Les auteurs autopubliés ne tuent pas le livre. Ils le sauvent !

L’autopublication, caractérisée entre autre par le bas prix des livres offerts par leurs auteurs sur différentes plateformes, risque-t-elle de tuer l’édition traditionnelle ?

Avec l’explosion du nombre de titres offerts par cette filière, la question fait débat des deux côtés de l’Atlantique. Les éditeurs traditionnels, notamment, accusent les auteurs indépendants, les « Indies », d’encourager une course aux bas prix (quand ce n’est pas à la gratuité), et de dévaluer ainsi les livres imprimés, avec le risque de tuer l’industrie du livre. En fait, nous assistons là à un chamboulement potentiel dans l’édition traditionnelle avec l’arrivée d’un nouveau modèle économique d’édition qui atteint déjà une taille importante aux Etats-Unis et qui rend obsolète et trop onéreux le modèle traditionnel de production et de distribution des livres imprimés tels que nous l’avons connu jusqu’ici.

 L’écrivain irlandais David Gaughran a accueilli récemment sur son site un « guest blog » d’un « Indie », l’auteur américain Edward W.Robertson, un article démontrant, en dénonçant l’évolution historique du prix des livres, que si les ebooks des auteurs indépendants peuvent être perçus comme une concurrence dangereuse par les maisons d’édition « classiques », ces ebooks ne peuvent que redonner vie au livre et à la lecture, puisque leurs prix sont ceux que les gens payaient pour des livres de poches il y a une cinquantaine d’années. « Si les Indies ont tué quelque chose, c’est l’idée que les livres doivent coûter aussi cher qu’ils le sont », dit-il. Son analyse porte sur le marché américain, mais s’attache à décrire des développements qui se sont également produits sur d’autres aires territoriales du monde de l’édition. J’ai demandé à Ed Robertson l’autorisation de traduire son texte en français, et il a accepté cette requête de bon cœur.

 

Je suis un auteur autopublié. Un « Indie ». Appelez-moi comme vous voulez. J’ai lu beaucoup d’articles sur la manière dont les écrivains autopubliés seraient en train de tuer l’industrie du livre traditionnel. Je l’ai entendu venant de grandes maisons d’édition. Du président de la Guilde des auteurs américains. D’auteurs publiés de manière traditionnelle, d’agents littéraires, et même d’autres auteurs autopubliés. Si je le voulais, je parie que je pourrais trouver un article de ce genre chaque jour.

Mais je n’en ai pas envie, car je ne le crois plus.

Les auteurs autopubliés n’ont pas le pouvoir de tuer l’industrie du livre. Je ne pense pas que quiconque puisse le faire. Mais nous avons le pouvoir de la transformer. Nous l’avons déjà fait – et d’une manière paradoxale, ce changement n’en est pas un. Au lieu de tuer les livres, ce changement a contribué à les ressusciter en les rendant économiquement plus accessibles.

Nous  ne sommes pas les premiers à être accusés de vouloir tuer cette industrie. En 1939, ce procès avait été fait à Robert de Graff. Vers la fin de la Grande Dépression, quand les livres reliés se vendaient entre 2.50 $ et 3 $, il avait « inventé » le livre de poche, que l’on pouvait acquérir pour 0,25 $.

Pour remettre ces prix en dollars de 2012, les ouvrages reliés coûtaient en gros entre 40 et 50 $. Les livres de poche, premiers du genre sur le marché américain, coûtaient à l’époque l’équivalent de 4.16 $ d’aujourd’hui. Donc un livre qui coûtait naguère le prix d’une cafetière est de nos jours aussi bon marché qu’une tasse de café. Et un livre relié qui coûtait autant qu’un plein d’essence vaut aujourd’hui moins qu’un gallon (3,8 litres).

Un peu plus de cinq ans après son lancement aux Etats-Unis, le livre de poche avait connu là-bas des ventes dépassant les 100 millions d’exemplaires.

Mais cela n’avait pas suscité un enthousiasme délirant  dans cette industrie naissante du poche. Un éditeur de chez Penguin était tellement atterré par l’aspect criard des couvertures de ses livres qu’il finit par vendre sa collection. D’autres exprimèrent ouvertement leurs craintes au sujet de la fin des livres reliés. Quant à l’idée de publier directement des livres en poche, même le vice-président de Pocket Books, Freeman Lewis, déclara : « Les auteurs confirmés ne sont pas intéressés par des publications originales à 25 cents. »

Mais ils l’étaient  pourtant, ces auteurs ! Particulièrement les écrivains spécialisés dans certains genres littéraires, qui se moquaient bien du fait que le format poche manquait d’allure. Parce qu’il se vendait. Les lecteurs achetaient leurs livres par millions. Et quand on a dit que ce format pouvait se prêter au piratage et susciter des copies illégales, des auteurs comme William S. Burroughs et Philip K. Dick ont « décollé » grâce à des poches aux prix imbattables (notamment chez Ace Doubles, qui offrait deux romans en un livre pour le prix de 0.35 $). L’histoire de cette époque est fascinante, comme le récapitule cet article, mais ce qui m’intéresse le plus est ce prix initial de 0.25 $ et comment il a évolué.

Entre 1939 et 1961, beaucoup de poches se vendaient entre 0,25 à 0,35 $. En dollars de 2012, ces prix avaient commencé à 4.16 $ et avaient ensuite été réduits à 2.71 $.

De 1966 à 1968, les prix inférieurs sont remontés entre 0.60 et 0.75$. En 2012, cela équivaudrait à une fourchette comprise entre 3.99$ et 4.99 $.

Entre 1972 et 1975, les livres de poche « mass market » ont continué à grimper dans la zone 0.95 -1.25 $. Ce qui représente 5.26-6.92 en 2012.

 Vers le milieu des années 1980, ces livres ont atteint des prix compris entre 2.95 et 3.95 $. Soit entre 6.34 et 8.49 à la valeur du dollar aujourd’hui, et même au-delà de 9.50 $ dans certains cas.

En bref, et en valeur relative, les prix ont baissé entre 1939 et 1961. A partir de 1966, ils ont grimpé sérieusement, pour culminer vers 1982-1986 à 7.99 $ (ou davantage) si l’on tient compte de l’inflation. Le prix de la plupart des poches s’est maintenu à ces niveaux depuis. En moins de deux décennies, les livres de poche sont devenus 295 % plus cher que ce qu’ils valaient auparavant.

Parallèlement, les fusions de maisons d’édition, phénomène qui avait débuté en 1958, se sont accélérées dans les années 60, pour prendre la forme d’une « épidémie » dans les années 70. Dans les années 80, l’industrie américaine du livre avait atteint la situation dans laquelle elle se trouve aujourd’hui, où l’on voit qu’une poignée de sociétés concentrent la grande majorité des éditeurs.

Et comme les maisons d’édition sont devenues plus grandes et plus performantes, le prix de leurs produits les moins cher a triplé.

Une corrélation n’est pas un effet de causalité. J’ignore si la concentration de l’industrie du livre a eu un effet direct dans cette massive hausse des prix. Mais je ferais le pari que toutes ces fusions-acquisitions ont eu pour résultat un monopole de fait, un état de semi-collusion où les éditeurs ont augmenté les prix simplement parce qu’ils étaient en mesure de le faire. Je ne pense pas que ces hausses étaient normales ou inévitables.

En fin de compte, pourtant, peu importe pourquoi cela s’est produit.

Ce qui compte, c’est que les prix ont augmenté. Les gens ont dû payer davantage pour lire. Et plus ils lisaient, plus ils payaient. Or les livres ne sont pas des produits de première nécessité, comme la nourriture, l’essence ou l’électricité. Et quand les prix montent, les ventes baissent. Les lecteurs lisent moins, particulièrement en période de récession. Alors, le marché s’érode. Et devient vulnérable au changement.

Quelles qu’en soient les raisons, l’industrie du livre n’est pas parvenue à conserver les prix de ses livres les meilleur marché au niveau auquel elle les avait maintenus pendant des décennies. Et quand les livres numériques sont arrivés, au lieu de les vendre meilleur marché, l’industrie du livre les a vendus même plus cher que les anciens livres de poche: 9.99 $, 12.99 $, 14.99 $. Ils ne coûtent pas encore autant qu’un plein d’essence, mais prenez-en trois, et ça fait le compte.

Les grands éditeurs ont carrément maintenu ces prix des livres électroniques grâce à leur collusion. Alors qu’ils s’efforçaient de vendre ces ebooks à des prix supérieurs à ceux des poches artificiellement gonflés, des librairies en ligne telles qu’Amazon, iTune, Barnes & Noble and Kobo ont à leur tour menacé de tuer l’industrie du livre. Elles ont offert aux auteurs la possibilité de publier leurs livres eux-mêmes et de s’adresser directement à leurs lecteurs. (…)

 « Si les Indies ont tué quelque chose, c’est l’idée que les livres doivent coûter aussi cher qu’ils le sont »

Je ne sais pas ce qui s’est passé pour que le prix des livres augmente entre 1961 et maintenant. Peut-être les éditeurs sont-ils devenus cupides. Peut-être sont-ils devenus inefficaces mais n’ont pas eu à tenir compte de ce problème, parce qu’ils étaient seuls dans leur domaine et n’ont pas été, pendant longtemps, bousculés par une nouvelle concurrence. Si les gens voulaient lire de bons livres,  eh bien ils devaient les leur acheter. De plus en plus souvent sans l’alternative d’une édition poche bon marché.

Alors, quand l’occasion s’en est présentée avec l’émergence du numérique, les auteurs indépendants se sont engouffrés dans la faille. Si ces « Indies » ont tué quelque chose, c’est l’idée que les livres doivent coûter aussi cher qu’ils le sont. Beaucoup d’auteurs indépendants sont allés jusqu’à proposer leurs livres numériques à 0.99 $, voire à les donner avec des options de téléchargements gratuites. Confrontés à cette nouveauté, et contraints par leurs budgets réduits par la récession, les lecteurs se sont rués sur ces ouvrages à prix cassés, et c’est ce qui a conduit à un déluge d’arguments selon lesquels les auteurs autopubliés étaient allés trop loin, que ces prix cassés n’étaient pas soutenables, et que dans leurs course des prix vers le bas, ils allaient ruiner le marché du livre pour tous ses acteurs.

Un démontage sérieux de ces arguments et de ces peurs exigerait une réponse plus longue que celle-ci. Je dirais que les auteurs indépendants ont besoin de manger, eux aussi. La classe montante des auteurs autopubliés professionnels doit payer des graphistes pour ses couvertures, pour un travail d’édition, de correction et de promotion. Afin d’envisager l’écriture comme un métier, les auteurs indépendants doivent trouver les moyens nécessaires pour que celui-ci soit payé comme tel. En attendant, des plateformes comme Amazon empêchent les prix de toucher le plancher en offrant de meilleures redevances et davantage de visibilité aux auteurs offrant leurs ouvrages à des prix « décents » (2.99-9.99 $).

Les lecteurs, de leur côté, empêchent le prix des livres de toucher le niveau zéro en prouvant, par millions, qu’ils sont disposés à payer quelques dollars pour les ouvrages des « Indies » qu‘ils apprécient.

Etrangement, si vous regardez du côté des auteurs indépendants qui ont le plus de succès, les prix qu’ils imposent – 2.99 $, 3.99 $, 4.99 $ –  sont exactement ceux que les lecteurs payaient plus de cinquante ans auparavant. Les livres des « Indies » sont les nouveaux poches. Et certains d’entre eux sont très, très bons. Je pense que plusieurs livres qui seront demain considérés comme des classiques ont déjà été autopubliés. Désormais capables d’acheter et d’explorer ce qui leur est offert à des prix qu’on n’avait pas vus depuis un demi siècle, les lecteurs sont en train de nous offrir la possibilité de réelles carrières. En retour, nous sommes capables de leur offrir des livres encore meilleurs.

Demain, il y aura un nouvel article sur la manière dont les auteurs autopubliés tuent l’industrie du livre. Je ne le lirai pas. Je ne le crois pas.

Et je ne pense pas que nous ayons encore quelque chose à prouver.

Ed Robertson

Les livres d’Ed Robertson: Breakers et Melt Down

Découvrez La légende de Little Eagle

Achetez La légende de Little Eagle

 

Share
Ce contenu a été publié dans Edition et numérique, Tout le blog, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.