Milan Kundera refuse que ses livres soient numérisés. Il a tort

« Il me semble que le temps qui, impitoyablement, poursuit sa marche, commence à mettre les livres en danger. C’est à cause de cette angoisse que, depuis plusieurs années déjà, j’ajoute à tous mes contrats, partout, une clause stipulant que mes romans ne peuvent être publiés que sous la forme traditionnelle du livre. Pour qu’on les lise uniquement sur papier, non sur un écran. »

Voilà ce qu’a déclaré le mois dernier le grand romancier tchèque Milan Kundera à l’occasion de la remise du prix de la Bibliothèque nationale de France pour l’ensemble de son œuvre.

Et l’auteur de L’Insoutenable légèreté de l’être  d’ajouter : « Voici une image qui, de nos jours, est tout à fait banale: des gens marchent dans la rue, ils ne voient plus leur vis à vis, ils ne voient même plus les maisons autour d’eux, des fils leur pendent de l’oreille, ils gesticulent, ils crient, ils ne regardent personne et personne ne les regarde. Et je me demande : liront-ils encore des livres ? C’est possible, mais pour combien de temps encore ? Je n’en sais rien. Nous n’avons pas la capacité de connaître l’avenir. Sur l’avenir, on se trompe toujours, je le sais. Mais cela ne me débarrasse pas de l’angoisse, l’angoisse pour le livre tel que je le connais depuis mon enfance. Je veux que mes romans lui restent fidèles. Fidèles à la bibliothèque. »

prague-life.com

J’aime, j’admire et je respecte Milan Kundera, dont j’ai lu tous les livres. Je partage son point de vue sur l’autisme auquel peut conduire l’usage des baladeurs comme un accessoire vestimentaire offrant un refuge dans une bulle, ou l’aliénation à laquelle peut conduire le téléphone portable.  Refuser la modernité, la révolution numérique qui va profondément modifier toute l’industrie du livre, c’est bien sûr son droit le plus strict. Mais Milan Kundera a tort.

Il a tort en tant que personne, mais surtout en tant qu’auteur. Car à part son très éventuel succès, qu’est-ce qui compte le plus pour un auteur, sinon la perennité,  la disponibilité de ses livres, et  ses lecteurs ? Et l’accès de ses lecteurs à ses livres ? (D’ailleurs, plusieurs de ses ouvrages ont été déjà piratés et offerts – illégalement – sur certains sites):

Tiré de ActuaLitté

C’est ce que je me suis dit hier en apprenant qu’Amazon vend désormais 114 ebooks (livres numériques) pour 100 livres imprimés en Grande-Bretagne, deux ans après avoir lancé sur ce marché son lecteur numérique Kindle. Une confirmation de la révolution numérique évoquée plus haut, qui fait suite à celle, ce printemps, de l’Association américaine des éditeurs : outre-Atlantique, les ventes d’ebooks dépassent désormais les ventes «papier». En termes de chiffre d’affaires, mais plus encore en nombre, les ebooks étant sensiblement meilleur marché. Vu le degré d’adoption du numérique (musique, films en DVD ou en streaming, photographie, téléphonie mobile) des autres pays européens, il n’y a aucune raison pour que le livre ne s’immatérialise pas de plus en plus.

Homme discret, refusant notamment d’apparaître à la télévision, Milan Kundera ne voit pas ce qui est en train de se produire : l’émergence de la première génération de lecteurs qui liront autrement, qui achèteront avec grande facilité leurs livres (et souvent plus de livres que les lecteurs accrochés au papier) sur les les sites des librairies en ligne, dont le choix et la diversité dépasseront tout ce qu’on a connu jusqu’ici, qui emmèneront partout leur bibliothèque avec eux. Sur leurs tablettes, leurs lecteurs numériques, et même leurs smartphones.

Sarah Lee / Guardian

Ceux-là (à part quelques-uns) ne liront pas Milan Kundera sur papier, dernier support physique de l’écriture après la pierre et les parchemins. Mais ils liront, comme les générations précédentes. Le livre en tant qu’objet culturel et vecteur de création n’est pas en danger. Le livre imprimé ne mourra pas. Il subsistera encore longtemps, mais ressemblera de plus en plus à un marché de niche. De quoi sans doute nourrir « l’angoisse  » de Kundera.

Encore une fois, je respecte son choix, tout en le regrettant, pour lui et ses lecteurs. Le mot de la fin appartient à Pierre Assouline, qui écrit ceci dans son blog La république des livres:

« Il est l’archétype de ces personnes terrorisées par ce qu’elles sont impuissantes à maîtriser, voire même à simplement utiliser. Il s’est convaincu que ceci allait tuer cela et que le livre allait mourir. Il est la dernière personne à qui l’on pourrait faire comprendre que le livre et le texte ne font plus un mais deux. Ce n’est pas grave mais son discours vaut par son côté pathétique, dans l’acception la plus noble du terme, et crépusculaire.»

 

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