de nos émotions, nous nous rendîmes dans le restaurant du coin. Le responsable me confia alors : « Vous savez, docteur, le matériel sanitaire dans les abris lausannois, il y en a pour 15 millions… »
Consultations : des vertes, des roses, des noires et des pas mûres
Une éthique médicale pas toujours respectée
Le samedi matin, dans un hôpital régional, avait lieu une consultation spécialisée de chirurgie réparatrice. J’assistai à la consultation. Monique, une patiente dans la trentaine, avait pris rendez-vous avec le chirurgien. Elle était malingre et disposait d’une assurance privée lui permettant d’être opérée en clinique à Lausanne. Elle était persuadée que ses seins étaient trop gros, alors que, visiblement, ils étaient de toute petite taille. Son cas relevait de toute évidence d’une dysmorphophobie, un grave trouble psychiatrique. Je m’attendais à un refus d’entrer en matière de la part du chirurgien. Tout au contraire, il alla dans le sens de la demande et organisa de suite l’opération en clinique. Ce fut je crois ma première grande indignation. Le chiffre d’affaires était le principal intérêt de ce médecin marchand.
Un remontant qui aurait pu être fatal
Antoinette, une patiente, vint me consulter pour un problème de surpoids. Quelques jours plus tard à peine, un gendarme me téléphona au cabinet et me demanda s’il pouvait, avec son collègue, m’amener cette patiente. Antoinette se trouvait dans un cimetière de la région lausannoise. Elle était très agitée et arrachait des croix sur des tombes. Je reçus donc cette patiente. Elle était effectivement très agitée, tenait un discours qui n’avait ni queue, ni tête, et me désigna un flacon contenant des pilules. L’étiquette mentionnait l’appellation « Nix nap » et, sur l’étiquette, figurait en gros caractères la notion « remontant ». Mais il fallait s’accrocher pour lire ce qui était écrit en tout petit: caféine. Cette patiente, pour se « remonter », avait avalé dix comprimés. Je me renseignai immédiatement auprès d’un ami, professeur de pharmacologie clinique, qui me communiqua que dix comprimés de cette préparation équivalaient à la prise de cent tasses de café ! Et cette préparation était en vente libre en droguerie et en pharmacie!
J’hospitalisai Antoinette immédiatement en milieu psychiatrique. L’évolution fut favorable dans les jours qui suivirent, une fois toute cette caféine évacuée par l’organisme. Il s’agissait d’une psychose aigüe induite par une exposition faramineuse à la caféine.
Il se trouve que la toxicité à la caféine comporte aussi un risque d’arythmies cardiaques potentiellement mortelles. Pourquoi alors ce produit est-il en vente libre, et les pharmaciens ou droguistes n’informent-ils pas des risques encourus par la prise de ce médicament ? En l’occurrence, pour cette patiente, un message de prudence aurait évité cette psychose. Combien de patients sont décédés d’une mort subite avec ce genre de préparation ?
Depuis, quelqu’un, une société, a fait fortune avec le Redbul. Cette boisson dite énergisante contient de grandes doses de caféine, mais Redbul, qui sponsorise des sportifs, fait passer ainsi un message quasi de santé. Je suis indigné par l’absence de toute remise en question de la vente de ce type de boisson. Il s’agit d’un vrai problème de santé publique. Mais les enjeux économiques sont énormes. Comme le tabac, nous y reviendrons.
Je souscrivis à mon devoir dit de pharmacovigilance, et j’informai l’Office fédéral de la santé publique de l’existence de cette préparation, en vente libre sur le territoire suisse. Je reçus une réponse dans la semaine! Cette préparation fut interdite de vente, avec effet immédiat. Ce médicament avait probablement échappé à leur vigilance, ou on avait sciemment évité les procédures légales d’enregistrement.
Une opération lucrative
J’étais le médecin traitant d’Yvette, une femme âgée de 72 ans qui s’en était allée consulter son gynécologue pour un examen de routine. Elle disposait d’une assurance maladie privée. Après avoir pratiqué une échographie (qui rapporte plus qu’un simple examen clinique) ce médecin déclara : « Il faut vous opérer en urgence », tout en réservant, par téléphone, une salle d’opération en clinique. Yvette lui dit: «Je souhaiterais montrer votre échographie à mon généraliste ». Du coup, ce qui était urgent devenait « Reprenez contact avec moi dans six mois. » J’examinai les documents échographiques: tout au plus constatais-je une petite lésion de quelques millimètres dans le myomètre, une petite lésion bénigne pas du tout inquiétante et ne nécessitant aucunement une opération « urgente ».
Un médecin doit toujours mesurer ses limites
Chez Danielle, une jeune mère de famille, je diagnostiquais au scanner une tumeur d’apparence bénigne, située dans une région très délicate, entre les hémisphères cérébraux et le cervelet. Sans délai, la patiente fut examinée par un chef de clinique d’un service universitaire de neurochirurgie. Il programma rapidement une opération. Je pris contact avec lui et lui demandai qui allait pratiquer l’intervention, sachant que celle-ci comportait un énorme risque, en raison de la localisation très particulière de la tumeur à extirper. Le chef de clinique, sans hésiter, me répondit que ce serait lui.
La veille de l’opération, à 19 heures, je me rendis au chevet de la patiente. J’entendis le patron du service, enfin tenu au courant de la situation, dire qu’il faisait différer l’intervention. Il avait une parfaite conscience du caractère exceptionnel de ce cas clinique. Le jeune neurochirurgien n’en mesurait pas l’extrême difficulté, contrairement à son chef très expérimenté. Il fallut batailler ferme pour que Danielle puisse être opérée dans un centre universitaire extra-cantonal, en multipliant, dans l’urgence, les démarches auprès du service cantonal de la santé publique. Enfin, on consentit à faire une exception.
Le professeur qui reçut ma patiente ne cacha pas les très grands risques opératoires et déclara que c’était la troisième fois, dans sa longue carrière, qu’il devait traiter un tel cas. L’intervention dura plus de 12 heures, et le succès fut total. La tumeur, dont le caractère bénin fut confirmé, fut complètement extirpée, sans séquelles. Il faut souligner l’importance de disposer de centres hautement spécialisés pour faire face à des maladies exceptionnelles. Le médecin quel qu’il soit, doit toujours mesurer ses limites.
Quand la médecine anti-âge dérape
Pascal vint me consulter, accompagné de son épouse. Laquelle me posa cette question: « Est il normal que mon mari aille très mal depuis qu’il prend des hormones thyroïdiennes ? Il est suivi par un psychiatre, il a fait beaucoup de bêtises, s’est mis à acheter des immeubles, a pris des maîtresses…. » Je posai le diagnostic de probable état maniaque, qui avait flambé dès la prise des hormones thyroïdiennes, prescrites dans un but de rajeunissement. Je pris contact avec l’assistante médicale du médecin qui avait ordonné ces hormones et demandai un double des résultats de laboratoire. Les tests thyroïdiens étaient parfaitement normaux. Il n’y avait pas du tout d’indication à prescrire un quelconque traitement. Dans le cas présent, le traitement avait induit un surdosage, ce que l’on appelle une hyperthyroïdie factice, provoquant une décompensation d’un état maniaque. Le médecin prescripteur souscrivait à cette fallacieuse thérapeutique anti-âge en prescrivant des hormones. Et que dire du psychiatre qui n’avait pas fait de corrélation et suivait deux fois par semaine ce pauvre patient sans se poser de questions sur l’origine de la décompensation psychique. Alors que l’on sait qu’un dysfonctionnement hormonal peut, chez certaines personnes, entraîner des maladies psychiatriques. Un mois après l’interruption de ce faux traitement substitutif, l’état maniaque disparaissait. Pascal et son épouse vinrent me dire merci.
Pratiques pour le moins douteuses
Un vendredi, sur le coup de midi, une dame prétendant être médecin me téléphona au cabinet pour me demander de prendre contact de suite avec une « patiente » que je n’avais pas revue depuis belle lurette. Cette « doctoresse » me dit alors : « Vous voyez … Nous avons fait beaucoup de chemin ensemble, elle et moi… Mais j’aimerais que vous la rappeliez rapidement. » Et elle raccrocha. Flairant un événement grave, je contactai immédiatement cette femme diabétique insulino-dépendante. Je lui posai la question: « Avez-vous arrêté l’insuline, et si oui, depuis quand ? » Elle me répondît avec difficulté : « Depuis trois jours ». J’appelai aussitôt une ambulance et avertis les soins intensifs du CHUV de l’arrivée d’une décompensation acido-cétosique. Diagnostic qui fut confirmé. Cette diabétique était dans un état très grave avec un pronostic vital engagé. Heureusement, cette mère de famille survécut. Elle n’a jamais voulu me dévoiler l’identité de cette prétendue médecin, qui l’avait convaincue de mettre un terme au traitement insulinique, grâce à sa « prise en charge »…
La méthode Simpson pour maigrir
En raison de son surpoids, cette jeune femme prénommée Katia, séduite par une annonce alléchante dans un journal, consulta un médecin qui, par une méthode « révolutionnaire », obtenait une perte pondérale sans efforts. Il proposait l’administration d’une hormone normalement prescrite pour induire une ovulation, quotidiennement, pendant 15 jours. En plus d’un régime alimentaire draconien à 500 calories / jour. Ce médecin empochait cash 1500 francs, au cabinet. Cette patiente se sentit de plus en plus mal durant ce traitement et me consulta. Effaré, je mis terme immédiatement à ce traitement absurde, comportant un risque vital. Katia en réchappa de justesse.
Médecin guérisseur
Frédéric, un septuagénaire, cumulait plusieurs maladies. Il souffrait d’un diabète insulinodépendant, d’une polyarthrite rhumatoïde et d’une insuffisance thyroïdienne. On lui parla d’un médecin miracle. Consulté, celui-ci lui promit la guérison en lui prescrivant des gouttes « qui allaient régénérer sa thyroïde » tout en interrompant la prise des hormones thyroïdiennes. L’arrêt de l’insuline suivrait.
Frédéric avait suivi les consignes de ce médecin. Lorsque je le revis quelques semaines après l’arrêt de la prise des hormones, je fus frappé par une modification de la peau, qui, épaissie, était typique d’une carence grave d’hormones thyroïdiennes. Je demandais de toute urgence un dosage sanguin de ces hormones: il n’y en avait quasi plus dans le sang ! La vie du patient était menacée. Celui-ci m’avoua qu’il avait demandé un deuxième avis. Les gouttes prescrites contenaient de l’iode, qui avait bloqué le peu que la glande thyroïde pouvait encore fabriquer ! Frédéric reprit ses médicaments. Il ne consulta plus ce « guérisseur » qui lui avait demandé 500 fr. cash, au cabinet.
Une intoxication à l’arsenic et au mercure
Marie-Claire était persuadée qu’elle était intoxiquée à l’arsenic et au mercure. Elle consulta un soi-disant spécialiste. Par des dosages urinaires pratiquées dans un laboratoire à l’étranger, il confirmait la présomption de la patiente. Ce médecin perfusa, deux fois par semaine et par voie intraveineuse, un médicament « purificateur ». L’état de santé déclina et je fus consulté. Je me méfiai de la justesse des examens de laboratoire et redemandai une nouvelle analyse dans un laboratoire suisse officiel. Il n’y avait pas traces de quoi que soit ! Pire, le médicament injecté par le prétendu spécialiste était très dangereux et toxique, selon les pharmacologues universitaires. Cela expliquait l’aggravation manifeste de la santé de la patiente.
Crime
Mélanie était diabétique depuis son jeune âge. Je pratiquais, comme il se doit, un bilan sanguin annuel. En début d’année, nous mesurions une fonction rénale parfaitement normale. Pendant plus de six mois, je ne revis plus cette patiente. Un vendredi, elle débarqua sans rendez-vous. Je fus choqué en découvrant chez elle une pâleur cireuse. Je l’examinai immédiatement et mesurai une pression artérielle très élevée, totalement nouvelle, et surtout une auscultation cardiaque très inquiétante, soit ce qu’on appelle un frottement péricardique, annonçant un épanchement autours du cœur. Ce tableau clinique laissait entrevoir une insuffisance rénale très avancée. Je pratiquai immédiatement des examens de laboratoire confirmant, malheureusement, ce que je craignais: une insuffisance rénale nécessitant une dialyse, en urgence.
Mélanie avait emmené avec elle un flacon contenant des comprimés prescrits par un médecin généraliste. Il s’agissait d’une préparation concoctée par un pharmacien de proximité. Ce médicament était prétendument constitué de produits naturels, dans le but de faire maigrir… naturellement. Sur l’étiquette figuraient des noms en latin et des chiffres ésotériques.
Je subodorai qu’il y avait anguille sous roche et que c’était certainement cette préparation qui avait entraîné cette dramatique et rapide insuffisance rénale. Pendant le séjour de la patiente au CHUV, je remis en mains propres ce flacon à la pharmacienne cantonale, pour analyse du contenu. Le verdict tomba rapidement: il ne s’agissait pas de produits naturels, mais d’amphétamines hautement dosées! Cette molécule est connue pour couper la faim, mais aussi entraîner une hypertension artérielle, cause de l’insuffisance rénale chez cette jeune diabétique.
L’évolution fut dramatique. Mélanie, âgée de trente ans, était donc en insuffisance rénale couplée à un diabète de type 1. Tous les critères étaient réunis pour poser l’indication à une hétérogreffe d’un pancréas et d’un rein. L’opération eut lieu dans un centre universitaire spécialisé. Le pancréas était d’origine cadavérique et le rein fût donné par la maman de la patiente.
Au réveil de cette très complexe opération, d’une durée de vingt heures, Mélanie se réveilla aveugle pour des raisons inconnues. Quand bien même, les organes greffés fonctionnaient très bien (interruption des dialyses et de l’insulinothérapie), son état de santé ne cessait de se dégrader en raison des effets secondaires des médicament anti-rejets. Mais il était impossible de suspendre ce traitement immunosuppresseur.
Un jour, Mélanie, accompagnée de sa mère et se mouvant avec sa canne blanche, m’annonça qu’elle avait décidé « de rejoindre le seigneur ». Le lundi suivant, elle arrêta la prise des médicaments immunosuppresseurs, ce qui entraîna le rejet des deux organes greffés et son décès, cinq jours plus tard, à domicile.
Erreur médicale
Agée de 16 ans, Nathalie était jeune fille au pair. Un jour qu’elle courait après une petite fille de trois ans dans un appartement, elle ne put s’arrêter devant une porte vitrée, que la gamine avait fermée brusquement. Sa jambe droite traversa la vitre et fut gravement lacérée. Elle téléphona à la maman de la petite fille, qui lui conseilla d’appeler la femme médecin dont le cabinet se trouvait juste au-dessus de l’appartement. La doctoresse descendit de suite. Elle appela le 117, et non pas le 144, qui envoya une patrouille de police immédiatement. Elle dit alors aux policiers arrivés sur place de conduire la jeune fille à l’hôpital. Cette doctoresse ne pratiqua aucune mesure pour arrêter l’hémorragie artérielle (l’artère fémorale avait été tranchée), et n’attendit pas la venue des ambulanciers appelés en renfort par les policiers. En dépit des mesures de réanimation entreprises sur place et en milieu hospitalier, la jeune fille décéda.
Pour l’obtention du permis de conduire, nous apprenons tous à pratiquer une compression dans le pli inguinal en cas d’hémorragie de la jambe. Cette femme médecin ne fit rien. Je la dénonçai à la justice.
Ma famille face à l’incompétence médicale
« Puis-je continuer à pratiquer le ski de fond dans le Jura ? », demanda mon père à son généraliste, qui le suivait depuis plus vingt ans. « Pas de soucis, vous pouvez continuer, vous êtes solide comme un roc. » Solide comme un roc, mon père devait toutefois en douter. Il obtint de son médecin de l’adresser à un cardiologue, en prétextant que « son fils le lui avait suggéré ».
Dans son cabinet, le spécialiste constata une syncope, mon père ayant pressé le pas pour recharger un parcomètre. Tout contribuait à poser facilement le diagnostic d’un très fort rétrécissement de la valve aortique et d’une sévère maladie des coronaires. L’auscultation cardiaque était très typique, l’électrocardiogramme montrait des signes d’un ancien infarctus. On ne pardonnerait pas une telle erreur à un étudiant en médecine !
Mon confrère me téléphona de suite, et je confiai sans délai mon père aux chirurgiens cardiaques. En attendant l’opération, durant un mois, je ne dormis que sur une seule oreille. Après le remplacement de la valve couplé à un triple pontage, mon père se retrouva entre la vie et la mort. Mais grâce à l’expertise des spécialistes de médecine intensive, il s’en sortit et vécut encore quinze ans, ainsi que l’avait prédit son chirurgien. Mon père ne porta pas plainte et changea de médecin pour se confier à mon ancien patron de médecine interne.
Ma tante annonça à son médecin de violentes douleurs du côté droit, à la jonction costo-abdominale. Le docteur, par une échographie, mit en évidence des cailloux dans la vésicule biliaire. Il ne prit pas le temps d’examiner ma tante plus avant, mais la convainquit de se faire opérer. Trois jours après l’opération, j’allais lui rendre visite. Les douleurs étaient encore bien présentes, voire plus intenses. D’une telle intensité, même, qu’un retour à domicile était impossible. Elle fût transférée dans un hôpital de réhabilitation, où elle fut examinée, enfin, par un médecin consciencieux. Les douleurs ne provenaient pas des lithiases vésiculaires, certes bien présentes et enlevées, mais des côtes, siège de métastases d’un volumineux cancer du sein, bien palpable, gros comme une pomme. Ni le médecin traitant, ni le médecin assistant du service de chirurgie, censé pratiquer un status, (pour constituer un dossier) n’avaient examiné soigneusement leur patiente. Elle mourut quelques jours après son admission dans cet hôpital. Aujourd’hui, avec un diagnostic précoce, le cancer du sein est guéri dans 80 % des cas.
Mon deuxième frère a fumé dès l’âge de dix-huit ans, pendant vingt ans. Puis plus du tout pendant quinze ans. Jusqu’au jour où cet homme, jusqu’alors en excellente santé, ressentit un essoufflement anormal, en nageant dans la piscine couverte de Gstaad, l’obligeant à sortir de l’eau. Le soir même, il me téléphona. Je lui ordonnai de se rendre en urgence le lendemain matin à l’hôpital de Château-d’Oex, pour une radiographie de thorax. Il fut reçu par un stagiaire, étudiant en médecine de 6e année, qui venait d’effectuer son stage dans mon cabinet.
Le verdict tomba. Le stagiaire (qui avait été le plus brillant de tous ceux qui avaient défilé dans mon cabinet), constata l’évidence: une volumineuse tumeur, au sommet du poumon droit, comprimant déjà la veine sous-clavière. Le stagiaire montra la radiographie à son chef qui lâcha : « Beuh, c’est dégueulasse. » Belle attitude éthique de la part de ce médecin, et quel bel exemple pour la jeune génération! Ce fût ce stagiaire, qui, bouleversé, me donna le diagnostic, par téléphone. Et non pas le « confrère » médecin chef.
Les examens complémentaires confirmèrent le diagnostic de cancer du poumon. Je confiai mon frère au Service d’oncologie à l’hôpital universitaire. La maladie étant trop avancée pour envisager une ablation chirurgicale, une chimiothérapie conjuguée à la radiothérapie furent engagées. Avec succès. La lésion régressa. Néanmoins, la tumeur avait entraîné, par compression, une thrombose de la veine sous-clavière. Un traitement anticoagulant était nécessaire. En hôpital universitaire, le personnel médical comprend notamment un médecin-assistant et un chef de clinique ou un médecin-chef. Le médecin-assistant est censé gérer les affaires courantes et les médecins cadres prennent les décisions stratégiques. Une ponction du péricarde fut décidée, en raison d’un épanchement autour du cœur, dont il fallait comprendre l’origine. La médecin-assistante omit de rapporter au cardiologue que mon frère était sous anticoagulant. Fort heureusement, Philippe me communiqua la veille qu’il allait subir une ponction du péricarde. Je m’étonnai que cette manœuvre diagnostic puisse être réalisée sous ce type de médicament. J’enjoignis fermement Philippe à informer le cardiologue du fait qu’il était sous anticoagulant. Interloqué, le cardiologue renvoya mon frère. Ponctionner un cœur, sous un traitement anticoagulant, aurait causé une tamponnade potentiellement mortelle. La médecin-assistante aurait, par omission, pu causer le décès du patient. Il faut rappeler ici l’importance d’un chef d’orchestre, le médecin généraliste. Il coordonne les spécialistes, qui voient parfois un patient à travers une focale trop étroite.
Philippe, cinq ans après le diagnostic et maintenant sous immunothérapie, va bien. Fantastique! L’oncologie est peut-être la discipline médicale qui fait le plus de progrès à pas de géant.
J’avais toute confiance dans le médecin généraliste qui suivait ma mère depuis de nombreuses années. Elle avait un diabète de type 2, présentait un surpoids et une sévère arthrose des deux genoux, la confinant à une sédentarité croissante. À l’âge de 72 ans, à son domicile à Orbe, elle ressentit brusquement une violente douleur constrictive rétro-sternale. Elle appela sa fille qui habitait la même maison, mais qui souffrait d’une grave maladie psychiatrique. Le médecin de famille savait tout cela. C’est ce qui fait la force d’un médecin de famille.
Ma sœur appela le médecin traitant à 11h30. C’était au temps où le 144 n’existait pas encore. Ce médecin dit à ma sœur handicapée, dont la capacité de jugement était déjà fortement diminuée, d’ « appeler l’ambulance et de conduire sa mère à l’hôpital », sans préciser le caractère urgent de la situation. Ma sœur peina à trouver le numéro de téléphone du service local ambulancier. Les secours arrivèrent au domicile de ma mère à 12h. Ils ne purent que constater son décès. Ils téléphonèrent au médecin. Celui-ci avait déjà quitté son cabinet, sans se soucier du devenir de sa patiente.
Ce praticien aurait dû lui même appeler l’ambulance et ordonner une arrivée à domicile en urgence vitale avec sirène et feux bleus. Ce médecin aurait même dû se rendre au domicile de sa patiente (son cabinet n’était qu’à cinq minutes de voiture) et compléter l’équipe sanitaire. Avec une gestion rigoureuse de l’appel, et une équipe ambulancière professionnelle ma mère aurait pu être sauvée. Je dénonçai ce médecin au conseil de déontologie de la Société vaudoise de médecine.
Deux semaines après le décès de ma mère, le téléphone sonna dans mon cabinet. Mon assistante m’annonça que c’était le médecin de ma mère qui voulait me parler. Sans me saluer, d’emblée il dit « Je te dois combien ? » Il venait de recevoir la convocation du conseil de déontologie et craignait une plainte exigeant un dédommagement financier.
Je vais m’arrêter là dans l’énumération de ce qui ne se dit jamais sur les médecins. Il y a une certaine omerta dans ce monde-là. Heureusement, une grande majorité de mes confrères sont d’un autre acabit. Ces récits ne concernent que quelques moutons noirs qui nous font honte, qui nous font mal. Retenons surtout les magnifiques succès de la médecine, celle qui a sauvé ou guéri nombre de mes patients, mon père et mon frère.
Luttes de pouvoir
Après mon année et demie de recherche clinique, et plus de quatre ans dans différents hôpitaux, j’étais à nouveau médecin-assistant Tôt le matin, je pratiquai l’examen clinique de mes patients aux soins intensifs d’un hôpital universitaire. Dans l’heure qui suivait, « la grande visite » avait lieu, avec le chef de service et sa cheffe de clinique. Avec autorité, celle-ci m’ordonna de pratiquer à nouveau le status de mes patients. Ce fut plus fort que moi. Je rétorquai : « Oui, maman. » A mes côtés, le chef de clinique adjoint me glissa dans l’oreille : « Mon vieux, ta carrière dans cet hôpital est finie… »
Comme partout dans le monde du travail, les luttes de pouvoir font leurs ravages et pervertissent. Le système universitaire médical n’échappe à la règle: c’est la loi du plus fort et c’est celui qui montre ses biceps ou fait valoir son ego qui l’emporte et occupe les postes hiérarchiques d’importance. Mais… Bien quelques années plus tard, cette cheffe de clinique devenait la patronne. Et je me dois de le dire : maintenant qu’elle avait conquis sa place, elle révélait de magnifiques qualités humaines et empathiques !
« Trop bien formé », disaient-ils…
Après avoir été chef de clinique à la policlinique médicale universitaire et chef de clinique dans le service d’endocrinologie à l’hôpital universitaire de Genève, je disposai d’une double spécialité, soit en médecine interne, couplée à une solide connaissance en médecine d’urgence et en endocrinologie-diabétologie. Je fonctionnai donc en qualité de généraliste et de spécialiste, en particulier pour les patients diabétiques. Avec pour avantage d’offrir une médecine intégrée, nettement moins chère, puisque nul besoin de deux médecins, généraliste et spécialiste en diabétologie, pour un seul patient poly-morbide.
À fin 2012, Assura (mais ce n’était pas la seule assurance) m’avait exclu des médecins de premier recours, sans m’en informer préalablement. C’est ainsi qu’une cinquantaine de mes patients, que je suivais depuis des années, ne furent plus remboursés. Certains d’entre eux, pour rester avec moi, ont été jusqu’à payer leurs soin de leur poche, d’autres ont été voir ailleurs. Cette compagnie exigeait de ses assurés qu’ils consultent d’abord un généraliste pour que celui-ci me les adresse ensuite ! Bonjour les coûts! Je demandai des explications au directeur d’Assura. Il me répondît qu’il y avait conflit d’intérêt (?) et que « eu égard à mon haut niveau de formation, je ne devais pas me rabaisser à faire de la médecine de premier recours.»
Un médecin neuchâtelois porta cette discrimination devant les tribunaux. En première instance cantonale, le tribunal donna raison au plaignant. Assura fit recours au Tribunal fédéral, qui confirma le premier jugement. La jurisprudence interdisait désormais toute discrimination. Le médecin qui était au bénéfice d’une double formation post-grade reconnue pouvait donc continuer à suivre les patients sous l’angle général et de sa spécialité. Que d’aberrations bureaucratiques !
Je croyais l’affaire entendue. En 2017, un journaliste de la radio RTS refit le point de la situation et constatait que je ne figurais pas sur les listes de l’assurance Chrétienne sociale comme médecin généraliste, ce que j’ignorais. Evidemment, cela n’incitait pas les patients à me consulter, puisqu’ils ne seraient pas remboursés par cette assurance. Il s’agissait clairement d’un non-respect de la jurisprudence mentionnée plus haut et d’une nouvelle et illégale discrimination. Je demandais des explications à la directrice générale de la CSS. Il m’a fallu attendre plus de trois mois pour obtenir une réponse, par un sous-fifre. Pour seule explication, la CSS prétendit qu’il y avait eu « un problème technique ». Suite à cette « erreur », j’ai été remis sur la liste, sans excuse aucune.
Il n’y pas de petits profits
Ma femme fût victime d’une grave infection, causée par un méchant germe hospitalier, affectant ses deux pavillons de l’oreille. Elle dut être traitée par une perfusion quotidienne d’antibiotiques, en milieu hospitalier. Un médecin assistant lui proposa alors d’être inclue dans le protocole d’études d’un nouvel antibiotique, pour autant qu’elle se soumette à des prises de sang régulières, à des fins d’analyses de laboratoire. Mon épouse accepta. Ce nouveau médicament, à prendre par voie orale, lui permit de se rentre à domicile plus rapidement, et s’avéra efficace, entrainant la guérison.
Quelques semaines plus tard, ma femme reçut une facture de l’hôpital, incluant toutes les analyses effectuées dans le cadre du protocole d’étude. En prenant connaissance de cette facture, je piquai une sacrée colère : en effet, c’était au commanditaire de la payer, et non pas à la caisse-maladie ! Le lendemain, je me précipitai, sans rendez-vous, dans le bureau du chef de service qui avait réalisé l’étude. Je jetai l’objet de mon indignation sur le bureau du professeur, tout en précisant : « Je suppose qu’il s’agit d’une erreur ».On ne peut pas avoir et le lait, le fromage et la laitière… Combien de patients qui se sont prêtés à de telles études cliniques, se sont faits berner et ont envoyé les factures des analyses du protocole, à leurs assurance-maladie ?
Mon honneur vaut 15 millions
Il y a quelques années, je devais prescrire à un certain nombre de patients des médicaments immunosuppresseurs, suite à des greffes d’organes (rein-pancréas, cœur). Ces médicaments coûtent très cher. Je reçus, durant cette période, une lettre de l’assurance Swica, affirmant que je dépassais les statistiques financières, comparativement à mes confrères de la même spécialité. Heureusement, nous disposons, avec la Société vaudoise de médecine, d’un logiciel analysant, au quotidien, toutes nos factures. Les médecins peuvent ainsi, à tout moment, savoir combien ils coûtent au quotidien. En l’occurrence, Swica avait non seulement comptabilisé mes factures mais rajouté les coûts des médicaments mentionnés ci-dessus. Tout en précisant dans leur lettre que j’avais toute liberté thérapeutique! Belle hypocrisie! Il fut facile de démontrer que mes propres coûts étaient en dessous de la moyenne de mes collègues. Combien de fois avais-je d’ailleurs sous-facturé, ne comptabilisant pas le temps passé avec le patient, tant l’échange entre le patient et moi-même était enrichissant. Je répondis à cette assurance avec mes propres statistiques en les menaçant d’un procès pour atteinte à l’honneur portant sur 15 millions de francs. Dans la semaine, par retour du courrier, je reçus une lettre d’excuse, signée de la direction générale, qui peut-être avait pris ma missive au sérieux.
L’abus de droit des assurances
Ordre de transfert dans un EMS
Fanny était dans l’impossibilité de se lever et restait allongée 24heures sur 24 dans son lit à domicile. Son mari assurait avec brio tous les soins médicaux (distribution de médicaments, injection d’insuline plusieurs fois par jour, ainsi que le suivi glycémique.) Il était aidé deux fois par jour par le CMS pour la toilette et les soins de base, en particulier dans la prévention des redoutables escarres.
Lors d’une de mes visites à domicile, je trouvai le mari effondré suite à la lecture d’une lettre de l’assurance, l’informant que désormais, celle-ci ne couvrirait plus les factures du CMS et exigeait, par le biais de son juriste, un placement en EMS, qui serait moins coûteux pour l’assurance maladie. L’aide financière de l’Etat pour le remboursement des frais en EMS n’intervient que si le/la résident(e)) n’a plus de fortune. En l’occurrence, ce couple avait pour seul revenu l’AVS. En cas de placement en EMS, il devrait vendre l’appartement dont il était propriétaire pour recevoir l’aide de l’Etat. Par ailleurs, il y avait à parier que les soins attentifs du mari ne seraient jamais égalés en qualité dans un EMS, avec pour conséquence un décès programmé de Fanny, sans oublier les conséquences psychologiques désastreuses sur le mari dévoué, aidant et aimant.
Je m’associai avec l’infirmière-cheffe du CMS et leur avocat, pour répondre à l’assurance, tout en la menaçant de porter l’affaire à la connaissance des médias. L’assurance n’insista pas et la patiente put rester à domicile.
Une facture astronomique à payer
Marie dut être hospitalisée en raison d’un mal perforant plantaire. Un diabète, jusqu’alors ignoré, fut diagnostiqué. Le séjou r hospitalier dura plus de trois mois. Marie sortit enfin de l’hôpital, amputée d’une jambe à mi mollet et astreinte désormais à la nécessité de 4 injections d’insuline /jour.
Elle était devant moi, au cabinet, en pleurs et ne cachant pas son intention de se suicider. Elle venait de recevoir une facture de l’hôpital de plus de 60 000 francs, dont la moitié était à sa charge. Il faut savoir que, si on ne paie pas sa cotisation au moment où on est hospitalisé en division privée, l’assurance n’est pas obligée de rembourser. Or, Marie vivant seule, personne n’avait effectué de paiement durant sa longue hospitalisation. Sans pitié, l’assurance-maladie appliquait le droit à son avantage. Je demandais à Marie alors si elle avait bénéficié d’une chambre seule, en division privée. « Nullement, j’étais dans une chambre à six lits ». Je n’eus pas de difficultés à faire annuler la moitié de la facture, puisque de toute évidence, il y avait facturation indue. Rassurée, Marie ne mit pas sa menace à exécution.
Parfois, le médecin doit aussi être l’avocat de son patient.
Un colloque multidisciplinaire pour rien
Paulette était âgée de plus de 90 ans. Elle était habituellement en bonne santé, mais des problèmes non spécifiques apparurent tels que troubles de la marche, avec risques de chute. Ce qui arriva et nécessita une hospitalisation, où l’on découvrit un trouble des électrolytes à l’origine de la faiblesse généralisée. Après un bref séjour hospitalier, cette patiente fut transférée dans un établissement hospitalier en lit « C » pour réhabilitation. Je fus convoqué, avec son fils, pour un colloque réunissant l’infirmière de l’étage, l’infirmière de liaison, l’infirmière du CMS, la physiothérapeute, l’ergothérapeute, la cheffe de clinique et la jeune médecin-assistante. Et la patiente, qui ne demandait qu’à rentrer à domicile, assistait aux délibérations. Chacun y allait de son argumentation et le retour à la maison était controversé. En fin de colloque, la cheffe de clinique nous rapporta que « de toute manières, l’assurance avait décidé que le séjour ne serait plus remboursé dans quelques jours et que, soit le fils devrait assurer les frais du séjour, soit un retour à domicile serait imposé. » Ce qui fut fait. Le fils ramena sa maman à domicile, la laissa seule quelques instants pour regarnir le frigo. A son retour, il retrouva sa mère gisant au sol, suite à une nouvelle chute, avec fracture du poignet et du nez, nécessitant une nouvelle hospitalisation en urgence.
Capacité de travail entière
Pour des raisons psychiatriques, Emma, une patiente âgée de 50 ans, était certifiée par mes soins, en totale incapacité de travail. L’assurance perte de gains ordonna une expertise. Le médecin mandaté, un « spécialiste en psychiatrie », était installé dans le canton de Vaud, alors que son droit de pratique lui avait été retiré par les autorités sanitaires d’un canton voisin. Ce prétendu expert estima que la capacité de travail pouvait être restaurée et fixa même la date de la reprise du travail. Du coup, l’assurance mit un terme à la rente. Emma était bien sûr dans l’incapacité de se défendre. Entre temps, la commission médicale de l’assurance invalidité jugea au contraire, que l’incapacité de gain était totale et irréversible. Elle donna un préavis favorable pour le droit à l’attribution d’une rente complète d’invalidité. Que valait donc l’expertise de ce psychiatre, bien rémunéré qui allait dans le sens de l’assurance perte de gains ?
Médecin-conseil d’une caisse-maladie: toubib or not toubib ?
Nicole, une jeune patiente, fut victime d’une embolie pulmonaire gravissime. Elle était sous pilules contraceptives. Le médecin conseil refusait la prise en charge des frais hospitaliers, car « l’embolie pulmonaire est la conséquence d’un traitement contraceptif, non pris en charge par les assurances. »
Un patient, disposant d’une assurance privée, souffrait d’un cancer qui progressait. Arrivé à un stade terminal, l’homme fut hospitalisé en clinique par son médecin traitant. Il y séjourna cinq jours jusqu’à son décès. Ce même médecin-conseil donna un préavis défavorable au remboursement des frais hospitaliers car il s’agissait de « soins palliatifs, non remboursés selon les conditions générales du contrat d’assurance. » La veuve de ce patient décédé, qui s’était dévouée jusqu’à l’épuisement pour garder son mari le plus longtemps possible à domicile, reçut un avis de non-remboursement de la part de l’assurance.
Un état fébrile affecta un patient âgé de 80 ans, diabétique depuis fort longtemps, en hémodialyse, en raison d’une insuffisance rénale terminale. Son état ne permettait plus un maintien à domicile et j’hospitalisai ce patient en clinique privée. Je demandai une radiographie de thorax et quelques examens de laboratoire m’orientant sur un probable état grippal, non compliqué. J’assurai une surveillance clinique quotidienne. L’évolution fut lentement favorable, et au bout de huit jours, le patient put rentrer à domicile. Je reçus peu après une lettre du médecin-conseil de son assurance, qui me soupçonnait d’une hospitalisation « à but social » en raison du peu d’investigations engagées lors de ladite hospitalisation. Autrement dit, on se méfiait de moi, tant la facture de la clinique était faible, et on assimilait le séjour hospitalier à un séjour hôtelier. Ce médecin-conseil reçut de ma part une leçon écrite et extensive de propédeutique médicale. Il ne m’a jamais répondu.
Les assureurs avec la complicité de certains médecins-conseils, mettent de plus en plus la pression sur les médecins, principalement de premier recours, par des demandes de justification de traitements. Ils établissent, selon des critères douteux, des listes de praticiens remboursés (en contournant la très large volonté populaire du libre choix du médecin), et limitent la durée de séjour dans les hôpitaux de réhabilitation. Une éminente professeure d’une faculté de droit, en Suisse, affirme clairement qu’il s’agit d’une violation des premiers articles de la LAMAL, qui stipulent en première intention, un rapport de confiance accordée au médecin traitant. Quand et comment mettra-t-on un terme à cette dérive, qui décourage les vocation et épuise les soignants ?
Face à l’industrie pharmaceutique
Deux et deux font cinq
Depuis l’âge de vingt-quatre ans, Juliette souffre d’une sclérose en plaques, de type poussée-rémission et lentement évolutive. L’hôpital universitaire lui a prescrit pendant des années de l’interferon, qu’elle s’est scrupuleusement injecté sous la peau, sur les faces externes des cuisses. Non sans effets secondaires tels qu’un état grippal dans le jour suivant l’injection. Sur vingt ans, ce traitement a coûté une somme colossale.
A tête reposée, je fus saisi d’un doute : ce traitement était il efficace ? Je soumis les études commanditées par l’industrie pharmaceutique à un statisticien: sans hésitation, il réfuta catégoriquement les preuves de l’efficacité du médicament dans ce cas précis. La sclérose en plaques est une maladie trop aléatoire: chaque patient a son mode évolutif spécifique, si bien qu’il est quasi impossible de réunir un collectif de patients homogènes à étudier par rapport à un groupe contrôle. Il faut donc un très grand nombre de patients, sur une durée très longue, pour atteindre une puissance statistique significative. Les études démontraient une tendance, mais guère plus. Ces publications étaient cautionnées par un professeur honoraire de biologie moléculaire. C’est de manière assez routinière que l’industrie pharmaceutique fait appel à des scientifiques de renom pour valider la qualité de ses études. Ces professeurs experts sont bien rémunérés pour leur contribution.
On reconnaît aujourd’hui que la sclérose en plaque est une maladie auto-immune. Autrement, dit le système immunitaire attaque le système nerveux, comme si celui-ci était un virus. Un véritable auto-goal. Or, l’interféron active le système immunitaire, en induisant particulièrement les antigènes d’histocompatibilité. De surcroît, il est utilisé avec succès pour éradiquer le virus de l’hépatite C. C’est tout dire !
Comment, dès lors, est il possible que ce médicament lutte efficacement contre une maladie reconnue auto-immune ? Il pourrait peut-être même mettre de l’huile sur le feu ! Ou est-il tout simplement inutile ? Le corps médical et moi-même avons-nous été victimes d’une perfide mystification ? Juliette a d’elle même interrompu le traitement depuis plusieurs mois. Du coup elle s’est sentie sent beaucoup mieux, et elle n’a pas présenté de nouvelles poussées de sa cruelle maladie.
Un congrès médical
Tous les quatre ans, les deux grandes sociétés savantes du diabète, l’américaine et l’européenne, se réunissaient pour un grand congrès. Nous étions plus de 12 000 à y participer à Paris. Il faut avouer que la plupart d’entre nous, pour ne pas dire la quasi totalité, étaient sponsorisés par l’industrie pharmaceutique: les frais de déplacement, d’inscription et l’hébergement hôtelier étaient généreusement payés.
Au rez-de-chaussée du palais des congrès foisonnaient les stands des firmes pharmaceutiques, tous aussi rutilants les uns que les autres. Toutes sortes de gadgets étaient généreusement offerts, il y avait comme une ambiance de supermarché. Au premier étage, les associations nationales du diabète se présentaient. Quel contraste ! Seules quelques tables et chaises bon marché constituaient l’essentiel du stand. L’association finlandaise du diabète présentait une formidable démarche de santé publique. Sous leur supervision, l’Etat et les sociétés sportives avaient incité la population finlandaise à se bouger au moins trente minutes par jour. En comparaison avec la population restée sédentaire, les Finlandais démontrèrent scientifiquement que le diabète de type 2, le plus fréquent et en constante augmentation dans le monde, pouvait être prévenu si on pratiquait un exercice physique – quel qu’il soit – durant une demi heure quotidienne. Fantastique et historique que cette finnish study !
Ce message de santé publique est fondamental. C’était, à mon sens, la plus essentielle des dix mille communications de ce congrès. Il y avait deux mondes sous le même toit: celui qui retire un profit d’une maladie fréquente et croissante et celui qui la prévient.
Rencontres avec la politique
J’étais le médecin-conseil d’une administration communale, à temps partiel. À ce titre, plusieurs fonctionnaires vinrent se plaindre de subir la fumée d’un collègue. Tabagisme passif. J’avais à l’esprit une sommelière qui avait travaillé plus de trente ans dans un buffet de gare, exposée à la fumée des clients. J’avais diagnostiqué chez elle, alors âgée de 65 ans, une artériosclérose généralisée. Elle ne survit pas longtemps des complications de cette maladie. Elle n’avait elle pourtant jamais fumé de cigarettes! Dès lors, j’estimai parfaitement légitimes les demandes des fonctionnaires, à savoir que l’on interdise de fumer dans les locaux fermés de l’administration communale.
Je pris rendez-vous avec un responsable politique. Il écouta poliment mes propositions et, sans autre, sortit un paquet de cigarettes de la poche externe de sa veste, en alluma une et m’en souffla une bouffée dans la gueule, en me disant : « Mais voyons, il faut respecter la liberté de chacun ! » Sans mot dire, je quittai son bureau. Durant les semaines qui suivirent, ce politicien m’envoya régulièrement des documents que les lobbyistes des cigarettiers distribuaient aux parlementaires à Berne. Je me souviens avoir reçu de sa part le rapport d’un prétendu expert démontrant l’innocuité du tabac. Je transmis illico ce document au professeur universitaire de médecine sociale et préventive, qui, scandalisé, donna suite et fit part de son indignation au Conseil fédéral.
Quelques années plus tard, mon frère aîné, au courant de ce qui m’était arrivé, interrogea ce responsable politique sur son attitude. Il répondit: « Vous lui transmettrez mes excuses, votre frère avait 15 ans d’avance ». J’ai donc effacé l’ardoise. Effectivement, il est interdit maintenant de fumer durant les heures de travail, dans des locauxprofessionnels. Cette mesure a été étendue dans les trains et les restaurants. Dans l’année qui a suivi ces mesures d’interdiction, la mortalité cardiovasculaire diminuait de 30 %, au Tessin en particulier.
Un chef de service dysfonctionnait à tel point que plusieurs de ses collaborateurs directs vinrent légitimement se plaindre. Je pris l’initiative d’en parler au ministre de tutelle du chef de service. Pendant plus de vingt-cinq minutes, il ne m’adressa pas la moindre parole, dépouillant son courrier pendant que je rongeais mon frein. Puis il se leva et me quitta, prétextant un rendez-vous imminent. Impossible de lui faire part de mes préoccupations ! Cet homme politique avait deviné l’objet de la rencontre. Ainsi, il pouvait par la suite prétexter qu’il n’était pas au courant de la situation catastrophique du service. Cela lui épargnait une décision politiquement gênante.
Gardes médicales
Ma voiture pleine de sang
J’étais médecin de garde à Lausanne. Je me rendais au domicile d’une patiente âgée qui avait vomi du sang. Je constatai chez elle unbon état général, avec des paramètres vitaux conservés. Par principe de précaution, en me référant à ce que la Centrale d’appel m’avait communiqué, et confirmé par cette personne à la capacité de discernement conservée, je décidai une hospitalisation immédiate.
Je devinais des moyens financiers modestes. Je savais aussi qu’un transport en ambulances allait coûter à la patiente au moins 750 fr. Les assurances assimilent encore les ambulanciers à des chauffeurs de taxi et ne remboursent que la moitié de la facture, à raison d’une fois par année. J’emmenai donc cette personne dans ma voiture.
Nous étions à 500 mètres de l’hôpital quand subitement la patiente vomit une grande quantité de sang, inondant tout l’habitacle du véhicule, moi y compris. Elle présenta immédiatement un état de choc. J’accélérai et elle put être prise charge immédiatement. Elle en réchappa de justesse. Depuis, je n’ai jamais repris un tel risque. Mais les frais ambulanciers ne sont toujours pas remboursés.
Heil Hitler !
Il incombait au médecin de garde de pratiquer des prises de sang pour la mesure de l’alcoolémie. Cela se faisait dans les locaux de la police. Au milieu de la nuit, je fus appelé pour en pratiquer une. Ça se passait généralement dans une ambiance cordiale. Mais cette fois-là, deux jeunes policiers amenèrent un ressortissant suisse-alémanique, du genre athlétique. En levant le bras droit, il me salua d’un « Heil, Hitler ! » tonitruant. J’insistai pour que les deux pandores restent dans la salle. Je plaçai le garrot sur le même bras droit de cet individu, apparemment redevenu très calme. Alors que j’approchai ma seringue de sa veine, ce néo-nazi saisit prestement ma main et tenta de me planter la seringue dans la région carotidienne. Je retrouvai mes anciens réflexes de volleyeur et pus l’esquiver de justesse. Les deux policiers maîtrisèrent l’enragé en le plaquant au sol et lui passèrent des menottes au poignet. Que serait-il passé si, comme dans la grande majorité des cas, j’étais resté seul avec lui ?
Sanction exemplaire
J’étais de garde, un samedi soir, dans un hôpital régional. Je reçus deux hommes corpulents, suivis d’une ambulance transportant trois cadavres. Un des deux hommes conduisait un véhicule à vive allure, et leur véhicule avait percuté une voiture venant en sens inverse, dans un virage. Celle-ci était conduite par un Italien, accompagné de ses deux sœurs. Ils étaient venus trouver une autre sœur, gravement malade, à l’hôpital voisin. Il y eut un choc frontal, entraînant le décès immédiat de tout l’équipage de la voiture. Le conducteur fautif était gendarme de profession. En l’occurrence il était en civil. Je diagnostiquai chez lui de simples fractures de côtes, mais rien d’inquiétant.
Je reçus l’ordre de pratiquer, seul, dans la morgue adjacente à l’hôpital, une biopsie musculaire sur le cadavre du conducteur italien pour la mesure de l’alcoolémie (sait-on jamais, l’assurance du fautif aurait pu se retourner contre celle du conducteur victime) et de pratiquer une prise de sang sur le fautif, également en vue d’établir son éventuel taux d’alcoolémie. C’est à ce moment-là, alors que j’approchai ma seringue du bras de cet homme assermenté, que celui-ci me dit : « Fais-moi cette prise de sang demain matin ! » Du coup, je le piquai sans prendre la peine de lui faire un garrot en lui lançant : « Hé, vous avez tué trois personnes ! ». L’alcoolémie se révéla à un taux de 2/1000.
Au milieu de la nuit arriva un aréopage de hauts gradés de la gendarmerie vaudoise. Tous en uniforme. Un officier supérieur me déclara qu’il y aurait « une punition exemplaire » pour ce fonctionnaire de police. Il fut muté dans un autre service de l’Etat. Le lendemain matin de cette sinistre nuit, le quotidien Le Matin titrait: « Accident de la route à Grandson: une caravane bascule dans un fossé. » La gendarmerie ne communiqua jamais sur les circonstances de l’accident ayant causé trois morts dans la même journée. J’étais jeune médecin, fraîchement sorti du monde académique. Je commençais à découvrir le monde.
« Ça a passé, ça a passé »
Il était 10 heures du matin quand je fus appelé à la réception de l’hôpital. Je découvris une jeune femme, dans la trentaine, transportée en chaise roulante par un homme âgé et grisonnant. Sans se présenter, celui-ci me déclarait: « Ça a passé, ça a passé ! ». Tout en l’écoutant, j’examinai sommairement la patiente. Rapidement, je pris les devants et transportai cette personne aux soins intensifs de l’hôpital. Les paramètres vitaux n’étaient pas bons et l’abdomen montrait des signes de péritonite. J’appelai le chirurgien-chef, sans savoir ce que l’on allait trouver, tant la patiente était avare de renseignements précis et semblait gênée.
A l’ouverture de la cavité péritonéale, nous découvrîmes des excréments disséminés. L’exploration chirurgicale révéla une perforation de part en part d’un segment de l’intestin grêle, et du fond de l’utérus. Je me souvenais des propos laconiques de l’individu qui avait amené la patiente. « Ça a passé », voulait signifier que la curette avait transpercé le fond de la matrice. Et qui avait quitté l’hôpital sans demander son reste. Nous comprîmes bientôt que ce type n’était autre qu’un médecin officiant dans la région, et qu’il avait pratiqué, à vif, dans son cabinet, un avortement tout à fait illégal. C’était le jour précédent. Il avait perforé le fond de l’utérus et harponné, avec sa curette, un segment de l’intestin grêle. Nous prîmes des photos des deux perforations dans un but médico-légal. La victime, dont on peut mesurer l’énorme souffrance pendant plus de 24 heures, n’a jamais porté plainte.
« Chute dans les escaliers »
Une institution française plaçait des enfants issus des milieux défavorisés de Marseille dans le canton de Vaud, pendant l’été. Un jour, un homme amena à l’hôpital un de ces gamins, âgé de 10 ans. Il portait ce garçonnet dans ses bras et me déclara qu’il était tombé dans les escaliers. Cet homme faisait partie d’une des familles d’accueil.
L’enfant était inconscient, comme désarticulé, avec des hématomes multiples sur tout le corps. Je fis appeler de toute urgence le chirurgien-chef. Dans les minutes qui suivirent, l’enfant décédait. Mon patron, constatant les multiples contusions et l’issue fatale, mettait en doute les dires du « parent » d’accueil, appela immédiatement la gendarmerie. L’enfant avait été tabassé à mort par celui qui l’avait hébergé.
Sans débriefing
J’étais de garde à l’hôpital d’Orbe. L’ambulance amena le corps d’une jeune maman, décédée lors d’un accident de la route. Vision horrible. Les parents pauvres, qui n’avaient pas de téléphone, furent contactés par le curé de leur village. Je les reçus dans le hall de l’entrée de l’hôpital. Ils voulurent voir leur fille. Ils étaient accompagnés de la petite fille de la défunte. Cette petite fille était habillée d’un tricot de seconde main qui me rappela les habits de mon enfance. Je refusai obstinément aux parents le droit de voir leur fille. Le père se mit à genoux, m’implorant avec insistance. Je tins bon. Et soudain, la petite fille me sourit. Je sentis que les larmes me montaient aux yeux. Je prétextai une urgence et je montai dans mon bureau pour pleurer tout mon saoul. Le frère vint peu après. C’était un jeune homme, qui devint vite menaçant devant mon refus de le laisser voir la victime. Alors, je le conduisis à la morgue. En voyant le corps, il me lança, rageur: « Ce n’est pas ma sœur, vous l’avez remplacée par une autre !»
On ne connaissait pas encore le concept de stress post traumatique. Je ne trouvai personne pour m’aider à surmonter cette vision qui reste encore aujourd’hui ancrée dans ma mémoire. Par la suite, en ma qualité de médecin-conseil, j’imposai une structure de prise en charge psychologique immédiate pour les policiers, puis pour les ambulanciers et les pompiers de la Ville de Lausanne. Ce fut une première en Suisse. Les médecins sont souvent laissés à eux-mêmes, ne pouvant parler à personne, étant liés par le secret professionnel. Rapporter cette histoire vraie, par écrit, même bien des années plus tard, me libère quelque peu de ce lourd fardeau.
Redonnez la vie à mon enfant !
J’étais de garde durant un week-end dans ce même hôpital. Une petite Belge passait ses vacances au pied du Jura. Elle était assise sur le garde-boue d’un tracteur qu’un paysan conduisait dans un champ en dévers. Soudain, le tracteur bascula, écrasant la fillette de dix ans. Elle fut amenée en voiture par un témoin du drame et non pas en ambulance. Le trajet avait pris au moins vingt minutes. Le secouriste improvisé amena la gamine en la portant dans ses bras. Alors que je commençai immédiatement la réanimation, j’entendais la maman, à mes côtés, hurler : « Redonnez la vie à mon enfant ! ». Et le petit frère qui était présent et qui ne comprenait pas… Au bout de quelques minutes, ne voyant pas d’issue, je décidai, seul, d’arrêter la réanimation.
Je commettais là une grave erreur. J’étais encore trop inexpérimenté et trop jeune pour prendre cette décision. J’aurais dû soumettre mon intention, mon analyse, à mon patron, mais il n’était pas sur place. Pendant des années, j’ai douté et mis en doute ma décision de jeune médecin. Aujourd’hui, je suis sûr que cette décision était juste. Je suis enfin en paix. Mais là aussi, un soutien psychologique et un meilleur coaching auraient été bénéfiques et m’auraient épargné des années de doute.
Camarade d’école
Toujours dans ce même hôpital d’Orbe, et également lors d’une garde, je reçus une patiente enceinte de six mois, en arrêt cardio-respiraroire. Elle venait de sortir de l’établissement, suite à une fracture de la cheville. Je pratiquai le massage cardiaque et en même temps, je réalisai que c’était une camarade d’école. Le chirurgien-chef était présent à mes côtés. Nos regards se croisèrent et nous nous comprîmes. Nous avions posé tous deux, en même temps, le diagnostic d’embolie pulmonaire massive. Et subitement, le patron ordonna : « En salle ! » Je restai à pratiquer le massage cardiaque sur le lit, qui fut amené en salle d’opération. Le chirurgien pratiqua une thoracotomie latérale et put accéder en quelques minutes sur le tronc pulmonaire, qu’il clampa. Après l’incision de l’artère pulmonaire, il retira un caillot de la longueur d’une couleuvre. Mais malgré le massage cardiaque à ciel ouvert, les chocs électriques répétés, le cœur ne repartit jamais.
Il m’incombait, en sortant de la salle d’opération, d’annoncer le décès au mari. Dans les semaines qui suivirent, mon collègue et moi fûment victimes de l’anathème de tout un village, qui nous accusait d’assassinat, en croyant que c’était l’opération qui avait emporté la patiente.
Aucun débriefing, là non plus. Nous gardions tout cela bien profond en nous.
Tu fais le mort ?
Lors d’une garde à Lausanne, je fus appelé un dimanche matin. Un jeune homme, athlète de haut niveau, avait passé la nuit dans un dancing. Il vivait chez son père, qui, inquiet de ne pas le voir réveillé à dix heures, entra dans sa chambre en lui disant : « Hé ! Arrête donc de faire le mort ! » Mais son fils était bel et bien mort.
Je soupçonnai une mort non naturelle et déclenchai la procédure dite de levée de corps. Le médecin légiste qui avait pratiqué l’autopsie me téléphona quelques jours plus tard pour me confier le verdict. Ce jeune patient, en pleine santé, avait été victime d’une myocardite asymptomatique qui avait passé complètement inaperçue. Ce cœur de sportif était complètement détruit par le processus inflammatoire.
« Nous sommes peu de choses », me disait une infirmière aux soins d’intensifs du CHUV, après des mesures de réanimation désespérées chez un jeune patient décédé lui aussi, d’une infection fulminante à méningocoques.
Tu viens boire un verre?
Il y a quelques années, j’ai accepté la demande du président de la Société vaudoise de médecine d’aider des confrères, la plupart âgés de plus de 60 ans, à assumer la garde au pays d’En-Haut. Je me portai volontaire, heureux d’exercer à nouveau mes compétences en médecine d’urgence. Je montai à Château-d’Oex un vendredi en fin de journée pour assumer la garde jusqu’ à dimanche soir.
Au milieu de la nuit, je fus appelé à l’hôpital pour m’occuper d’un patient, retrouvé en début d’hypothermie, gisant au bord de la route, et bien alcoolisé. Je dus suturer une plaie du cuir chevelu. Progressivement, l’homme reprenait ses esprits, à tel point qu’une surveillance hospitalière ne se justifiait plus. Mais ce patient vivait seul à Rougemont. Je demandai à l’infirmière d’appeler un taxi. Mais à l’époque, dans le Pays d’en autHaut, pas de service de taxi la nuit. Impossible d’utiliser l’ambulance, qui doit être, à tout moment, disponible pour une urgence vitale. L’infirmière me dit : « D’habitude, le médecin chef de l’hôpital les ramène à la maison.» Je savais donc ce que j’avais à faire. J’embarquai donc le type dans mon véhicule pour le conduire chez lui. Par souci de sécurité, je l’accompagnai jusque devant la porte de son chalet. Tout en ouvrant la porte d’entrée, il me dit avec un sourire entendu: « Tu viens boire un verre ? »
À Lausanne, cela ne se passe pas comme ça. Dans cette magnifique région des Préalpes, il y a encore une certaine solidarité. Ma femme me disait : « Quand tu vas faire ta garde à Château-d’Oex, tu a l’air heureux. » Il est vrai que soigner des patients encore respectueux est gratifiant. Un patient ne m’a-t-il pas dit : « Merci d’être là pour nous, un dimanche matin. » Cela faisait belle lurette que je n’avais pas vu une telle reconnaissance à Lausanne, et jamais pendant les gardes dans cette ville, où beaucoup de citoyens trouvent naturel d’avoir un médecin qui vole à leur secours à tout moment. (« C’est normal, on paie assez de primes d’assurances »).
Picasso s’invite à Château-d’Oex
Il était 23 heures, à Château-d’Oex, quand la Centrale téléphonique des médecins m’appela pour me dire de me rendre dans une maison de convalescence, où m’attendaient deux solides gendarmes.
Dans la matinée, l’hôpital psychiatrique de Cery avait envoyé là-bas un patient dans la trentaine. A peine arrivé sur place, agité par un délire de persécution, cet homme avait tout fracassé dans la résidence, terrorisant le personnel et les hôtes, finissant par casser les rétroviseurs et les pare-brises des voitures stationnées dans les environs. D’où la présence de la gendarmerie sur place.
Il ne me fallut pas longtemps pour poser le diagnostic de décompensation psychotique grave avec dangerosité. Et dire que ce patient venait de quitter l’hôpital psychiatrique le matin même! Un retour à la case départ était bien sûr impératif. Je téléphonai au médecin de garde de l’hôpital de Cery pour lui annoncer le retour au bercail. Ce fut un assistant parlant à peine le français qui me répondit. Il exigeait une évaluation par un psychiatre pour valider l’hospitalisation! Je le remerciai de sa confiance et lui dit qu’à Château-d’Oex, il est difficile de trouver un psychiatre au milieu de la nuit. Il s’avérait que ce médecin d’origine probablement hongroise ignorait où se trouve le pays d’En-Haut. Il insista pour obtenir une évaluation psychiatrique. Je bouclai le téléphone et pris contact avec le médecin-assistant de garde en psychiatrie au CHUV. Je le lui expliquai la situation. Par chance, ce médecin était d’origine algérienne et comprenait bien le français. De surcroît, il connaissait mieux la géographie du pays de Vaud. Il se fâcha tout rouge contre son collègue de Cery. Je les laissai s’expliquer et j’appelai sans tarder une ambulance à Lausanne, étant dans l’impossibilité de mobiliser la seule ambulance disponible sur place.
Le temps passait, il était une heure du matin. Les gendarmes étaient toujours à mes côtés, prêts à intervenir. Etonnamment, le patient se calma et se mit à dessiner. C’était mieux qu’une injection d’une ampoule de Haldol sous la contrainte. J’attendis l’arrivée de l’ambulance lausannoise jusqu’à deux heures du matin. Les ambulanciers arrivèrent enfin. Ils exigèrent un document intitulé « placement à des fins d’assistance » signé en trois exemplaires. Car selon la procédure établie par la Santé publique, ils ne pouvaient pas emmener ce patient sans ce formulaire. Je n’avais pas ce document avec moi. Je peinai à contenir mon irritation face à cette nouvelle tracasserie et ordonnai aux ambulanciers de transporter ce patient toujours en train de dessiner, à Lausanne. J’envoyai quelques heures plus tard, par fax, le précieux sésame administratif.
Il était trois heures du matin quand l’ambulance partit. Cette intervention avait donc mobilisé deux gendarmes et le médecin de garde quasiment toute une nuit, à tel point qu’un confrère avait dû être réveillé à son domicile pour me remplacer à l’hôpital, qui recevait nombre d’urgences. Pour ne jamais être payé car le tarif médical ne mentionne pas ce type de prestations et le patient était insolvable.
Quel gâchis et quelle incompétence! Cette histoire illustre la grave et terrible difficulté des médecins-chefs à recruter des médecins-assistants de qualité, dans un contexte de pénurie médicale, affectant tout particulièrement le secteur psychiatrique publique. J’écrivis, dans les jours suivants, une lettre salée au directeur médical de l’hôpital de Cery, avec copie au ministre de tutelle. Pour recevoir quelques excuses. Mais au final, une consolation: les dessins produits par ce patient délirant ressemblaient fort à des figures de Picasso! A tel point qu’un des gendarmes demanda la permission d’en conserver un, en souvenir de cette nuit de folie.
Erreurs médicales
La médecine soviétique
Elle fit le déplacement depuis Moscou, pour me montrer sa fille âgée de 15 ans. Accompagnée d’une traductrice, la maman me livra le dossier médical de sa fille, traduit en anglais. Je découvris l’imposture: les médecins russes avaient opéré inutilement la glande thyroïde, en faisant croire qu’il s’agissait d’un cancer; le dossier me révélait qu’il s’agissait d’une simple tumeur bénigne. De plus, les docteurs interdisaient toute activité sportive et toute exposition au soleil, pratiquaient des échographies de la thyroïde tous les trois mois. L’adolescente, en triste état, amaigrie et très pâle, devait prendre des hormones de substitution tous les jours.
Abruptement, je demandai à la maman si elle me faisait confiance et proposai avec autorité d’arrêter toute prise d’hormones (il restait fort heureusement un lobe de la glande thyroïde qui suffisait amplement). Je considérai sa fille comme guérie et j’affirmai qu’il n’y avait nul besoin de contrôles médicaux. La jeune fille pouvait reprendre une vie tout à fait normale. La maman pâlit et, très émue, faillit perdre connaissance. Je fus obéi à la lettre.
Bien quelques années plus tard, une très belle femme frappa à la porte de mon cabinet. « Vous ne me reconnaissez pas ? », me demanda-t-elle. C’était la jeune Moscovite ! Avec un un français impeccable, elle me déclara fièrement qu’elle achevait sa quatrième année à la faculté de médecine de Lausanne !
Hypothermie
Aux urgences du CHUV, nous reçûmes Laurette, une paysanne dans la septantaine. Son diabète insulino-dépendant s’était décompensé. J’étais médecin-assistant et je l’avais examinée dans un premier temps avant de présenter le cas au chef de clinique. Après quelques jours, la patiente alla mieux et elle put quitter le secteur des urgences pour un retour à domicile. Elle habitait dans une ferme, un peu à l’écart de son village. L’hiver était rude. La paysanne alla chercher du bois à deux cents mètres de la maison, mais ne revint pas. Son mari, inquiet, partit à sa recherche et la découvrit, inconsciente, sur le chemin. Ambulance, retour aux urgences. Je la reconnus tout de suite. Elle était en hypothermie sévère avec une température mesurée à 32 degrés. C’était à ce moment-là que nous l’avons regardée avec un autre œil médical. Comment passer en hypothermie grave en marchant au froid, pendant quelques minutes ? Une maladie fait cela: une hypothyroïdie d’origine auto immune, qui peut être associée non fortuitement au diabète insuline dépendant, lui aussi d’origine auto immune. De toute évidence, cette patiente présentait un œdème, soit un épaississement de la peau, surtout au visage, très typique de l’hypothyroïdie sévère. Les examens de laboratoire confirmèrent le diagnostic: le taux de l’hormone thyroïdienne T4 était très bas, à peine dosable. L’hypothyroïdie très sévère était donc la cause de l’hypothermie, l’organisme n’arrivant plus à réguler la température corporelle. Avec un apport en hormones thyroïdiennes, l’évolution fut favorable et la patiente put rentrer à domicile, cette fois-ci sans revenir! Le chef de clinique, le diabétologue, le médecin généraliste de proximité et moi-même avions tous passé à côté de ce diagnostic, alors que cette maladie se développe sur plusieurs années.
Soyons humbles. Les maladies peuvent se développer insensiblement et tromper le médecin. L’examen clinique amène à des hypothèses diagnostiques, mais aussi réciproquement. Le raisonnement physiopathologique amène à l’hypothèse diagnostique et oriente l’examen clinique. En l’occurrence, en réfléchissant aux causes de l’hypothermie, nous avons retenu le myxoedème, qui nous avait à tous échappé parce que nous n’y pensions pas.
Voilà pourquoi il faut beaucoup d’années pour devenir un médecin compétent. Je disais toujours à mes stagiaires, étudiants en médecine de sixième année: « Vos études ne sont qu’une introduction au métier». Il faut au minimum cinq ans après les études universitaires, sous surveillance d’un médecin cadre, et j’ajouterai cinq années supplémentaires pour commencer à y voir clair et maîtriser la médecine générale (qui est une spécialité très complexe en soit) ou une spécialité médicale.
Actuellement, je tente de convaincre les milieux politiques au plus haut niveau pour exiger et maintenir une formation pré grade et post grade de qualité, avant d’accorder le droit de pratique en Suisse. Sans parler de la formation continue, puisque le savoir médical évolue sans cesse.
Tout va bien
Aldo, un patient italien, venait épisodiquement me voir depuis Aoste, pour le suivi de son diabète de type 2. Il se présenta comme d’habitude. Quelques jours avant sa consultation chez moi, il avait été examiné par un professore cardiologue à Milan. Il était très rassuré sur son état cardiaque, puisque l’homme de l’art lui avait affirmé que tout était en ordre, et il me montra fièrement les résultats des investigations cardiologiques. Je fus choqué en voyant, sur un tracé imprimé de Holter (il s’agit d’un enregistrement de l’électrocardiogramme sur 24 heures), un trouble du rythme cardiaque très inquiétant, une tachycardie ventriculaire intermittente. Certes asymptomatique, car de courte durée. Il était midi et j’appelai immédiatement un ami et camarade d’études, brillant cardiologue. A peine eût-il entendu mon exposé qu’il me dit : « Envoie-moi ton patient, je m’en occupe. » C’était toujours sa formule et j’adorais. Le duo que nous formions a permis de sauver un certain nombre de vies de patients présentant un problème cardiaque menaçant. Dans les heures qui suivirent, le cardiologue pratiqua une coronarographie qui révéla une sévère artériosclérose, soit une obstruction sévère des trois coronaires. Un triple pontage aorto-coronarien fut pratiqué le lendemain et la vie de ce patient fut sauvée.
Phlébite italienne
J’étais aussi le médecin de Maurizio, le fils d’Aldo. Un diabète insulinodépendant était apparu dans son adolescence. Ce diabète était mal équilibré; des complications rétiniennes et rénales s’amorçaient. En cachette, la mama était venue me supplier de tout faire pour améliorer le sort de son enfant, à l’époque âgé de 30 ans.
Quelques mois plus tard, ce patient me téléphona un matin pour me demander conseil. Il avait consulté le matin même, à l’hôpital d’Aoste, où on lui avait diagnostiqué une phlébite et prescrit un traitement topique avec des crèmes. Il me dit aussi : « Je tremble comme une feuille ». Je diagnostiquai des poussées de fièvre et compris que ce n’était pas une phlébite, mais une lymphangite, qui accompagne classiquement une grave infection du pied. Je lui ordonnai de se rendre immédiatement à l’hôpital d’Aoste, mais il me répondit : « Je viens ». Il disposait, comme son père, d’une assurance privée, lui permettant d’être soigné en clinique, en Suisse.
A 14 heures, il arriva à mon cabinet, accompagné de sa femme enceinte de six mois. Effectivement, il grelottait. Sa température atteignait près de quarante degrés et la voûte plantaire du pied droit présentait un immense abcès, avec une lymphangite. Le médecin italien avait commis une très grave erreur diagnostique et n’avait probablement pas examiné le pied du patient. De rage, je jetai à la poubelle les pommades prescrites, ordonnai l’hospitalisation en urgence. Je me fis aider par un orthopédiste spécialiste du pied et un infectiologue. Durant deux jours, la jambe du patient se trouva en danger, et son pronostic vital engagé. Mais nous réussîmes à maîtriser la situation et venir à bout de cette grave infection, avec septicémie, par un traitement chirurgical et médical.
Je me souvenais de la supplication de la mama et je tentai le tout pour le tout. Pour convaincre mes patientes de bien soigner leur diabète, pendant leur grossesse, je leur disais que c’était pour le bien de leur futur bébé. Cette parole était magique et les patientes équilibraient leur diabète parfaitement. Par analogie, je dis au patient : « Si vous voulez voir grandir votre fils, il faudra traiter différemment le diabète.» Il comprit que je faisais allusion à ses yeux, déjà atteints de rétinopathie. « Comment? », me répondit-il. Je lui proposai le traitement par une pompe à insuline. Je profitai de son séjour en clinique et de l’aide d’une excellente infirmière en diabétologie pour l’instruire et le former à ce nouveau traitement. Sachant que ce patient intelligent avait aussi une très grande motivation devant la perspective d’une paternité, j’étais sûr qu’il allait maîtriser son diabète avec maestria. Quelque temps après, il était parfaitement équilibré. Les complications rétiniennes régressèrent et la néphropathie diabétique fut stoppée.
Nous avons pu réparer les erreurs médicales dont avaient été victimes le père et le fils. Les deux disposaient d’une assurance leur permettant d être soignés en Suisse. Sans cela, les deux auraient perdu la vie. Vous avez dit médecine à deux vitesses? Hippocrate doit se retourner dans sa tombe.
Une IRM deux fois par an
Pendant des années, j’ai suivi Albin pour un simple diabète de type 2. Il était en surpoids, mais son état général était bon, le diabète bien maîtrisé. Un jour, il me consulta en raison d’une brusque augmentation du périmètre abdominal. Il s’agissait d’un ascite, soit une accumulation de liquide dans la cavité abdominale. Les investigations démontrèrent une cirrhose du foie. Qui n’était pas due à l’alcool chez ce patient, abstinent pour des raisons religieuses, ni à un virus B ou C. Elle était due en fait à un Non Alcoolic Steatosis Hepatitis, que l’on abrège par NASH. Il s’agit d’une maladie silencieuse (tout au plus un peu de fatigue) que l’on ne diagnostique pas. Il s’agit d’une accumulation de graisses dans le foie, qui évolue de la même manière que si il était arrosé régulièrement d’alcool. Au fil des ans, le NASH évolue vers la cirrhose et parfois vers un cancer. Cette maladie pernicieuse est favorisée par la sédentarité et une alimentation trop abondante, trop riche en graisses animales. Le NASH affecte le 30 % de la population américaine.
Je me sentais coupable d’avoir passé à côté de ce diagnostic. Je pris alors contact avec un spécialiste en gastroentérologie et lui demandai s’il suivait beaucoup de patients atteints de cette maladie. Il me répondit par l’affirmative. Je lui demandai que faire. Il me répondit : « Je demande un IRM deux fois par année.» Il ne me parla pas des mesures hygiéno-diététiques à tenter d’inculquer au patient. Peut-être que celait aurait pris trop de temps mal rémunéré pour lui… Autrement dit, en toute connaissance de la maladie, ce spécialistes ne tentait pas de modifier les habitudes de ses patients, alors que l’on peut « vider » le foie de cette sale graisse par une modification de ses habitudes alimentaires et par trente minutes d’activité physique quotidienne. Il n’y a pas de traitement médicamenteux efficace.
« On n’y comprend rien »
Max avait 80 ans, quand il me consulta la première fois pour sons diabète de type 2. Le bilan biologique révélait notamment une sévère hypercholestérolémie. En obéissant scrupuleusement aux « guidelines », je devais prescrire à tout prix un traitement médicamenteux pour faire baisser le taux sanguin de cholestérol. Je ne proposai pas cette solution: constatant qu’aucun événement cardiovasculaire n’était survenu à mon patient durant sa longue existence, je supposai un facteur X protecteur et je ne prescris aucun traitement. Au risque de passer pour un médecin totalement incompétent ou négligent aux yeux de la corporation. L’évolution me donna raison. Max, avec qui je liai des relations d’amitié et que je visitai à domicile au fil du temps, devait décéder pendant son sommeil … à 96 ans.
Un autre patient dans la soixantaine, lui aussi diabétique insulinodépendant depuis son enfance, me rapportait un malaise précédé d’une violente douleurs thoracique. Dès que je pris connaissance de ce malaise, je contactai immédiatement un cardiologue interventionniste. Il pratiqua alors une coronarographie en urgence. Nous redoutions une artériosclérose sévère et menaçante des coronaires. Peu après la sortie de la salle de cathétérisme cardiaque, le cardiologue m’indiqua une parfaite normalité du status coronarien et me dit: « Il faudrait plus de recherches, on n’y comprend rien. »
Génétique
En lisant un rapport qu’un médecin généraliste m’avait adressé, je compris qu’il s’agissait d’un diabète menaçant devant être traité impérativement. Je téléphonai au patient sur son lieu de travail et lui ordonnai de venir immédiatement à mon cabinet. Quelques analyses pratiquées en urgence confirmèrent le caractère insulinodépendant du diabète inaugural. Avec l’aide d’une excellente infirmière spécialisée en diabétologie, j’entrepris sans tarder une insulinothérapie.
Le patient se montra collaborant quand bien même il devait accuser le coup. Il me demanda si ses enfants à venir pouvaient être atteints du diabète. Je lui répondais que la probabilité de transmettre un diabète de type 1 est faible, environ 5%. Tout au plus pourrions-nous parler de susceptibilité génétique pour cette maladie auto-immune dont la cause fondamentale n’est toujours pas élucidée.
Deux ans passèrent. Ce patient fut l’heureux père d’un garçon. Très vite, l’homme fut intrigué par la soif avide et intense de son enfant âgé à peine de deux mois. Il fit pratiquer une mesure de la glycémie, qui s’avéra très élevée. Il me téléphona de suite. Le diabète menaçant était bien là. Je me souvins de la question que ce patient m’avait posée. Son enfant était dans les 5 %.
« Pour l’épaule, pressez 1… »
Marie-Louise avait 78 ans quand elle fut dotée d’une prothèse du genou, en raison d’une arthrose invalidante et douloureuse. Deux ans plus tard, elle fût opérée d’un hallux valgus du gros orteil du pied gauche, dans le même établissement où la prothèse avait été posée. Profitant de la visite de l’opérateur, elle demanda pourquoi son genou prothétique était encore douloureux. Le chirurgien lui répondit: « Dès votre sortie de l’hôpital, prenez contact avec la consultation du genou », se gardant bien de l’examiner et de lui répondre. An nom de ma patiente, je pris contact avec l’hôpital orthopédique pour fixer un rendez-vous. Le répondeur déclamait : « Pour l’épaule, pressez 1, pour le genou, pressez, 2, pour la hanche, pressez 3, pour le pied, pressez 4 … » Jusqu’où ira cette sur-spécialisation imbécile, dans un hôpital universitaire formant ainsi des chirurgiens ne sachant opérer qu’une seule articulation?
L’infarctus lui a sauvé la vie
Michel avait l’habitude de vivre alternativement six mois en Thaïlande et six mois en Suisse. Récemment victime d’un infarctus du myocarde, il voulait à tout prix se rendre à Phuket, comme il en avait l’habitude. Je lui interdis formellement d’y aller dans les deux semaines qui suivaient son accident coronarien, redoutant une complication cardiaque dans un pays moins bien équipé en matière de technologie cardiologique. Après d’âpres discussions, il fut convaincu par mon argumentation et renonça à son projet de déplacement. Peu après, l’effroyable tsunami s’abattit précisément sur la région où il avait l’habitude de séjourner. Il aurait pu être emporté par les flots meurtriers. Son infarctus lui avait peut-être sauvé la vie.
« Mon fils vient me voir tous les jours »
Je fis la connaissance de cette Renée alors qu’elle était âgée 80 ans. Elle se présenta avec son dossier médical et ses huit médicaments. Je consultai son dossier et l’examinai. D’emblée, je lui posai la question: « Avez-vous confiance en moi ? ». « Bien sûr, docteur ! » Du coup, je jetai tous ses médicaments en lui disant: « Vous n’avez pas besoin de tous ces remèdes ». Les années passèrent sans nouveaux événements médicaux, et sans thérapie.
A l’âge de 98 ans, le cerveau de Renée montra toutefois des signes de défaillance suffisants pour que je décide d’un placement dans un établissement médicosocial. Sa fille habitait en Allemagne. Elle l’appelait tous les jours et séjournait chez elle deux semaines par an. J’avais régulièrement des entretiens téléphoniques avec elle. Quant au fils de Renée, il n’avait jamais demandé des nouvelles de sa mère pendant des années. Lors d’une visite à l’EMS, la patiente, toute heureuse, me confia: « Vous savez, docteur, mon fils vient me voir tous les jours ». Surpris, je demandai confirmation à l’infirmière. «Non, je ne l’ai jamais vu, il n’est jamais venu. »
Être médecin de famille
J’étais le médecin d’un couple. Tous les trois mois je recevais Louise pour le contrôle d’une simple hypertension artérielle. Un vendredi, je fus surpris par une certaine confusion inhabituelle dans son discours. Le lundi suivant, le mari m’appela au cabinet, en me disant que sa femme souffrait de violents maux de tête, avec vomissements. J’associais immédiatement les troubles neuro psychologiques observés quelques jours auparavant et les symptômes évocateurs d’une hypertension intracrânienne, et décidai une hospitalisation immédiate. J’estimai que le transport ambulancier n’apportait rien, et connaissant la fiabilité du mari, je l’enjoignis à amener son épouse en voiture à l’hôpital universitaire. En attendant, je pris contact avec le CHUV, incitant les médecins de service à pratiquer un scanner cérébral immédiatement à l’arrivée de la patiente (en renvoyant à plus tard les démarches administratives), et d’informer le neurochirurgien de garde. Instructions qui furent respectées à la lettre.
Le diagnostic d’hémorragie cérébrale sur rupture d’anévrisme fut confirmé. Peu après le scanner cérébral, le neurochirurgien pratiqua un clampage de l’anévrisme. La patiente fut sauvée, sans séquelles neurologiques. Une analyse diagnostique rapide et précise, favorisée par la conjonction d’une parfaite et irremplaçable connaissance du couple et d’une confiance entre le médecin traitant et l’hôpital compétent, avait sauvé une vie.
Il faut souligner l’importance capitale du médecin de premier recours et de famille. Sans ce pilier qui résout 90 % des problèmes de santé, la médecine risque de s’effondrer, engendrant des errances diagnostiques, parfois fatales, et une ascension vertigineuse des coûts de la médecine fragmentée en multiples spécialités.
L’armée suisse est utile
Dorothée, insulino-dépendante, fut hospitalisée au CHUV durant deux semaines. Les médecins augmentèrent les doses d’insuline durant le séjour. A son retour à domicile, cette jeune mère de famille, découvrant son appartement sens dessus-dessous, remit de l’ordre et passa l’aspirateur. A sa sortie de l’hôpital, personne ne pensa à rétablir ses doses habituelles d’insuline. Or, l’activité physique augmente la sensibilité à l’insuline. Les doses étant donc trop fortes, une hypoglycémie se produisit. Le mari, Jean, à son retour du travail, découvrit Dorothée hébétée et gémissante et comprit tout de suite qu’il s’agissait d’un manque de sucre. Dorothée étant toutefois dans l’incapacité d’absorber quoi que ce soit, Jean m’appela au téléphone, décrivit la situation, et je confirmai son diagnostic. J’évaluai la distance que devrait parcourir une ambulance pour se rendre au domicile. Cela prendrait trop de temps. Donc je dis à Jean de préparer une seringue de Glucagon, qui est l’antidote injectable de l’insuline. Je lui rappelai la façon de faire, et c’est alors qu’il me rappela qu’il avait fait son service militaire dans les troupes sanitaires. Il prépara sans problème la solution de Glucagon, qu’il injecta dans l’épaule de sa femme. Au bout de quelques minutes, elle reprit ses esprits et put absorber une boisson sucrée. Tout revenait dans l’ordre, sans intervention ambulancière, ni hospitalisation. Qui en aurait douté: l’armée suisse est utile.
Nouveau traitement du diabète
Le diabète, chez Denise, était mal équilibré. Elle s’injectait de l’insuline trois fois par jour, une performance pour une patiente âgée de 80 ans. Mais les valeurs de glycémie étaient trop hautes. J’étais penaud et ne trouvais pas de solutions. Un jour, elle me montra fièrement son carnet d’autocontrôle avec d’excellentes glycémies. Son explication: elle avait un nouveau petit chien, qu’elle sortait deux fois par jour. L’activité physique obligée avait augmenté la sensibilité à l’insuline, et amélioré nettement l’équilibre du diabète. Je n’ai pas demandé à son assurance-maladie un remboursement d’une partie des frais d’entretien du petit chien, quand bien même il est permis de considérer que la compagnie d’un chien est un traitement approprié, efficace et économique, selon la définition de la LAMAL!
Diabète et Service du feu
Catherine était diabétique insulinodépendante depuis son enfance. Agée de 40 ans, elle était mère d’une fille de 8 ans. Elle habitait dans une villa d’un village vaudois. Un soir, son mari et elle-même furent invités chez leur voisin. Vers les 21h, alerte: leur maison brûlait ! Dans un petit village, les pompiers volontaires ne sont pas sur place dans les six minutes, délai qui est garanti en ville de Lausanne où existe un service de pompiers professionnels, prêts à intervenir immédiatement, en permanence.
Le mari s’engouffra dans la maison pour sauver sa fille. La patiente, elle, fut retenue par les voisins: « Tu ne peux pas aller, tu es diabétique ! » Arrivés sur place, les pompiers trouvèrent le papa et son enfant enlacés et décédés.
Le lendemain matin, j’appris la nouvelle par la radio aux informations de 6 heures. A 8 heures, je reçus un appel téléphonique de la pharmacie du village, me demandant de lui faxer de suite une ordonnance pour de l’insuline, et je fis bien sûr le lien avec ce que je venais d’entendre. La pharmacienne me confirma l’identité de la patiente. Au cabinet, Catherine me raconta ce drame, avec une étrange absence d’émotion. Je fus incapable de retenir mes larmes en l’écoutant. C’était elle qui me consolait! Elle était devenue psychotique et parlait aux anges, qui avaient recueilli sa fille. Elle restait prisonnière de cette nouvelle réalité mentale. Elle augmenta sa consommation de cigarettes. On sait que la toxicité cardiovasculaire du tabac est multipliée par dix chez le patient diabétique. Elle décéda d’un infarctus du myocarde, à peine quelques années plus tard.
Debriefing
Marie-Jeanne avait 60 ans et jouissait d’une belle santé. Je ne l’avais vue qu’à quelques reprises, pour parler de la maladie cardiaque de sa fille. Je fus dès lors surpris quand je la découvris boitillante en pleine rue, un jour de semaine. Je la saluai et lui fit part de mon étonnement. Elle me dit qu’elle avait consulté un médecin orthopédiste, qui soupçonnait une arthrose de la jambe. Surpris par cette présomption diagnostique, constatant une paralysie partielle de la jambe droite et soupçonnant une compression médullaire, je lui conseillai un examen radiologique en urgence. Qui fut fait le lendemain. Marie-Jeanne reprit contact à ma consultation et m’informa que le scanner de la colonne lombaire était normal. Je redoutai dès lors une maladie neurologique et demandai une hospitalisation dans le service de neurologie du CHUV, avec une présomption de sclérose latérale amyotrophique. Malheureusement, ce terrible diagnostic fut confirmé par mes confrères neurologues. Cette maladie entraîne une paralysie progressive de toute la musculature, à l’exception des muscles oculaires. Il n’y a pas de traitement. A un stade avancé, une difficulté progressive à s’alimenter et une gêne respiratoire majeure surviennent. Ce qui se produisit au bout de deux ans. Je devais me rendre à domicile de ma patiente à des intervalles rapprochés. Je lui avais demandé si elle souhaitait être intubée lorsque ses muscles respiratoires se paralysaient. Elle avait refusé. Dès lors, je guettai cette redoutable complication avec une visite hebdomadaire, tout en me rendant disponible 24 heures sur 24.
Un lundi matin, le mari me téléphona au cabinet et m’annonça que sa femme étouffait. J’organisai immédiatement un transport ambulancier et une entrée directe dans le service des soins palliatifs, procédure que j’avais négociée auparavant et où un lit était réservé. Marie-Jeanne décéda brusquement deux jours après, d’un choc neurogène.
Le vendredi de la même semaine à midi, en fin de consultation, une cheffe de clinique du service des soins palliatifs me téléphona. Pour s’enquérir de mon état. Suivit un long entretien téléphonique entre cette collègue et moi-même. C’était clairement un soutien et une aide psychologique, un débriefing. Ce fût la seule fois de ma carrière où un médecin hospitalier pensa à la souffrance du médecin traitant. J’en fus très touché et remerciai ma consœur, ainsi que la direction générale du CHUV, pour ce soutien professionnel et confraternel, mais hélas exceptionnel. Cet épisode fut pour moi un des plus éprouvants de ma carrière. Assister, impuissant, à une dégradation si cruelle de la santé d’une patiente est pire que tout.
Réfugié religieux
Cet homme de 60 ans frappa à ma porte pour la prise en charge d’un diabète nécessitant une insulinothérapie. Il venait du Pakistan, où il avait changé de religion, se convertissant de l’islam au christianisme. Il fut arrêté et emprisonné, puis condamné à mort. A plusieurs reprises, il endura des simulacres de pendaison: on le sortait de sa cellule et le bourreau lui passait la corde au cou, puis après quelques minutes, la corde lui était retirée, et on le reconduisait au cachot, pour recommencer l’opération quelques jours plus tard.
Grâce à des pressions internationales, il fut libéré et obtint l’asile en Suisse. À son arrivée dans notre pays, son diabète était déséquilibré. Mais au fur et mesure que son sentiment de sécurité grandissait et que le spectre des mauvais traitements passés se dissipait, le diabète allait de mieux en mieux. Le patient ne cessait par lui-même de baisser progressivement les doses d’insuline, fort judicieusement, jusqu’à l’arrêt total. Cette perspicacité inhabituelle m’interpellait. Mais ce patient devança mon questionnement en m’avouant… qu’il était médecin ! Et dire que j’avais entendu dire, dans un congrès, que le stress psychologique ne perturbe pas le diabète !
Réfugié politique
Il était congolais et opposant politique au régime. Il décida de se réfugier en Suisse, avec sa femme et ses trois enfants. Je le pris en charge pour son diabète, nécessitant un traitement par des injections d’insuline. J’appréciai la facilité avec laquelle il apprenait les finesses de la gestion de sa maladie. Il me disait toute sa tristesse et sa nostalgie de son pays natal, partagée par ses enfants qui ne comprenaient pas pourquoi ils ne pouvaient pas rentrer au pays.
Lors d’une consultation, bouleversé, il me raconta qu’il avait reçu une vidéo en provenance de son pays. Elle avait été tournée par les geôliers qui avaient torturé son père, que le régime avait emprisonné. Rongé par le chagrin, cet homme développa quelques mois plus tard un cancer du foie. Il succomba à la maladie dans les semaines qui suivirent le diagnostic.
Une souffrance psychologique d’une telle ampleur ne favorise-t-elle pas le cancer, en affaiblissant les défenses immunitaires ?
Standing ovation
C’était un habitué des urgences du CHUV. Souvent oublieux de s’injecter de l’insuline, Pascal était hospitalisé à répétition. La gestion de son diabète, apparu durant son enfance, était chaotique chez ce patient âgé de 28 ans, au bénéfice d’une rente AI complète.
Je le pris en charge. Très vite, au cours de mes consultations, je mesurai la grande intelligence de ce jeune homme. Je devinai en plus chez lui une grande connaissance en informatique, acquise de manière autodidacte. Sur le plan psychologique, je compris que le patient souffrait d’une phobie des hypoglycémies. Raison pour laquelle du coup, il fixait son taux de glycémie à un seuil élevé. Tenant compte de ses connaissances informatiques et de sa capacité à déterminer son seuil glycémique, je lui proposai le meilleur de la technologie diabétologique, soit un contrôle en continu de la glycémie, couplé à une pompe à insuline.
Les psychiatres de l’hôpital universitaire avaient opposé un veto formel à un tel projet. Mais je ne tins par compte de leur avis. Et le changement fut spectaculaire. Le patient maîtrisa son diabète comme jamais auparavant. Jouant avec cette technologie, il équilibra son diabète et ne fut plus jamais hospitalisé.
Par la suite, j’acceptai de donner un cours sur le diabète de type 1 à la Haute école des soins infirmiers de Lausanne. Je me souvenais de cette fameuse leçon clinique, donnée par le professeur de pédiatrie et que je vous ai relatée. Par analogie, je demandai à Pascal de donner la moitié du cours. Je voulais ainsi démonter aux futurs infirmiers et infirmières que le meilleur médecin du patient diabétique est le patient lui-même, et qu’il faudrait par la suite respecter son savoir-faire. Je voulais aussi renforcer l’estime de soi chez ce jeune diabétique, mise à mal par des équipes soignantes.
Devant plus de 200 étudiants, dans un grand auditoire du CHU, je délivrai la première partie du cours, puis je cédai la parole à Pascal. Il était vêtu d’un splendide costard cravate. Il donna un cours splendide, en racontant son vécu et en expliquant toute la panoplie de la technologie de pointe qu’il avait utilisée. A la fin du cours, tous les étudiants se levèrent et applaudirent longuement ce jeune « professeur ». Tel le professeur de pédiatrie que j’évoquais dans les premières pages, je ne pus retenir mes larmes, tant j’étais ému et fier de ce patient ainsi réhabilité et rétabli.
Parallèlement, avec l’accord de l’AI, Pascal suivit les cours du soir pour obtenir brillamment, après quatre ans, la maturité fédérale es sciences. Il pense entrer en Faculté de biologie. Il donne régulièrement des conseils avisés aux fabricants de technologie dans le domaine du diabète.
Propriété intellectuelle
Teresa avait 14 ans quand elle fut « obligée de se marier », comme on dit. A 16 ans, elle était déjà mère de deux enfants. Une année plus tard, elle s’enfuyait du domicile conjugal et débarquait avec ses deux gamins à Lausanne. Heureusement, une famille la recueillit lui fournit un petit travail. Elle se remaria quelque temps plus tard avec un vendeur de fruits et légumes.
Dans la cinquantaine, elle fut affectée par un diabète nécessitant une insulinothérapie, une situation qu’elle n’accepta jamais. Des angoisses la saisissaient sans cesse, elle me téléphonait très souvent. Quand elle me confia son passé, j’appris qu’à l’âge de 14 ans elle fut mariée de force à un homme plus âgé; deux enfants naquirent. Sa vie était devenue un enfer. Elle décida de se réfugier en Suisse. Je compris mieux ses incessantes interrogations, alimentées par une perpétuelle insécurité.
Lors d’une consultation, nous parlions d’alimentation. Elle me dit alors qu’elle avait mémorisé de très nombreuses recettes de cuisine que sa grand-mère lui avait transmise. C’était une cuisine méditerranéenne, que l’on sait savoureuse, et peut-être la meilleure pour nous préserver des maladies cardio-vasculaires. Un cuisinier très coté et célèbre venait s’approvisionner en fruits et légumes frais au marché, où son mari tenait un stand, et très régulièrement demandait ses recettes à Teresa. Ce chef étoilé avait trouvé là un véritable filon pour de nouvelles réalisations culinaires. C’est alors que je demandai à ma patiente: « Savez vous ce qu’est la propriété intellectuelle? » Elle en ignorait tout et n’avait pas compris que ses recettes pouvaient être copiées. J’eus alors une idée: comme ces recettes se transmettaient par tradition exclusivement orale, je proposais à la Teresa de lui trouver une rédactrice et un éditeur, pour la réalisation d’un livre. Ce qui fût fait. Le livre parut avec un certain succès. Désormais, ces trésors culinaires sont inscrits dans le marbre culturel et ne risquent plus de se perdre.
Urgence respiratoire
Il était 10 heures du matin quand un patient âgé de 85 ans m’appela à mon domicile. Il disait « suffoquer » et appelait au secours. Je me rendais illico chez lui. Quelle ne fut pas ma surprise de me voir accueillir par un homme capable de marcher sans trop d’essoufflement. Il avait juste un bon rhume, qui l’empêchait de respirer normalement par le nez ! Ce rhume était tout simplement le premier de sa vie.
Voulez-vous être notre médecin?
« Voulez-vous être le médecin de ma femme ? » me demanda cet homme dans la septantaine. Sans savoir ce qui m’attendait, je lui répondis par l’affirmative. Il me résuma l’histoire médicale de Nadine. Suite à une opération du cerveau, elle se réveilla complètement paralysée à l’exception du bras droit, qu’elle pouvait à peine soulever. De plus, elle était aphasique. En consultant le dossier médical de l’hôpital, je découvris qu’il y avait eu maladresse chirurgicale. Je n’ai jamais rien révélé de cela à Jean, son mari.
Nadine vivait à la maison, soignée par une équipe de quatre femmes dévouées et devenues expertes dans les soins de base. Elles se relayaient 24 heures sur 24. Elle passait ses journées installée dans un fauteuil fabriqué sur mesure. Son regard était vif et très expressif. Elle s’exprimait par des mimiques et des onomatopées. Son état général était bon. L’appartement, situé sur le toit d’un grand immeuble locatif, était tout en longueur. Le salon contenait de magnifiques sculptures et peintures: une véritable galerie d’art. Au fil du temps, je tissai des liens affectifs forts avec Julie et Jean
Ils m’invitèrent un jour chez eux, avec mon épouse et nos trois enfants encore en bas âge. Ce fut une véritable fête: le mari se mit à jouer de l’harmonica avec virtuosité, mes trois enfants firent une ronde autours de Julie. On pouvait lire un immense bonheur dans ses yeux.
Un jour, elle me désigna de son regard une zone de son corps, tentant de me faire comprendre quelque chose. Ses yeux de dirigeaient en bas à gauche, sur son torse. Je compris qu’il s’agissait de son sein gauche, que je palpai. Je découvris une masse dure, de la taille d’une pomme, dans le quadrant supérieur gauche. Le jour même, je pratiquai une cyto-ponction. L’analyse du matériel cellulaire prélevé révéla la présence de cellules cancéreuses.
Je proposai alors une opération. Nadine refusa catégoriquement tout soin. Je respectai sa décision. C’était la première fois que je ne traitais pas une maladie aussi grave, la laissant évoluer à sa guise. Dans les semaines qui suivirent, je soupçonnai la présence de métastases osseuses, en constatant que la mobilisation, lors de la toilette, devenait très douloureuse. J’appliquai les consignes de mes confrères spécialistes en soins palliatifs, par la mise en place d’un petit cathéter sous-cutané, permettant des injections de morphine. L’antalgie était ainsi correctement assurée.
Sentant sa fin arriver, Nadine me fit comprendre qu’elle souhaitait que je m’occupe de son mari par la suite. Elle fit passer le même message à son équipe soignante. Et décéda paisiblement.
Quelques années passèrent. Jean venait régulièrement au cabinet pour un check–up. Un matin, un médecin du CHUV me téléphona au cabinet pour m’informer que mon patient avait été hospitalisé suite à un malaise et qu’un volumineux cancer du poumon était diagnostiqué. Jean était alors âgé de plus 80 ans. De plus, il présentait des signes de défaillance cognitive, augurant d’une démence à venir. J’interdis formellement aux oncologues universitaires de commencer un quelconque traitement chimiothérapique ou autre. J’optai ainsi d’emblée pour un traitement palliatif.
Nous nous retrouvions régulièrement, Jean et moi, dans une pizzeria située près de son domicile. Lors du repas, je pouvais évaluer son état général. Qu’en aurait-il été s’il avait subi les agressions de la chimiothérapie ? Qu’elle aurait été sa qualité de vie?
Une année passa, sans encombres. Quand l’état général de mon patient déclina brusquement. Toute l’ancienne équipe qui s’était occupée de Julie revint au secours et permit le maintien à domicile, grâce à des soins de confort. Ces dames respectaient ainsi l’engagement qu’elles avaient pris devant son épouse. Jusqu’au jour où, le maintien à domicile n’étant plus possible, je décidai l’hospitalisation. Jean mourut 24 heures après son entrée à l’hôpital.
Une technologie médicale inappropriée
Marie-Paule avait 92 ans et présentait une grave insuffisance cardiaque. Elle devait s’arrêter tous les trois mètres pour reprendre son souffle, en raison d’un important rétrécissement de la valve aortique. Seul un changement de cet organe pouvait la soulager et prévenir un décès imminent.
Mais à 92 ans, que faire? Une opération à cœur ouvert n’étant pas envisageable, peut-être était-il possible de recourir à une nouvelle technique, qui venait d’être introduite dans le service de cardiologie de l’hôpital universitaire. J’explorai donc cette option avec le chef de clinique, et nous décidâmes de tenter le coup. La valve aortique fut changée par cette méthode non invasive, une intervention coûtant plus de 60 000 fr. Malheureusement, Marie-Paule décéda six mois plus tard.
Avions-nous eu raison ou tort ? N’aurait-il pas fallu plutôt laisser la nature évoluer à son rythme ? C’est tout le débat qu’il y a lieu de conduire aujourd’hui. Dans une société où la population est de plus en plus vieillissante, devons-nous offrir chacun, à tout prix, la meilleure (et la plus chère) technologie médicale, au risque de faire exploser davantage encore les coûts de la santé ? Les primes d’assurance maladie mettent déjà à mal les budgets d’un tiers de la population suisse. Au-delà de son aspect économique, le débat est sociétal, politique, spirituel et philosophique. Ne laissons pas l’exclusivité de la décision aux médecins ou aux assureurs, avec leurs stricts points de vue financier et leurs logique du profit.
« Cette fois, je ne sais pas où je vais »
Les cigarettiers sont sans scrupules. Même s’ils ont été les premiers à connaître les effets néfastes du tabac sur la santé humaine, ils ont poursuivi impunément leurs ventes de produits toxiques et engrangé des bénéfices considérables. Personne ne peut plus nier la toxicité du tabac. La fumée induit un cancer du poumon, de la vessie, des insuffisances respiratoires chroniques, de l’artériosclérose, mais aussi, ce qui est moins connu, des insuffisances rénales.
Louis cumulait tous ces problèmes. Ancien gros fumeur, il souffrait d’une insuffisance rénale, traitée tout d’abord par des dialyses péritonéales à la maison, puis par hémodialyses dans un centre de néphrologie. Il était aussi affecté d’une artériosclérose sévère des membres inférieurs qui le faisait cruellement souffrir dans les heures qui suivaient les séances de dialyse. J’en avais été le témoin impuissant lors d’une visite d’urgence à domicile. Ses deux pieds présentaient plusieurs nécroses. Les artères des jambes étaient bouchées, sévèrement. Il n’était pas possible d’améliorer l’état vasculaire par des pontages, puisque et les troncs artériels en amont, ainsi que les artères en aval, étaient obstruées.
Ce patient, qui n’était pas dupe de sa condition, me posa clairement la question: peut on me sauver les deux jambes ? Je dus lui répondre par la négative. Il fallait se résoudre l’idée d’une amputation à mi-cuisse… des deux jambes. Il me répondit qu’il allait réfléchir.
Il attendit le premier jour de mes vacances pour m’appeler sur mon téléphone portable. Comme il ne voulait pas être une charge pour ses enfants en devenant complètement dépendant, il refusait l’amputation. Et il avait décidé, en toute lucidité, de mettre un terme à sa dialyse. Surmontant à peine mon émotion, je lui conseillai de se faire hospitaliser pour un meilleur confort de fin de vie.
Sciemment, il avait attendu mon départ en vacances pour stopper sa dialyse et ainsi me préserver du devoir de l’assister jusqu’à son dernier souffle. Je trouvai un confrère qui accepta de le prendre en charge au pied levé, dans ces circonstances difficiles.
Avec ma femme, nous venions de faire un aller-retour La Fouly-cabane l’Aneuve. J’étais sur le chemin du retour, en pleine forêt, quand il conclut, avant de raccrocher son téléphone : « J’ai beaucoup voyagé dans ma vie, mais cette fois-ci, je ne sais pas où je vais ». Je ne pus retenir mes larmes pendant plusieurs heures.
Luigi, mon ami
Il avait quitté les Pouilles pour trouver du travail en Suisse. Pendant plus de trente ans, il fut ouvrier dans une usine de textile. Il était pauvre. Il trouvait son bonheur à travailler au quotidien dans son jardin qu’il chérissait. C’était un vrai jardin d’Eden, où poussaient des légumes d’une saveur incomparable. Mes enfants adoraient venir dans ce petit paradis et dévorer les biscuits offerts par sa femme.
J’étais aussi devenu son médecin. Les années passèrent. Luigi prit sa retraite. Il continuait de s’occuper de son cher jardin. Un jour sa fille l’accompagna son père au cabinet. Elle me dit à voix basse que son papa perdait la boule. Son discours devenait confus, et il perdait le sens de l’orientation. En clair, la maladie d’Alzheimer gagnait du terrain. Le maintien à domicile était encore possible grâce au dévouement de son épouse.
Je devais suivre l’évolution clinique par des visites régulières à domicile. Luigi me recevait avec grande joie. Un jour, il me posa cette question: « Qui est cette gentille dame qui me fait la toilette, tous les matins? » C’était sa femme.
La profonde amitié qui nous liait, conjuguée à une confiance sans limites, préservait chez lui une certaine capacité de reconnaissance à mon égard, et échappait à la dégradation de cette cruelle maladie. Existe-t-il une aire cérébrale dénommée amitié, qui serait miraculeusement préservée des ravages de cette maladie?
Je laissai évoluer une insuffisance rénale jusqu’au jour où le maintien à domicile ne fut plus possible. J’hospitalisai Luigi, en interdisant aux médecins hospitaliers de traiter cette condition. Mon ami nous quittait paisiblement, quelques jours plus tard, entouré de sa famille.
La gloire du sport
Bon dernier, mais héroïque
Au bord du lac Léman, des d’enfants et des adultes courent sur 2, 4, 10, 20 km, depuis plus de trente ans. Pères, mères, grands-parents, oncles, tantes et autres sont tous là pour acclamer les enfants à leur arrivée dans le stade. Tout particulièrement pour la course des enfants âgés de 7 à 10 ans, qui attire des milliers de personnes.
On croyait que tous les enfants de cette catégorie avaient terminé l’épreuve, lorsqu’entra dans le stade un gamin boîtillant, bon dernier, accompagné de sa maman. Tous deux, la main dans la main, avaient parcouru les 4 km. Le gosse était porteur d’une prothèse jambière à mi-cuisse, suite à une amputation. Jamais, je vous le jure, jamais un champion olympique n’a reçu une telle ovation. Les milliers de spectateurs applaudirent à tout rompre et acclamèrent longuement ce valeureux garçon et sa maman.
Mourir en courant
Le dispositif médico sanitaire du marathon de Lausanne était en place. Avec mon ami Claude, sapeur pompier professionnel, je savourais tranquillement un café à Ouchy. Le départ de la course avait été donné quelques instants plus tôt. Les premiers concurrents passaient déjà devant notre terrasse, quand nous entendîmes dans notre radio: « Arrêt cardiaque ! ». Nous étions abasourdis d’apprendre qu’un grave malaise venait de survenir dans les premiers 200 mètres du parcours. Aucune ambulance n’était en faction au départ. Je mobilisai de suite le SMUR et réquisitionnai un gendarme et sa moto. Je sautai sur le porte-bagage de la bécane et nous fendîmes tant bien que mal le flot des coureurs en sens inverse.
Un confrère médecin, participant à la course, pratiquait déjà le massage cardiaque. Nous arrivions en même temps que le SMUR auprès du patient. Toutes les mesures de réanimation dites avancées furent conduites. Nous obtînmes alors la restauration d’une activité électrique sur le monitoring, mais sans pouls carotidien ni pression mesurable au bras. Cela s’appelle une dissociation électromécanique. Je décidai une hospitalisation et pris contact avec les soins intensifs du CHUV. Grâce au numéro du dossard, je trouvai l’identité de cet homme dans la cinquantaine et déclinai son nom à l’infirmière. A peine l’avais-je prononcé, celle-ci me répondit: « Oh, on le connaît bien, c’est un habitué. Il vient souvent chez nous en décompensation cardiaque, et il est candidat pour une greffe ! ».
Participer à ce marathon fut fatal à cet homme qui était un grand sportif… mais souffrant d’une grave maladie. Mourir en courant avait peut-être été sa dernière volonté.
Randin, président !
Pour la première fois, tout le corps de police de la Ville de Lausanne était réuni pour le rapport annuel. Le commandant me demanda de tenir quelques propos à cette occasion. Lors de ma brève allocution, je soulignai la grande pénibilité peu reconnue du métier de policier, dont les représentants doivent souvent affronter des sociales ou familiales. Je proposai quelques conseils de base, et offris quelques solutions pour tenir le coup dans telle ou telle circonstance difficile. Ceux-là même que je m’imposai pour faire face à mon dur métier de médecin. Par exemple, cultiver l’amitié, préserver sa vie sociale et familiale, entretenir son corps par une pratique sportive régulière, etc.
Ce discours dura à peine dix minutes. En présence de la Municipalité et de toute leur hiérarchie, tous les policiers se levèrent et scandèrent à l’unisson pendant de longues minutes: « Ran-din, président, Ran-din, président ! ». Randin était très amusé, et un brin gêné.
Il suffisait donc de souligner la dureté du métier, de susciter ainsi une certaine reconnaissance, pour faire mouche. C’était aussi, pour les policiers, l’occasion de faire un pied de nez à leur hiérarchie plus encline aux reproches qu’aux remerciements. Pendant des mois, quotidiennement, en pleine rue de Lausanne, un policier m’interpellait pour me remercier.
Par la suite, un jeune inspecteur se rendit à mon cabinet médical, sur ordre du juge, pour me demander le dossier d’un de mes patients. Il avait été retrouvé dans son appartement bien des jours après son décès, dans un état de décomposition avancé. Je remis donc le dossier au jeune policier, tout en décelant chez lui des signes d’un grand accablement. Je ne pus m’empêcher de m’enquérir de son état. « Mal, je me sens mal », me répondit-il. « L’odeur me poursuit. » C’était lui qui avait découvert le cadavre.
Dès lors germa en moi un projet. J’avais connaissance de l’histoire d’une ancienne déléguée du CICR, qui s’était trouvée exposée à des situations dramatiques et avait été menacée à plusieurs reprises. Se basant sur ses expériences, elle s’était formée pour apporter un soutien psychologique à ses collègues. Je la contactai, et en sa compagnie, je proposai aux cadres de la police la mise sur pied d’une structure de soutien. En dépit d’une certaine résistance initiale, l’idée fit son chemin. Aujourd’hui, une cellule constituée de psychologues spécialisés est à disposition non seulement des policiers, mais aussi de tous les autres intervenants à risque, tels que pompiers et ambulanciers. La population en général en dispose aussi, par exemple à la suite d’une agression ou d’un cambriolage. On sait aujourd’hui que le traumatisme psychologique, sans une rapide prise en charge, entraîne des souffrances des années durant. Le concept d’état de stress post traumatique est maintenant reconnu unanimement.
Confessions
Le beau métier
Ginette habitait dans un petit village du pied du Jura vaudois. Son père était alcoolique et ne rapportait qu’un maigre salaire à la maison. Les trois filles allaient casser des cailloux dans la gravière et les rapporter au boursier communal pour quelques sous.
« Docteur, on était trop pauvres pour acheter du sel », me raconta Ginette. « On volait du chocolat à l’épicerie, mais la patronne fermait les yeux. Et pis ma sœur, qui avait 15 ans et qui était très jolie, eh ben elle faisait le beau métier. » En bon français, elle se prostituait.
C’était pendant la Mob, dans les années 40. Ginette travaillait comme bonne chez le pasteur du village. Un solide paysan du Gros de Vaud, mobilisé dans a région, s’éprit de cette belle jeune fille. Après la guerre, il revint et la demanda en mariage.
Ginette, qui avait connu la faim et la misère durant toute son enfance et son adolescence, découvrait l’opulence chez son mari, agriculteur aisé. Mais son organisme, habitué à la frugalité, ne s’adapta pas à un régime de nourriture riche. L’obésité et son cousin, le diabète, furent bientôt au rendez-vous. Elle devait en décéder.
Mayonnaise
D’origine française, Marcel bénéficiait d’un check-up annuel à Paris. Des examens de laboratoire multiples et extensifs, comprenant une radiographie thoracique, un électrocardiogramme, une échographie abdominale, une spirométrie. Aux frais de la Sécu. Or, ces examens ne sont pas validés sur le plan scientifique: aucune étude n’a démontré leur pertinence. Quand on sait que la Sécu est un gouffre financier abyssal…
Une fois par année, Marcel se présentait à mon cabinet avec son dossier médical. Je classais ces documents dans un dossier devenant de plus en plus volumineux. Un beau matin, Anna, sa femme, m’appela, inquiétée par l’impossibilité de son mari à avaler un quelconque aliment solide. Une gastroscopie, pratiquée en urgence, confirma malheureusement la présence d’un volumineux cancer obstructif de l’estomac.
Le check-up annuel n’avait donc servi à rien. Le patient devait décéder à peine quelques semaines plus tard. Anna m’en voulut, comme si j’étais responsable de cette issue fatale. Gardant toutefois confiance, elle revint régulièrement à ma consultation.
Je connaissais bien le contexte familial, Anna et moi-même étions nés dans la même ville. Dans leur petite enfance, elle et son frère étaient gardés par un homme dans la quarantaine. Leurs parents, en raison de leur métier de cafetier-restaurateur, ne pouvaient pas s’en occuper. Alors âgée de 82 ans, Anna, lors d’une consultation, me révéla un cauchemar qui se répétait et perturbait son sommeil, suscitant un profond malaise et une grande angoisse. Elle rêvait d’un monsieur qui l’aspergeait de mayonnaise. Par recoupements, de source sûre et fiable, je compris que Anna et son frère avaient été abusés par l’homme qui les gardait.
Enfant placée par l’Etat
Madeleine était âgée de 84 ans et me consultait pour la première fois pour son diabète. Il était 13 heures et j’avais 45 minutes devant moi avant la prochaine consultation. Un fort courant d’empathie et de confiance passa immédiatement entre nous. La mystérieuse magie des relations humaines avait opéré, une chose tellement importante pour moi. Elle ne me parla pas de son diabète, mais de sa vie, raconta son effroyable vécu, me révélant ce qu’elle avait caché durant toute son existence.
Sa mère se prostituait et ne se gênait pas de recevoir ses clients en la présence de sa fille âgée de 3 ans. Le papa n’y voyait que du feu. L’Etat décida de placer la petite Madeleine dans une famille d’accueil, quelque part dans la campagne vaudoise. Elle avait 6 ans, quand le frère du paysan l’emmena un jour dans la cave de la ferme pour abuser d’elle. Entre les sacs de patates. Cela devait durer des années, régulièrement. Puis ce fut au tour du fils de l’abuseur. Elle était alors adolescente, avec des formes féminines. Jamais quiconque dans la famille d’accueil ne mit le holà. Madeleine devait travailler dur dans les champs. Elle était mal nourrie.
Au village, l’institutrice se méfiait bien d’une certaine maltraitance. Elle en informa les services de l’Etat. En vain. Quand Madeleine eut 16 ans, l’Etat lui imposa un tuteur. Qui prit le relais de la maltraitance, l’abusant sexuellement en toute impunité. Ce qui devait arriver arriva: Madeleine tomba enceinte. Aussitôt, le tuteur la contraignit à marier un de ses pupilles. Une fille naquit. Madeleine avait 18 ans.
Deux ans plus tard, elle réussissait à s’enfuir avec sa fille, et rencontra un homme avec qui elle trouva enfin un certain bonheur. Elle vécut sa vie tant bien que mal, élevant sa fille le mieux possible. N’est ce pas là ce que Boris Cyrulnik appelle la résilience?
J’étais bouleversé par cette histoire. Mon émotion et mon indignation gagnèrent encore en intensité quand Madeleine compléta son récit par une autre révélation. Elle s’était liée d’amitié avec une jeune juive, âgée de 16 ans, rescapée des camps nazis et recueillie avec d’autres jeunes filles juives dans un foyer. Où des notables de la région, amateurs de chair fraîche, venaient « se servir ».
J’aidais Madeleine à retrouver des documents pour obtenir de l’Etat une certaine réparation. Elle demanda des papiers dans la commune où elle avait connu l’enfer. Il n’y avait plus aucune trace administrative. Seul son livret scolaire attestait de son passage dans cette localité.
Retrouvailles après Auschwitz
Je me rendis au domicile de Juliette, âgée de 90 ans. Menacée de paralysie en raison d’une myélopathie cervicale, elle me reçut dans sa chambre à coucher, sur une chaise roulante devant son bureau. Après les usuels échanges de parole, elle se mit à raconter sa vie.
En 1938, elle était tombée amoureuse d’un juif parisien. Ils ne tardèrent pas à se fiancer. Le temps passa très vite et en 1940, le fiancé fut victime d’une rafle et emmené dans un camp. De 1940 à 1945, Juliette attendit le retour de son fiancé. Elle y croyait.
Mais en 1947, elle perdit l’espoir. Elle rencontra un médecin et se maria. Puis en 1956, par hasard, elle entendit à la radio un témoignage exceptionnel: celui d’un rescapé d’Auschwitz qui avait réussi, avec un codétenu, à s’évader. Du coup, ses espoirs se ravivèrent. Après quelques démarches, elle réussit à trouver l’identité de ce miraculé. C’était bien son fiancé! Ils se retrouvèrent à Paris. Chacun avait refait sa vie. Il mourut à peine une année plus tard, d’une tuberculose contractée pendant sa détention dans le camp de concentration nazi.
Je suis prêt
En 1941, à Paris, la Gestapo surgit dans l’appartement familial et emporta les parents et les frères et sœurs de Maurice. Par miracle, il était aux toilettes et put s’échapper par la lucarne qui s’ouvrait sur le toit de l’immeuble.
Toute sa famille périt dans les camps.
En 1945, à la Libération, il put identifier celui qui avait dénoncé les siens aux nazis. Lors d’une de mes visites à son domicile, il confessa ce qu’il avait gardé en lui depuis 1945 et jamais communiqué à personne : « Docteur, j’ai pu retrouver le dénonciateur. Alors j’ai fait justice et je me suis livré à la police française. Les policiers qui m’écoutaient ont levé les yeux au ciel et m’ont dit qu’ils n’avaient rien entendu. »
Des troubles cognitifs apparurent. Maurice me téléphonait souvent au milieu de la nuit, croyant s’adresser au cabinet. Un vendredi, il me pria de venir le voir chez lui, se sentant mal. Je le découvris transpirant et en état de choc, mais tout à fait conscient. Il était seul et je décidai une hospitalisation. Les ambulanciers, qui me connaissaient bien, appliquèrent le protocole. Le monitoring cardiaque révélait un trouble du rythme très grave. Nous pouvions tenter de sauver Maurice en appliquant un choc électrique. Les ambulanciers me tendirent les palettes de défibrillation. Je leur dis de ranger ce matériel.
Pendant que les secouristes installaient le patient sur la civière, je téléphonai au médecin-assistant de garde, puis au chef de clinique, et enfin au médecin-chef pour leur donner l’ordre de ne pas entreprendre une quelconque mesure de réanimation. Sachant que la démence progressait à pas de géant, je voulais épargner à Maurice une fin calamiteuse. Sans mes consignes, à peine arrivé à l’hôpital, l’homme aurait été réanimé, mais aurait été soumis à un acharnement thérapeutique. La connaissance intime du médecin traitant est irremplaçable. Les médecins hospitaliers ne peuvent l’acquérir en quelques minutes dans l’urgence et la précipitation et obéissent à des algorithmes ou à des « guidelines » qui souvent ne s’appliquent pas à la singularité du malade.
Maurice était sur la civière, sur le point d’être emmené. Il eût alors la force de me dire: « Je suis prêt, adieu Randin. » Il devait décéder paisiblement quelques heures plus tard dans une chambre d’hôpital.
Fallait oser
Une nouvelle thérapie anti rejet
À 62 ans, Charles fut terrassé par un infarctus du myocarde. Les médecins des soins intensifs durent utiliser une assistance cardiaque mécanique, tant le cœur était défaillant. Seule une greffe cardiaque pouvait lui sauver la vie. Comme par miracle, on trouva un donneur compatible et la greffe put être réalisée à temps. J’accueillis Charles dans la semaine qui suivait le très long séjour en soins intensifs. Je m’assurai rapidement de l’aide experte d’un cardiologue.
Tout patient greffé doit être traité au moyen d’un médicament anti rejet. Charles prenait de la Cyclosporine, qui avait permis les premières greffes cardiaques. Ce médicament peut malheureusement occasionner une insuffisance rénale, ce qui fut malheureusement le cas chez Charles, qui s’opposait clairement à l’éventualité d’une hémodialyse.
Que faire? Enrayer la progression de l’insuffisance rénale, en stoppant la Cyclosporine? Avec pour conséquence immédiate, le rejet du cœur greffé et donc la mort ? Je suivais parallèlement d’autres patients, greffés du pancréas et du rein. Ils étaient traités avec un médicament anti-rejet d’une toute autre classe thérapeutique, dépourvu de toxicité rénale. Pourquoi ne pas utiliser ce type de médicament pour les greffés cardiaques? Les greffeurs cardiaques que j’interrogeai ne savaient que répondre, tandis que les greffeurs du pancréas ne se prononçaient pas sur l’efficacité de leurs immunosuppresseurs pour les greffés cardiaques! Les spécialités en médecine sont bien cloisonnées.
Avec un tel enjeu éthique, mais en recourant au simple bon sens, le cardiologue et moi-même décidâmes d’interrompre la bonne vieille Cyclosporine et de la remplacer par l’Everolimus, appartenant à une classe de médicaments utilisés pour la thérapie anti-rejet dans le cas des pancréas greffés. Nous avions élaboré un strict protocole de surveillance, comprenant en particulier des biopsies cardiaques répétées régulièrement.
A notre immense soulagement, ce fut un succès. L’insuffisance rénale se stabilisa et le cœur ne fut pas rejeté.
La spécialisation en médecine est nécessaire et inévitable. Il est pourtant indispensable que chaque chapelle communique à sa voisine. Nous retrouvons le rôle capital du médecin généraliste, qui aborde la maladie dans sa complexité et sa globalité, en prenant de la hauteur. Le dialogue continu entre le médecin traitant et le spécialiste novateur, dans ce cas précis, a permis de sauver la vie de Charles.
Une première mondiale
Sonia, une jeune portugaise travaillant au noir, n’avait pas d’assurance maladie. Elle devait pourtant traiter son diabète par 3-4 injections d’insuline par jour. Elle payait de sa poche, mais on s’arrangeait pour lui offrir des échantillons.
Alors que sa situation administrative s’était enfin normalisée, de graves complications survinrent. Sonia me consulta pour un essoufflement l’empêchant carrément de marcher. Je fus stupéfait de constater des signes d’insuffisance cardiaque très préoccupants. Le cardiologue consulté en urgence confirma le diagnostic d’une cardiomyopathie sévère, mais sans relation avec le diabète de type 1 apparu dans l’enfance. Parallèlement, une insuffisance rénale était mise en évidence. La vie de cette jeune patiente de 28 ans était donc menacée par la défaillance conjointe de deux organes vitaux. Que faire?
Je fis appel aux services universitaires de cardiologie et de néphrologie, puisqu’il fallait envisager une greffe cardiaque et rénale. Dans les semaines qui suivirent, l’état cardiaque s’améliora, alors que l’insuffisance rénale s’aggravait, avec pour perspective à terme, des hémodialyses. Nous posâmes l’indication à une greffe rénale couplée à une hétérogreffe d’ilots de Langerhans, qui sécrètent l’insuline. Nous n’osions pas tenter une greffe de pancréas, car nous redoutions que le cœur ne supporterait pas une si lourde et longue opération chirurgicale.
Un rein compatible fut trouvé et l’opération eut lieu à l’hôpital universitaire. La greffe d’îlots consiste à injecter, par cathétérisme artériel, des cellules prélevées chez un donneur cadavérique. Isolées et purifiées, ces cellules vont s’impacter dans le foie.
Les suites post-opératoires furent simples. Le miracle se produisit. La patiente, entrée à l’hôpital en insuffisance rénale terminale avec l’obligation de pratiquer quatre injections d’insuline par jour, en ressortit avec une fonction rénale rétablie, sans injections !
Ce type d’opération coûte très cher et n’est pas couvert par les assurances de base. C’est donc le contribuable qui paie. Sans cette de solidarité, avec un tel niveau technologique, Sonia serait décédée. Cette jeune personne intelligente comprenait bien l’enjeu et prenait très scrupuleusement ses médicaments anti rejet. Habituellement, les îlots pancréatiques implantés dans le foie ne fonctionnent pas au-delà de un à deux ans. Chez Sonia, les îlots montrèrent des signes de défaillance après plus de 24 mois. Une nouvelle greffe d’îlots par cathétérisme fut alors réalisée avec succès. La sécrétion normale d’insuline fut assurée pendant deux nouvelles années, jusqu’à une nouvelle greffe. Parallèlement, la fonction rénale restait parfaite. Après plus huit ans, moyennant 4 nouvelles greffes d’îlots, les deux fonctions vitales métaboliques et rénales furent pleinement assurées. Ce qui est tout bonnement exceptionnel !
Mais ce n’est pas tout. Sonia, désormais âgée de 34 ans, désirait un enfant. Le cœur avait, comme par enchantement, presque complètement récupéré et pouvait donc supporter une grossesse qui exige un doublement du débit cardiaque. Encore fallait-il tenir compte du risque que les médicaments anti-rejet puissent entrainer des malformations chez l’enfant.
Avec la patiente, nous prîmes ce risque. Le cœur, le rein greffé, et les îlots firent parfaitement leur boulot, tout au long de la grossesse. Un garçon en pleine forme naquit. Une première mondiale ! L’équipe universitaire publia cette évolution clinique jamais décrite dans le monde.
Actuellement la patiente se porte bien et vient régulièrement aux contrôles médicaux, accompagnée de son garçon en pleine forme. Je dis à Sonia lors de chaque consultations: « Vous êtes mon diamant !» C’est la plus belle victoire médicale de ma carrière. Je dis toute ma fierté à décrire cette prouesse dans cette Suisse solidaire. Ne dit on pas que la médecine suisse est la meilleure du monde? Pour combien de temps encore ?
« J’ai enfin compris »
À l’âge de 86 ans, Robert me consultait pour le suivi d’un diabète de type 2. Je découvrais un homme d’une exceptionnelle culture englobant les arts, la physique, la biologie.
J’essayais toujours de lui donner un rendez-vous en fin de matinée. La consultation dépassait largement les vingt minutes, temps réglementaire imposé par Tarmed. Une stupidité. J’évaluais la situation médicale et rapidement nous échangions sur tous les sujets de la littérature, de la philosophie, jusqu’aux récentes découvertes de la physique quantique.
Malheureusement, une nouvelle maladie pulmonaire incurable et cruelle fit son apparition. Je devais désormais me rendre au domicile de mon patient, en raison d’une insuffisance respiratoire progressive. Chez lui, les échanges étaient toujours aussi riches et passionnants. Je lui rendais visite en fin de journée. Il me donnait régulièrement de multiples publications scientifiques. Qui soignait qui ?
L’insuffisance respiratoire s’aggravait inexorablement. Robert devinait que sa fin était proche. Je respectai son désir de s’en aller à la maison. J’augmentais les ressources infirmières à domicile et venais le voir quotidiennement. Je me trouvais à ses cotés lorsqu’il trouva la force de se lever pour se diriger vers son ordinateur. Il pianota sur le clavier et je l’entendis dire : « J’ai enfin compris ». Il rejoignit son lit et, apaisé, rendit son dernier souffle.
Avait-il rencontré Dieu ?
Epilogue
La médecine doit rester humaniste. Elle ne peut pas être que scientifique. Rien ne pourra remplacer la rencontre singulière du soignant avec son patient. Un ordinateur ne sera jamais empathique !
La médecine ne peut se pratiquer sans un chef d’orchestre, qui est le médecin généraliste. Sinon, ce sera la cacophonie. Au Danemark, le généraliste occupe une place centrale, est mieux rémunéré que les spécialistes, confinés dans les hôpitaux: leur nombre est régulièrement adapté aux besoins de la population. Ne devrions-nous pas suivre cette voie ?
La médecine n’est pas marchande et ne doit pas succomber à la logique du profit. Elle ne compte pas son temps. Elle écoute.
« Guérir quelquefois, soulager souvent, consoler toujours. » Aujourd’hui encore, ces mots d’Ambroise Paré gardent toute leur pertinence.