« Environ quatre-vingt personnes meurent chaque jour en Amérique suite à des coups de feu. » Dernière phrase de Guns, le dernier livre de Stephen King.
Chaque mois ou presque, ce pays et le reste du monde sont horrifiés par une nouvelle tuerie. Stephen King, le maître du roman d’horreur, est horrifié lui aussi. Il vient de publier, en numérique sur Amazon, Guns, un petit livre qui s’achète pour presque rien. L’équivalent de 25 pages en version imprimée, au fil desquelles il autopsie sans concession cette plaie : un pays qui compte autant d’armes que d’habitants, 300 millions, et qui pratique à ses yeux un culte de la violence.
Stephen King est horrifié, parce qu’il est aussi interpellé. Voici quelques années, il a publié un livre intitulé Rage, dans lequel un de ses personnages se rend coupable d’une de ces tueries. Fiction, bien sûr. Mais voilà : un exemplaire de Rage a été trouvé dans les affaires de trois de ces tueurs. King a demandé à son éditeur de le retirer de la vente, ce qui a été fait.
Guns, playdoyer pour un contrôle des armes, n’existe (pour l’instant) qu’en anglais. En voici, en traduction, le premier chapitre : La secousse. King y énumère toutes les séquences d’une dramaturgie sociologique et médiatique insoutenable. Toujours la même. Une récurrence atroce, car rien ne change d’une fois à l’autre.
Voilà comment la secousse se produit.
- La fusillade. Bien peu des tireurs de gâchette sont d’âge moyen, et pratiquement aucun n’est vieux. Certains sont de jeunes hommes; beaucoup ne sont que des ados ou des enfants. Les tueurs de l’école de Jonesboro, en Arkansas, avaient 11 et 13 ans.
- Les premiers reportages TV, accompagnés par des flots de musique dramatique et des logos « Breaking News » au bas de votre écran. Personne ne sait vraiment ce qui se passe, mais ça a l’air excitant. Apparaissent une photo des lieux, puis une carte de Google. Les producteurs des réseaux câblés se remuent le cul un max pour tenter de trouver un reporter local au téléphone.
- La confirmation que ce n’est pas une fausse alarme. Il y a des blessés ! Du sang américain a été répandu ! Des avions avec des reporters et des équipes vidéo commencent à décoller à New York et Atlanta, en route pour le quelconque Pétaouchnok où des gens se sont fait allumer par un psychopathe doté d’un fusil.
- La première vidéo. Toujours prise par un téléphone portable. On le sait parce que c’est court, les plans sont penchés et tremblés. La plupart du temps, ça montre des gens en train de courir.
- Les premiers compte-rendus depuis le lieu où l’événement s’est produit, par les reporters locaux, qui doivent occuper l’antenne en attendant l’arrivée de l’équipe A. Tous sont excités par cette occasion d’apparaître à leur tour sur la scène nationale, même si certains le cachent mieux que d’autres. L’un d’eux – ou plusieurs – recourent à la phrase « le bilan pourrait atteindre », suivi d’un chiffre. Cette construction linguistique sera réutilisée des douzaines de fois au cours de la première heure, au fur et à mesure que ces reporters se rapprochent du score final du tueur. « Jusqu’à six. » « Non, jusqu’à douze. » Non. « Des témoins qui ont fuit affirment que c’est au moins huit. »
- Les chiffres corrects : X morts, Y blessés.
- La première interview d’un policier. Ce Flic No1 ne dit rien de substantiel, et n’a pas à le faire. Son boulot est d’avoir l’air solide et d’utiliser le jargon de son métier.
- Le tueur est identifié incorrectement.
- Le premier compte-rendu depuis l’extérieur de l’hôpital, de préférence avec une ambulance dans le fond. Si une autre ambulance arrive toutes sirènes hurlantes, c’est un bonus.
- Le tueur est identifié correctement, et nous sommes invités à feuilleter un album de photos dans lequel le gars ressemble à tout le monde. La quête pour une photo où il ressemblera à votre pire cauchemar est déjà en route.
- Interview de la première Tête Parlante. Elle parle de la violence des armes. Il ou elle peut également évoquer la culture de la violence de l’Amérique, mais c’est probablement un peu tôt. Pour entendre le refrain à ce sujet, on doit généralement attendre l’interview de la troisième ou quatrième Tête Parlante.
- Interviews de témoins, la plupart en pleurs et immobiles. Un reporter qui gagne sa vie en posant des questions tellement stupides qu’elles sont surréalistes demandera : « Comment vous sentez-vous ? »
- La couverture des chaines câblées fonctionne à fond. A partir de maintenant, les producteurs vont assembler les meilleurs clips, et vous allez les voir plus souvent que Fred Thompson dénoncer la pratique des subprimes.
- Une récapitulation des tueries précédentes commence. On va nous montrer les superstars des déséquilibrés et des révoltés de l’Amérique, encore et encore : Harris, Klebold, Cho, Mohammed, Malvo, Lanza. Ce sont de ces gars dont nous nous souvenons, pas des victimes. Les producteurs d’actualité aiment particulièrement la photo du tueur du cinéma d’Aurora, James Holmes. Hé, ce fils de pute a l’air vraiment cinglé. C’est vraiment votre pire cauchemar !
- Interviews avec des gens qui connaissaient le tueur. Tous reconnaissent qu’il était plutôt étrange, mais personne ne s’attendait à ce qu’il fasse quelque chose comme ça.
- Ce que les actualités du câble font le mieux commence maintenant, et va continuer durant les prochaines soixante-douze heures : le travail de la caméra léchant les larmes sur les visages des proches des victimes. Pères, mères, frères et sœurs, camarades de classe; des flottes de corbillard en route entre l’église et le cimetière; des mémorials avec des fleurs, des peluches, des photographies et des pancartes disant NOUS NE VOUS OUBLIERONS JAMAIS. Le meilleur morceau de ce chapitre, c’est que les réseaux câblés sont désormais libres de passer de la publicité. Vous passez directement d’un enterrement à la proclamation des vertus d’une marque de couches culottes pour les vieux, ou de produits pour raffermir votre pénis, ou comment, si vous suivez une certaine ligne verte sur le sol de votre cuisine, vous pourrez dépenser l’argent de votre retraite à Fat City.
- La National Rifle Association annonce qu’elle ne fera aucun commentaire tant que tous les détails ne seront pas connus. Et aussi par respect des victimes. Les législateurs pro-armes ne retournent pas les appels téléphoniques des médias.
- Les politiciens décrètent un dialogue national sur le contrôle des armes. Ce dialogue porte sur les armes automatiques et semi-automatiques, ainsi que les chargeurs à haute capacité. (Le fusil utilisé par Adam Lanza à Sandy Hook pour tuer presque deux douzaines de petits enfants était un Bushmaster AR-15. Il portait également un Glock .10, un pistolet tellement puissant qu’il est notamment utilisé dans l’équipement des rangers au Groenland, au cas où ils seraient menacés par des ours polaires.)
- La NRA enlève son autre chaussure (qui ressemble plutôt à une botte de combat), se proclamant totalement opposée à tout changement légal en matière d’armes à feu. Dans sa prise de position officielle, elle condamne les tueurs et le culte américain de la violence. Elle souligne également l’échec des professionnels de la santé mentale à désigner les personnes potentiellement dangereuses, même si la plupart des sénateurs et représentants américains auxquels elle a donné la note A ne veulent pas voir un seul cent de l’aide fédérale dépensé en faveur d’une telle prévention. (Diable, ils doivent penser à ce sacré déficit.) La NRA ne va pas jusqu’à dire que les victimes sont aussi à blâmer pour penser qu’ils peuvent vivre en Amérique sans avoir une pétoire sur eux ou dans leur sac à main, mais presque.
- Il y a une tornade dévastatrice en Louisiane, ou une flambée d’hostilités au Proche-Orient, ou une célébrité décédée d’une overdose. Et rebelote la musique dramatique et les logos BREAKING NEWS. La tuerie est reléguée à la seconde place. Bientôt à la troisième. Puis c’est tout un ramdam au sujet de la vidéo marrante du jour sur YouTube.
- Tout projet pour changer les lois existantes sur les armes, y compris celles qui rendent possible pour pratiquement tout un chacun en Amérique d’acheter une arme d’assaut de haute capacité, disparaît tranquillement dans le marais législatif.
- Une nouvelle tuerie se produit, et tout recommence.
C’est pour cela que ça secoue.
Stephen King ne croit pas à la possibilité d’une interdiction totale des armes aux Etats-Unis, seulement à des « solutions raisonnables ». Il se penche sur l’exemple de l’Australie, dont le gouvernement a procédé au rachat de 600 000 armes dans le pays, ce qui a permis une réduction de 60 % du nombre des homicides. « Les partisans de la formule une arme pour chacun détestent cette statistique et la contestent», précise-t-il, « mais comme Bill Clinton aime à dire : ce n’est pas là une question d’opinion. C’est de l’arithmétique, mon cher. »
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