Ah, les mots ! Leur miraculeux pouvoir évocateur et émotionnel ! Les sens mystérieux qu’ils peuvent aussi parfois cacher, nous poussant à ouvrir notre dictionnaire la dixième fois que nous nous demandons: mais qu’est-ce que ça veut dire vraiment ? Mais accent, aéroport, amitié, désir, écriture, finitude, jalousie, racisme, tristesse, voyage ? Ceux-là, nous les connaissons bien.
Et pourtant. Ces mots si familiers, si courants, si discutés entre amis, ont tous une portée inattendue. Ils nous permettent certes d’exprimer ou de désigner un certain nombre de choses, mais ils revêtent toujours un caractère personnel, car ils ont tous une résonnance particulière pour chacun d’entre nous, en fonction de notre être, de notre sensibilité, de notre expérience, de notre vécu aussi.
C’est ce que s’applique à démontrer Daniel Ducharme dans un petit livre délicieux, pertinent, sensible, plein d’intelligence et de charme: Ces mots qu’on ne cherche pas. Sa démarche: décrire en quoi ces mots ont du sens pour lui et, le cas échéant, pour le lecteur.
Sens, résonnance, émotion, références… En fait, confronté à un mot, chaque lecteur pourrait avoir envie d’exprimer ce que celui-ci lui inspire, en fonction de toutes sortes de réalités personnelles, et ce qui sortirait de cette analyse serait à chaque fois différent. Car si les mots nous parlent, ils peuvent aussi nous faire parler.
Mais écoutons Daniel Ducharme, écrivain par vocation, archiviste à la Bibliothèque nationale du Québec de profession, co-fondateur des éditions numériques ELP par passion. Que je vous dise d’abord ce que j’ai découvert à son sujet: Daniel est un humaniste, un moraliste, voire idéaliste, et d’autres choses encore. – Extraits choisis.
Idéaliste – Au sujet du mot frontière, il écrit: « Je suis en faveur d’un gouvernement mondial qui offrirait aux enfants de ce monde la libre circulation entre les Etats. Je milite en faveur d’un monde sans frontières. Plus de visa, plus de passeport, plus de privilèges accordés aux uns et refusés aux autres. Il faut faire un choix: socialisme ou barbarie ? J’ai fait le mien. »
Humaniste – Travail – « Quand le travail se substitue à la nature de l’humain, quand il devient ce par quoi l’homme parvient à l’Etre, quand il représente un moyen de situer un individu dans le monde, un moyen de s’élever au-dessus de ses semblables, alors je dis que le travail n’est plus ce qu’il devrait être et qu’il y a lieu de le questionner (…) »
Moraliste (tendance sans pitié) – Dealer « est un mot anglais qui désigne en français ce sous-produit du genre humain, cette sorte d’excroissance nauséeuse, ces déchets sur pied qui fleurissent à l’ombre des villes. (…) Le dealer tue des gens. »
Lucide – Vieillesse – « Le problème de la vieillesse n’est pas la mort, qui peut survenir à tout moment. (…) Le problème, c’est l’ennui qui résulte de la raréfaction des projets. Ainsi, le vieux qui cesse de faire des projets sous prétexte que la mort est proche se condamne lui-même à mourir. Il prend volontairement sa retraite du monde. »
Je ne vais pas passer en revue ici les quarante-cinq mots contenus dans cet ouvrage, dont chaque entrée fait à la fin l’objet d’un commentaire de Allan E. Berger et Paul Laurendeau, les complices de l’auteur aux Editions ELP. Mais en voici encore deux qui m’ont ravi.
Bonheur – « Le bonheur est une succession de moments dont on se souvient les jours de pluie. Dans mon cas, il a pris la forme d’un après-midi de novembre 1974 alors que je revenais du cinéma avec une amie qui, endormie à mes côtés, avait posé sa tête sur mon épaule. » A quoi Paul Laurendeau ajoute cette citation de Gilles Vigneault: « Le bonheur, c’est une jeune fille qui ne sait pas qu’elle est le bonheur d’un garçon qu’elle a touché au coeur et qui s’est arrêté de jouer aux billes, surpris. Le bonheur, c’est ce parfum qui fuit… »
Et coelacanthe, qui m’a branché d’emblée par le nom impossible de ce poisson préhistorique, que l’on croyait fossile jusqu’à ce qu’on le redécouvre en 1935 dans l’archipel des Comores. Il avait survécu après 350 millions d’années ! J’avais lu le polar génial (vraiment) de Christine Adamo, Requiem pour un poisson. Et découvert ce que rappelle Daniel Ducharme: « Il a quelque chose à voir avec les origines communes de l’humanité (…) et anéantit une fois pour toutes le mythe du premier homme. Et de citer Jacques Lacarrière: il ne fait pas de doute « que nous sommes les enfants du coelacanthe, ce qui relègue tout racisme ancestral au au magasin des accessoires. »
Point d’orgue magistral et jouissif d’Allan E. Berger: « Le cauchemar des créationnistes. Pauvres gens qui, au Etats-Unis, s’échinent à nous bricoler des panoramas en béton où Adam, Cheetah et Eve côtoient le Tyrannosaurus rex au milieu des caoutchoucs en plastique (sic), sous le regard illuminé d’un Jésss Christ employé à temps partiel. »