Le 31 juillet 1944, Antoine de Saint-Exupéry disparaissait

Je raconte cet épisode assez d’une manière assez fidèle à la manière dont il a été vécu sur la base de Borgo, en Corse, dans mon roman La légende de Little Eagle, dont on peut lire le début via ce lien.

Mon héros est le Premier Lieutenant John Philip Garreau, pilote de chasse de l’USA Air Force, qui a été transféré de sa base anglaise à Borgo en juin, après le débarquement. Un jour, il n’en croit pas ses yeux: Antoine de Saint-Exupéry atterrit à Borgo. Saint-Ex, son héros, le pionnier des vols transatlantiques avec l’Aéropostale, l’écrivain aussi, auteur de Vol de Nuit, Pilote de Guerre et Le Petit Prince, que Johnny Garreau a lus.

Il rencontre bientôt le légendaire aviateur, déjeune avec lui à Miono, où ils ont une conversation sur la mort si mystérieuse du Petit Prince, qui est aussi – comme on le découvre dans cette histoire – terriblement angoissante pour John Philip Garreau.

Extraits du chapitre intitulé Le 31 juillet, et cette note dans le journal de Harold Holding, le meilleur ami de Johnny Garreau:

Patrouille de quatre heures ce matin sur l’axe Alger-Tunis-Tanger, où sont regroupés de nombreux navires alliés en vue du débarquement en Provence. Il semble que les Huns n’ont plus beaucoup de chasseurs dans le sud de la France, comme nous l’avons déjà remarqué dans ce secteur, car nous n’en avons vu aucun aujourd’hui. Johnny a descendu en revanche un bombardier Heinkel 111, la terreur des convois maritimes. Mais nous avons eu une sale surprise au retour..

C’était le 31 juillet, en début d’après-midi. Quelques minutes après avoir posé leurs Mustang, les pilotes du 52e ressentirent une atmosphère bizarre sur la base, dont les installations leur parurent étrangement calmes et silencieuses. Une atmosphère de deuil. Bien vite, ils surent : Antoine de Saint- Exupéry était parti juste avant eux ce même matin. Mission 133 S 176, avec pour objectif de photographier un secteur à l’est de Lyon. En ce début d’après-midi, il aurait dû être de retour, mais n’était pas rentré et ne rentrerait pas. On avait calculé que son avion, depuis un bon moment déjà, n’avait plus d’essence. Dans les heures qui suivirent, pas de témoignages d’autres pilotes qui l’auraient aperçu, pas d’information sur son éventuel atterrissage sur une autre base, aucune mention de trace de son Lightning sur les radars. Certains spéculèrent sur la possibilité qu’il se soit posé en catastrophe quelque part suite à un ennui mécanique. Ou avait-t-il eu à nouveau un problème avec son inhalateur d’oxygène, problème plus ou moins récurrent sur les P-38, et s’était-il évanoui à haute altitude ? Ou alors, il s’était fait avoir par un chasseur allemand. Gene Meredith hier. Saint-Ex aujourd’hui…

A l’heure du repas du soir, tous les pilotes et mécaniciens se réunirent en bout de piste et attendirent, attendirent le Lightning immatriculé 223. Les ombres s’allongèrent, la nuit tomba, l’espoir décrut, dans un silence désormais lourd de certitudes. «Vers dix heures du soir », raconta plus tard un de ces hommes, « nous nous sommes dirigés lentement vers le mess. Nous y avons trouvé sur la table le dîner devenu froid. Nous nous sommes assis et nous avons commencé à manger en silence. »

Ce qui précède est corroboré par Harold Holding, qui précise :

Johnny n’est pas venu manger et est resté seul sur le terrain. Je me suis relevé vers deux heures du matin pour aller le chercher. Il était livide et n’a pas prononcé un mot. Nous sommes tous affectés par le sort de Saint-Ex, mais lui plus que tout le monde. Je songe à ses questions à Tonio sur la mort du Petit Prince…

Le lendemain, une anecdote fit le tour de la base. En janvier, Antoine de Saint-Exupéry était invité dans une réception d’ambassade à Alger. Après le repas, comme souvent, il exécuta devant ses hôtes un de ses époustouflants tours de cartes, puis s’arrêta soudain et, la voix posée, il déclara : « Ce matin même, j’étais chez une voyante. Visiblement, elle n’a pas reconnu les insignes de mon uniforme et m’a pris pour un marin, car elle m’a annoncé ma mort prochaine dans les vagues de la mer. »

Dans l’assemblée, personne ne pipa mot. A Borgo, Johnny eut le sang glacé par cette histoire, en laquelle il crut trouver une confirmation de ses craintes. Tonio voulait être un pilote de la victoire, oui, mais il avait eu pour Harold et lui cette phrase à double sens au sujet de celle-ci, «J’espère que vous la verrez», pouvant laisser entendre que les deux jeunes pilotes risquaient d’être tués avant cela. Mais Johnny, vu la remarque qu’il avait adressée ensuite à Harold, avait été convaincu que Saint-Ex, par sa manière de la formuler, pressentait ainsi sa propre fin, quelle qu’elle fût. Un peu comme son si déconcertant Petit Prince. Et la phrase de Pilote de guerre qu’il s’était toujours efforcé d’évacuer, parce qu’elle le dérangeait tant, revint à Johnny avec la force d’une évidence: «La guerre, ce n’est pas l’acceptation du risque. (…) C’est, à certaines heures, pour le combattant, l’acceptation pure et simple de la mort. »
Une mort subie. Ou une mort choisie.

La légende de Little Eagle   Couv LE FR

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