14 juin 1940: Hitler à Paris – Le cri de Denis de Rougemont – Saint-Exupéry

À cette heure où Paris exsangue voile sa face d’un nuage et se tait, que son deuil soit le deuil du monde ! Nous entendons bien que nous sommes tous atteints.

Le 14 juin 1944, l’armée allemande entre dans Paris, qu’Hitler va bientôt visiter. Trois jours plus tard, l’écrivain suisse Denis de Rougemont (qui a publié l’année précédente un livre retentissant,  L’Amour et l’Occident), écrit dans la Gazette de Lausanne un texte grave, beau, désespéré, mais qui dit aussi qu’ « il est des victoires impossibles ». Cet article vaudra à ce co-fondateur de la Ligue du Gothard, mouvement de résistance aux fascismes européens, les foudres du gouvernement helvétique. Il sera condamné à quinze jours de prison pour insulte à chef d’Etat étranger.

En tant que journaliste, j’ai eu à deux reprises l’occasion d’interviewer Denis de Rougemont – un visionnaire dont on peut relire aujourd’hui avec profit les écrits sur l’Europe – notamment à l’occasion de la sortie de deux de ses livres: L’Avenir est notre affaire (1977) et Rapport au peuple européen sur l’état de l’union de l’Europe (1979).

Je savais alors qu’en août 1940, il avait été exilé par le Conseil fédéral à New York, pour y donner des conférences sur la Suisse. Il sera également rédacteur au service français de « la Voix de l’Amérique ». Mais j’ignorais un élément de cet épisode américain de sa vie que j’ai découvert voici deux ans seulement, quand je me suis lancé dans l’écriture de mon roman La légende de Little Eagle dont le héros, un très jeune pilote indien, lit ceux des livres de Saint-Ex qui ont été traduits en anglais: aux Etats-Unis, de Rougemont avait bien connu le pilote-écrivain durant son propre exil (de janvier 1940 à avril 1943) là-bas. Ils furent même voisins.

Après la guerre, de Rougemont a évoqué ses relations avec « Tonio » dans diverses publications (notamment Journal d’une époque) dont on retrouve des extraits dans le passionnant Ecrits de guerre, recueil de nombreuses notes, lettres et lectures portant sur Antoine de Saint-Exupéry. Denis de Rougemont livre plusieurs anecdotes attestant de la tyrannie implicite de Saint-Ex envers ses proches, qu’il n’hésite pas à réveiller à quatre heures du matin pour leur lire un passage de ses derniers écrits, pour jouer aux échecs ou pour lui faire des oeufs à la coque. Pendant toute une nuit, Tonio explique à de Rougemont que seuls deux systèmes économiques, le stalinisme et le féodalisme, sont viables – ce qui amènera son interlocuteur à parler d’ « euphorie intellectuelle » à propos de l’auteur de Vol de nuit.

Mais l’anecdote rapportée par de Rougemont que je préfère est celle-ci: Northport, Long Island, fin septembre 1942 (…) Maintenant, on ne saurait plus le faire sortir de Bevin House. Il s’est remis à écrire un conte pour enfants qu’il illustre lui-même à l’aquarelle. Géant chauve, aux yeux ronds d’oiseau des  hauts parages, aux doigts précis de mécanicien, il s’applique à manier de petits pinceaux puérils et tire la langue pour ne pas « dépasser ». Je pose pour le Petit Prince couché sur le ventre et relevant les jambes. Tonio rit comme un gosse: « Vous direz plus tard en montrant ce dessin: c’est moi ». (…) Tard dans la nuit, je me retire épuisé, mais il vient encore dans la chambre fumer des cigarettes et discuter avec une rigueur inflexible. Il me donne l’impression d’un cerveau qui ne peut plus s’arrêter de penser.

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Dans La légende de Little Eagle, je me permets une incursion de la réalité dans la fiction – ou le contraire. En juillet 1944, le premier lieutenant John Philippe Garreau, de l’USA Air Force, rencontre son héros, Antoine de Saint-Exupéry, sur la base de Borgo, en Corse. Ils se croisent à deux ou trois reprises, déjeunent ensemble, parlent d’aviation… et du Petit Prince. Et le 31 juillet 1944 (extraits)…

Quelques minutes après avoir posé leurs Mustang, les pilotes du 52e ressentirent une atmosphère bizarre sur la base, dont les installations leur parurent étrangement calmes et silencieuses. Une atmosphère de deuil. Bien vite, ils surent : Antoine de Saint- Exupéry était parti juste avant eux ce même matin. Mission l33 S 176, avec pour objectif de photographier un secteur à l’est de Lyon. En ce début d’après-midi, il aurait dû être de retour, mais n’était pas rentré et ne rentrerait pas. On avait calculé que son avion, depuis un bon moment déjà, n’avait plus d’essence. Dans les heures qui suivirent, pas de témoignages d’autres pilotes qui l’auraient aperçu, pas d’information sur son éventuel atterrissage sur une autre base, aucune mention de trace de son Lightning sur les radars. Certains spéculèrent sur la possibilité qu’il se soit posé en catastrophe quelque part suite à un ennui mécanique. Ou avait-t-il eu à nouveau un problème avec son inhalateur d’oxygène, problème plus ou moins récurrent sur les P-38, et s’était-il évanoui  à haute altitude ? Ou alors, il s’était fait avoir par un chasseur allemand. Gene Meredith hier. Saint-Ex aujourd’hui…
A l’heure du repas du soir, tous les pilotes et mécaniciens se réunirent en bout de piste et attendirent, attendirent le Lightning immatriculé 223. Les ombres s’allongèrent, la nuit tomba, l’espoir décrut, dans un silence désormais lourd de certitudes. « Vers dix heures du soir », raconta plus tard un de ces hommes, « nous nous sommes dirigés lentement vers le mess. Nous y avons trouvé sur la table le dîner devenu froid. Nous nous sommes assis et nous avons commencé à manger en silence. »
Ce qui précède est corroboré par Harold Holding, qui précise :

Johnny n’est pas venu manger et est resté seul sur le terrain. Je me suis relevé vers deux heures du matin pour aller le chercher. Il était livide et n’a pas prononcé un mot. Nous sommes tous affectés par le sort de Saint-Ex, mais lui plus que tout le monde. Je songe à ses questions à Tonio sur la mort du Petit Prince…

Le lendemain, une anecdote fit le tour de la base. En janvier, Antoine de Saint-Exupéry était invité dans une réception d’ambassade à Alger. Après le repas, comme souvent, il exécuta devant ses hôtes un de ses époustouflants tours de cartes, puis s’arrêta soudain et, la voix posée, il déclara : « Ce matin même, j’étais chez une voyante. Visiblement, elle n’a pas reconnu les insignes de mon uniforme et m’a pris pour un marin, car elle m’a annoncé ma mort prochaine dans les vagues de la mer. »
Dans l’assemblée, personne ne pipa mot. A Borgo, Johnny eut le sang glacé par cette histoire, en laquelle il crut trouver une confirmation de ses craintes. Tonio voulait être un pilote de la victoire, oui, mais il avait eu pour Harold et lui cette phrase à double sens au sujet de celle-ci, « J’espère que vous la verrez » pouvant laisser entendre que les deux jeunes pilotes risquaient d’être tués avant cela. Mais Johnny, vu la remarque qu’il avait adressée ensuite à Harold, avait été convaincu que Saint-Ex, par sa manière de la formuler, pressentait ainsi sa propre fin, quelle qu’elle fût. Un peu comme son si déconcertant Petit Prince. Et la phrase de Pilote de guerre qu’il s’était toujours efforcé d’évacuer, parce qu’elle le dérangeait tant, revint à Johnny avec la force d’une évidence : « La guerre, ce n’est pas l’acceptation du risque. (…) C’est, à certaines heures, pour le combattant, l’acceptation pure et simple de la mort. » Une mort subie. Ou une mort choisie.

 

 

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