A l’occasion de l’anniversaire du débarquement allié du 6 juin 1944 en Normandie, je voudrais rappeler une réalité très méconnue: les Indiens ont été, proportionnellement à leur population, les plus nombreux à s’engager comme volontaires pour s’en aller combattre dans toutes les guerres menées par les Etats-Unis à l’étranger (Europe, Pacifique, Corée, Vietnam), depuis 1917.
Aucun autre groupe ethnique ne s’est montré aussi patriote que les Améridiens, alors même que leur population avait été décimée par les Blancs au cours de quatre siècles de colonisation. Extraordinaire et bouleversant. Dans La légende de Little Eagle (dont le héros est un jeune pilote Blackfoot), je rappelle les raisons de leur engouement à « traverser la mare », comme ils disaient, pour participer à « la guerre de l’homme blanc ». Je laisse la parole à ma narratrice, Hélène Marchal.
En 1917, les Indiens étaient perçus par la majorité des Américains comme une minorité oubliée, des êtres affublés de stéréotypes remontant à l’époque de la conquête de l’Ouest, de la cavalerie et des guerres inter-tribales, telles qu’on les présentait à l’époque au cinéma. Une population, une ethnie en train de disparaître en raison de son niveau élevé de mortalité et de son continuel métissage.
Dans les réserves, le seul objectif était alors de survivre. Les Indiens de l’époque étaient désemparés. La culture de leurs ancêtres avait déjà en grande partie disparu, les perspectives économiques leur paraissaient quasi inexistantes, ils ne pouvaient pas croire à une amélioration de leur sort, à un avenir. Confrontés à la misère, à un chômage endémique, à l’ennui, l’entrée en guerre des Etats-Unis leur apparut comme une opportunité exceptionnelle : sortir des réserves pour vivre une aventure, voir du pays, connaître d’autres choses. Comme un moyen, aussi, de faire revivre en eux l’esprit guerrier de leurs ancêtres, jadis symbole d’honneur et de respect au sein des tribus, et de retrouver ainsi une dignité perdue. Alors, ils partirent pour l’Europe, ils « traversèrent la mare », comme ils dirent, curieux d’explorer des rives inconnues.
Selon les officiers américains de l’époque, ils se battirent souvent mieux, avec plus de fougue et de courage que les Blancs. En maintes occasions, ils éberluèrent et galvanisèrent ceux-ci en se lançant, avant de monter au combat, dans des danses de guerre qu’ils avaient encore vu leurs pères commémorer, avec peintures sur le visage et le corps, tambours, chants, parures diverses et tout le tralala. Et quand ils rentrèrent chez eux, comme Michael Weasel Tail Garreau, ils racontèrent bien sûr leurs exploits dans ce qu’ils avaient eu la certitude d’être « la plus grande de toutes les guerres », mais d’autres choses aussi. Conformément à leurs rêves, ils avaient découvert d’autres pays, des villes très anciennes et très belles, des monuments historiques inimaginables aux Etats-Unis, d’autres cultures et styles de vie.
Leur plus grande surprise, toutefois, avait été de se voir complètement intégrés au sein de leurs unités. « Les soldats blancs nous manifestaient du respect. Ils nous traitaient en égaux ». A Whitefish, Helen Wilson Garreau m’avait cité cette phrase de Michael Weasel Tail, que lui avait rapportée sa mère. Elle est forte, cette phrase ! D’une manière presque systématique, les Blancs appelaient les Indiens chief, référence explicite aux images d’Epinal véhiculées pendant des décennies par les romans populaires et les films hollywoodiens illustrant la conquête de l’Ouest. Mais les Natives comprirent qu’il n’y avait là ni dérision, ni allusion raciale. De nombreuses compagnies comptaient quelques Indiens, et il était somme toute commode de les désigner ainsi. De la part d’hommes portant le même uniforme, soumis à la même discipline, buvant avec eux pour la première fois dans les mêmes bars et confrontés aux mêmes dangers, c’était un terme qui se voulait amical et qui révélait une acceptation.
Personne, sur les réserves, n’oublia cela. Sur les sentiers de la guerre moderne, les chiefs avaient également appris à se débrouiller en anglais et acquis un certain nombre de capacités techniques qui les aidèrent à trouver un travail à leur retour au pays. Ils avaient aussi rencontré des membres d’autres tribus de différentes régions des Etats-Unis, réalisé qu’ils avaient des préoccupations communes, ce qui forgea par la suite une sorte de « panindianisme » parmi les vétérans, qui ne purent dès lors plus concevoir leur identité en termes seulement tribaux. Grâce à cette prise de conscience, une grande partie des luttes qui allaient être menées au cours de la seconde moitié du XXe siècle par les autochtones pour leurs droits le seraient au nom de la Nation indienne.
Tout cela représentait un changement considérable. Par la suite, la politique de Washington contribua à accentuer le nouvel état d’esprit amorcé au sein de la communauté indienne par la Première Guerre mondiale. A l’initiative d’un commissaire aux Affaires indiennes éclairé, John Collier, le Congrès passa en 1934 l’Indian Reorganization Act, qui redressa dans une mesure sensible le bilan calamiteux du Bureau des Affaires indiennes, sous la tutelle duquel les premiers Américains avaient vécu depuis près d’un siècle. L’IRA étendit les programmes d’éducation aux adultes qui n’avaient pas eu autrefois la possibilité d’aller à l’école, mit en place à une large échelle des services de santé, des cours d’anglais, de cuisine, d’hygiène, de couture, d’agriculture et de formation professionnelle en général.
Entre 1934 et 1941, quatre-vingt mille Indiens furent embauchés dans le cadre d’un programme fédéral, touchant souvent pour la première fois de leur vie un salaire. Ils construisirent des barrages, des ponts, des puits, des routes et des voies de chemin de fer. Lorsque la guerre arriva, beaucoup d’Indiens étaient en mesure de citer de notables améliorations en ce qui concernait leur niveau de vie et leurs perspectives d’avenir. Et quand elle se termina, leur revenu annuel – bien que ne représentant qu’une fraction de celui des Blancs – était trois fois plus élevé qu’en 1941.
L’Indian Reorganization Act, ce « New Deal indien », avait peut-être sauvé ses bénéficiaires d’une extinction programmée. Mais ce que je retiens surtout, c’est que les progrès accomplis en moins d’une décennie – même si beaucoup restait à faire – permirent aux indigènes de ressentir, pour la première fois, un sentiment d’inclusion dans la population générale du pays, et de découvrir un concept entièrement nouveau pour eux, celui d’une identité nationale. En témoigne le fait que les Indiens furent quarante-cinq mille à s’enrôler dans l’armée des Etats-Unis durant la Deuxième Guerre mondiale. Un tiers de tous les hommes valides âgés de 18 à 50 ans, jusqu’à soixante-dix pour cent dans certaines tribus, comme les Sioux et les Navajos. Plus d’un dixième de l’ensemble de la population indienne, une proportion bien plus élevée que dans toutes les autres communautés du pays. Une grande partie d’entre eux devancèrent la conscription et s’engagèrent comme volontaires, avec un enthousiasme sidérant.
Pour la Confédération des Iroquois, cela n’avait été qu’une formalité : indépendamment des Etats-Unis, ils avaient eux-mêmes déclaré la guerre à l’Allemagne en 1917, mais comme ils n’avaient pas été inclus dans le traité de paix qui avait suivi l’armistice de 1918, ils reprirent l’Histoire là où elle en était restée pour eux. Les Navajos emmenèrent leurs fusils avec eux pour aller signer leur engagement, pensant qu’ils partiraient dans la foulée à la bataille. Chez les Chippewas de la réserve de Grand Portage, dans le Minnesota, presque tous les hommes valides s’enrôlèrent. Un d’entre eux fut rejeté parce qu’il n’avait pas de dents. « Je ne veux pas mordre l’ennemi », lança-t-il, furieux, à l’officier chargé de dresser les listes. « Je veux lui tirer dessus. » Les Blackfeet aussi se rendirent en masse dans les bureaux de recrutement et se moquèrent du fait qu’une loi était nécessaire pour mobiliser les conscrits. « Depuis quand avons-nous besoin de paperasse pour prendre le sentier de la guerre ? » Les Papago de l’Arizona, qui étaient illettrés, mémorisèrent un certain nombre de mots et de phrases en anglais et apprirent à écrire leurs noms pour pouvoir s’engager.
Un humoriste célèbre de l’époque, Will Rogers, un Cherokee de l’Oklohama, avait eu un jour cette phrase pour résumer la longue histoire de trahisons et déceptions qui avait caractérisé les rapports entre Washington et le monde indien : « Les Etats-Unis n’ont jamais rompu un traité avec un gouvernement étranger, et n’en ont jamais respecté un avec les Indiens. » Et pourtant, ceux-ci oublièrent les humiliations, les ressentiments et l’amertume qu’ils avaient accumulés face à l’attitude des Blancs, ainsi que les suspicions qu’ils continuaient à nourrir à leur égard, pour faire preuve d’un patriotisme et d’une loyauté extraordinaires envers leur pays.
En quittant pour la première fois leurs réserves pour aller travailler dans des usines d’armement, en s’engageant dans la Croix Rouge et les services féminins de l’armée, plus de quarante mille hommes et femmes – en plus des soldats – se mélangèrent pour la première fois aux Blancs, les connurent, les comprirent mieux, se familiarisèrent avec leur culture, leur mode de vie et leurs valeurs, apprirent comment se comporter avec eux, et vice versa. Des ponts relièrent les deux communautés. Grâce aux nouvelles opportunités que leur apportait la guerre, ces hommes et ces femmes devinrent plus confiants en eux-mêmes et plus optimistes quant à l’avenir. Une proportion considérable d’Indiens américains devinrent des Américains indiens.
Au printemps 1942, les Japonais envahirent deux îlots dans l’archipel des Aléoutiennes, sur territoire américain, dans le Pacifique Nord. Les sous-marins allemands patrouillaient les eaux de l’Atlantique nord et coulaient les bateaux américains en route pour ravitailler la Grande-Bretagne. Le danger ou le fantasme de voir un jour les troupes hitlériennes débarquer sur les côtes du New Jersey et les Japonais sur celles de Californie gagna du terrain dans l’opinion publique. Les Indiens comprirent que la liberté, cette valeur depuis toujours suprême à leurs yeux, était en jeu, que la défense du pays, de leur pays, était nécessaire. Comme l’avaient été autrefois leurs luttes pour préserver, d’abord contre d’autres tribus, puis contre les colons, les terres sur lesquelles ils avaient vécu durant des milliers d’années. Ils devaient mettre leur passé tragique entre parenthèses et faire la guerre.
Dans leurs motivations à s’enrôler figurait aussi quelque chose qui peut nous sembler puéril : l’argent, la solde de l’armée. Cinquante dollars par mois. Plus dix pour le service à l’étranger. Plus dix autres pour ceux qui allaient au front. Les engagés – dont beaucoup n’avaient jamais gagné un cent – flairèrent la possibilité de rentrer avec un joli pécule.
Mais le plus émouvant était ceci : les Indiens avaient à ce moment-là réalisé ce qu’était la démocratie. Le droit de voter, de désigner librement des gens qui représentent les citoyens dans les organes politiques, des individus ou des associations qui proposent, élaborent et font voter des lois. C’était cela qui avait permis l’émergence de l’Indian Reorganization Act et une amélioration de leurs conditions de vie. Et la démocratie, ils le comprirent très bien aussi, était en danger dans le monde.
Au moment de repartir sur le sentier de la guerre, l’acte le plus symbolique qu’ils accomplirent fut de bannir la swastika, symbole pour plusieurs tribus du Sud-Ouest d’un oiseau mythique exprimant la chance et dont ils décoraient leurs objets artisanaux – la swastika devenue la honnie croix gammée. Et une nouvelle fois, ils « traversèrent la mare » pour découvrir des rives inconnues.
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