J’ai une pensée à la fois affectueuse et émue pour les auteurs des 69 premiers romans de la Rentrée littéraire. Ils et elles sont jeunes ou moins jeunes, et je les imagine exultants, triomphants. Ils ont réussi à trouver un éditeur. Un exploit ! Leurs livres existent enfin aux yeux du public. Ils seront distribués dans les librairies (pas toutes, mais quand même). L’ego de ces écrivains les poussera bien sûr à aller les voir sur les rayons de ces temples de la lecture, après les y avoir cherchés un moment derrière et au-delà des piles dévolues aux best sellers et auteurs confirmés. Il n’y en aura que trois ou quatre exemplaires, mais enfin, quelle fierté ! Ces nouveaux venus peuvent légitimement afficher leur statut d’écrivain, empreint de prestige.
Tous et toutes, bien sûr, nourrissent le rêve de chaque auteur: que leur livre devienne un best seller ! Ils devraient tout de même savoir que le synonyme de best seller c’est: exception. Les ventes d’un roman, en France, atteignent en moyenne quelque chose comme 1500 exemplaires. Mais qu’importe. Leurs ouvrages figurent sur les catalogues et les sites Internet de leurs éditeurs. Ceux-ci les ont envoyés en service de presse, les plus chanceux récolteront quelques articles, peut-être seront-ils interviewés par une station de radio et « feront »-ils une émission de télé. Ces nouveaux écrivains iront peut-être aussi signer leur opus dans deux ou trois salons ou festivals, exercice de patience et d’humilité s’il en est de par la rareté des dédicaces à laquelle se retrouvent confrontés les novices. Cette expérience peut conduire à une grande frustration. Mais qu’importe: « être écrivain» dans le regard des autres, c’est quelque chose qui donne souvent l’impression – ou l’illusion – d’être un peu à part.
Pour certains (pour beaucoup ?), après l’illusion viendra la désillusion. Le livre qui ne décolle pas, deux ou trois ou quatre cents exemplaires seulement écoulés (pour un tirage de deux ou trois mille), l’objet de tant de travail et d’espoir éjecté des rayons des librairies, qui doivent faire de la place pour de nouveaux arrivages, deux mois après y être apparu, trois au plus. La carrière de ce livre est terminée. C’est une des dures réalités du monde éditorial, de l’industrie du livre – car c’est une industrie. Pour leur survie, les éditeurs doivent vendre. Et bien souvent, lorsque les ventes d’un premier roman ne sont pas à la hauteur des attentes de l’éditeur (au moins 1000 exemplaires), eh bien ce premier roman risque bien d’être, pour son auteur, le dernier. Il sera lâché par sa maison, et vu la misère de ce premier score, il n’en retrouvera pas une autre.
Les premiers romans sont peu nombreux dans la production éditoriale française. 69 en cette « Rentrée » contre 74 en 2011, et ces chiffres sont en décrue depuis 2007. Bien sûr, d’autres premiers romans sortent en cours d’année, mais au compte-gouttes ! De nombreuses maisons d’édition (et parmi elles de grandes et prestigieuses) n’en sortent qu’un tous les deux ou trois ans. Donc les 69 lauréats de cette rentrée 2012 doivent prendre conscience de leur privilège lorsqu’ils savourent la réussite que représente la signature d’un contrat.
Mais mes pensées affectueuses et émues vont aussi à tous ceux et toutes celles qui ont échoué. Pendant un, deux, trois ans, ils ont envoyé leur manuscrit à des dizaines d’éditeurs, parfois cent ou deux cents, pour ne recevoir que des lettres de refus standardisées. « Nous vous remercions d’avoir fait confiance à Editeur pour votre ouvrage Mon Grand Roman, mais malgré ses qualités, il ne correspond pas à notre ligne éditoriale ni à ce que nous cherchons actuellement. En vous souhaitant bonne chance pour la suite de vos recherches, veuillez croire, etc… » Parfois, il n’y a tout simplement pas de réponse.
Cinquante mille par an. Oui, 50 000. C’est le chiffre qui circule depuis plusieurs années au sujet du nombre de manuscrits que reçoivent les éditeurs francophones. Mille par mois pour les plus importants. D’accord, beaucoup de ces livres doivent être mauvais, inintéressants, bâclés. Du travail d’amateurs. Tout le monde ne peut pas être écrivain. Mais je suis convaincu qu’il y a, dans ce cimetière des refusés, des centaines de bons, des dizaines peut-être de très bons livres. L’histoire de l’édition recèle d’ailleurs maints exemples de chefs-d’œuvre ayant passé « tout droit » devant des comités de lecture, ou en amont même de ces comités de lecture. Marcel Proust, référence suprême de la littérature française, n’avait-il pas dû se résoudre à publier à compte d’auteur le premier volume de La Recherche du temps perdu ? Auparavant, plusieurs éditeurs avaient décidé que « ça ne se vendrait pas ».
Le fait est que les éditeurs ne peuvent pas publier au-delà d’un certain nombre de livres. Ils essaient – au-delà de quelques valeurs sûres qui garantissent leur fond de caisse – de donner leur chance à ceux qu’ils trouvent bons, mais plus encore à ceux qu’ils pensent pouvoir vendre le mieux. Ces réalités signifient qu’un aspirant écrivain a en gros une chance sur mille de concrétiser son rêve, d’être « reconnu » par le système éditorial et d’ «exister » grâce à une publication.
Il y a pourtant une alternative, que chacun peut explorer. Tous les auteurs déçus du système (je parle des «vrais» auteurs, car comme le soulignait Le Nouvel Economiste dans un article sur le sujet, «l’autopublication restera un miroir aux alouettes pour les détenteurs de manuscrits impubliables») devraient aujourd’hui se tourner vers quelque chose qui reste stigmatisé et méprisé par les milieux éditoriaux et médiatiques: l’autopublication. Rien à voir, pourtant, avec la publication à compte d’auteur, où ce dernier paie un pseudo éditeur pour faire imprimer un certain nombre de livres, et se retrouve dans l’obligation de se débrouiller tout seul pour tenter de les écouler et de rentrer dans ses frais. Dans la plupart des cas, il donnera ses exemplaires aux membres de sa famille et à ses amis. A ses yeux, il n’en sera pas moins « écrivain », mais son statut sera plus pâle.
L’autopublication, via différentes plateformes électroniques, est gratuite, rapide, souple. Elle n’exige qu’un fichier numérique (le manuscrit composé sur ordinateur), une couverture que l’auteur peut créer lui-même ou avec l’aide d’un ami graphiste, ainsi que le recours à une procédure de téléchargement sur des sites ad hoc, comme Amazon ou Smashwords, mais il y en a de plus en plus, y compris en France.
Pour celles et ceux qui ne sont pas trop à l’aise dans le domaine de l’informatique et trouveraient compliquées les arcanes de l’autopublication, il existe de nombreuses officines qui se chargent – moyennant paiement – du formatage, de la couverture, de la correction. On trouve aussi des éditeurs indépendants offrant un service éditorial utile pour beaucoup, indispensable pour d’autres. Dans tous les cas de figure, les auteurs recourant à l’autopublication doivent accepter le fait de devenir des artisans, voire de petits entrepreneurs. Ils vont devoir défricher, explorer, découvrir, apprivoiser des territoires nouveaux. Ardu mais aussi passionnant.
Leur marché principal est celui des amateurs de lecture équipés de tablettes et de lecteurs numériques, mais Amazon offre également la possibilité (processus gratuit là aussi) de produire une version papier en impression sur demande, un « vrai livre » de très bonne qualité. J’ai activé les deux options pour mon roman La légende de Little Eagle, ce qui offre une alternative à une majorité de clients potentiels qui n’ont pas encore découvert les avantages de la lecture numérique. Les deux versions sont disponibles sur les boutiques d’Amazon, alors que Smashwords distribue la version numérique à diverses librairies en ligne, comme on peut le voir ici.
« Le problème, c’est que l’autopublication, ça ne marche pas, côté ventes ! », ricanent les technosceptiques et les défenseurs à tout crin de l’édition traditionnelle. Bon: ils ont en partie raison. J’ai entendu parler de deux ou trois succès en France, des ventes d’ebooks à quelques (???) milliers d’exemplaires, mais c’est un phénomène très limité. Je n’ai jamais vu de chiffres détaillés et concluants relatifs à un large échantillon de titres, qui donnerait une idée de l’évolution de ce marché. Jusqu’à, voici quelques jours, cet appel à la transparence lancé par François Bon, pionnier du numérique en France.
Le marché du livre numérique est encore balbutiant en France (environ 2 % du chiffre d’affaires du secteur du livre) et en Europe. Moins en Grande-Bretagne, où Amazon a annoncé cet été qu’il vendait désormais davantage de livres numériques que de livres papier, quatorze mois après que le même phénomène ait été constaté aux Etats-Unis.
Les auteurs francophones qui se lancent dans l’autopublication font donc en quelque sorte un pari sur l’avenir. Car la révolution numérique aura lieu. Elle a déjà eu lieu aux Etats-Unis, où les ventes d’ebooks (en chiffre d’affaires et plus encore en nombre d’exemplaires) ont dépassé pour la première fois, au premier trimestre, les ventes de livres imprimés. L’écart entre « l’ancien monde » de l’édition et le nouveau ne peut que se creuser en faveur du second. Outre-Atlantique, un ménage sur trois disposerait d’une tablette ou d’un lecteur électronique (ereader), ce qui fait quelques dizaines de millions de lecteurs « numériques » potentiels, et explique que de nombreux « Indies », auteurs indépendants autopubliés, aient trouvé là-bas une possibilité de croire au succès, et souvent même de gagner de l’argent avec le numérique, depuis quelques mois seulement. (Les noms précédés d’un * sont des auteurs ayant publié précédemment chez un éditeur traditionnel et qui se sont lancés dans l’autopublication.)
Une bonne douzaine d’auteurs américains ont déjà vendu plus d’un million de ebooks, des centaines d’autres ont connu des succès plus ou moins grands, mais de vrais succès à l’aune de l’édition. Ce qui fait dire à Joe A. Konrath, un des pionniers du numérique aux Etats-Unis dont je recommande vivement le blog, que « jamais autant d’auteurs n’ont gagné [là-bas] autant d’argent » – même si c’est collectivement.
Je pense que l’on verra les choses bouger sérieusement de ce côté-là en France d’ici deux ou trois ans. Les bibliothèques, d’ailleurs, commencent à faire des prêts de livres numériques. Je connais quelques auteurs francophones autopubliés que je considère comme sérieux et qui me parlent de leurs chiffres de ventes, qui sont des multiples plus ou moins importants de cent, donc autant que pas mal de bouquins qui ne provoquent pas d’émeutes dans les librairies.
Les ventes de ma Légende de Little Eagle, paru en novembre de l’année dernière, figurent également dans une catégorie à trois chiffres… plutôt basse. Ça reste insatisfaisant à mes yeux, mais contrairement à un livre traditionnel qui n’aurait fait qu’un faible score à ses débuts et qui va très vite mourir commercialement, un ebook est « éternel ». Et disponible dans le monde entier. Autre avantage pour l’auteur: il conserve tous les droits de son œuvre et est rémunéré (dans une fourchette de prix de 2,99 à 9,99 $) à hauteur de 65 % (Apple), 70 % (Amazon) et même 85 % sur les ventes directes de Smashwords, qui, il est vrai, n’est pas une boutique en ligne très fréquentée par le public francophone. Mais pour les auteurs anglo-saxons… On est loin des contrats léonins et des aumônes de 8 à 10 % des éditeurs traditionnels. Raison pour laquelle la plupart des ebooks d’auteurs indépendants sont très bon marché. En vendant son livre 3 €, l’écrivain peut gagner autant que sur un livre imprimé à 20 €.
Encore faut-il découvrir votre livre, me direz-vous. Oui. Et c’est là (le travail de marketing de l’auteur (« Horreur ! », entends-je crier les mandarins de l’ancien monde de l’édition, qui croient encore qu’ils peuvent attendre sur leur piédestal, sans se bouger, leur décompte de ventes qui viendra un an plus tard… si tout va bien)… c’est là que réside la plus grande difficulté pour ceux qui choisissent l’autopublication. Je ne vais pas développer ce chapitre ici, sinon pour dire qu’il n’y a pas de formule magique, que l’expérience américaine démontre que de nombreux livres numériques ne décollent qu’une année après leur publication, que des phénomènes de bouche-à-oreille peuvent naître et se développer sur la toile aussi bien (et parfois dans une bien plus grande ampleur) que dans le système éditorial traditionnel. Comme tout le monde ici, j’expérimente, je cherche, j’essaie des trucs.
Autre constat fait outre-Atlantique, là où la révolution numérique du livre a commencé: pour que ça aie une chance de marcher, il faut avoir plusieurs livres sur les librairies en ligne. Chaque nouveau titre a souvent un effet d’entraînement, ou de relance, sur ventes des précédents, l’auteur pouvant abaisser ou augmenter les prix à sa guise en un clic depuis son tableau de contrôle.
Mais il y aura toujours ces « livres qui ne marchent pas ». Hommage aux « Indies » américains qui sont assez décomplexés pour l’avouer, publier le début de leur opus, et décider si la bonne âme de service qui leur fait des remarques ou suggestions a raison ou non. De toute façon, les ventes d’une grande majorité des livres ont toujours été, sont toujours et resteront toujours modestes, pour ne pas dire misérables. Statistiquement – comme disait je ne sais plus qui – il est plus facile de devenir ministre ou médaillé olympique que best seller.
Ce qui n’est pas une raison – si on a envie d’écrire, si on a du plaisir à le faire, si on croit à la valeur d’un thème, si on est capable d’imaginer une bonne histoire, si on aime l’idée de pouvoir la partager avec des lecteurs – de baisser les bras devant la dure réalité. Puisque les auteurs ne dépendent désormais plus du bon vouloir des éditeurs.