Une grande biographie vaut bien des romans. C’est ce que je me suis dit en refermant celle que Stacy Schiff, Prix Pulitzer en 2000 pour Vera (Mme Vladimir Nabokov), avait publiée en 1994 en France sous son nom de mariage, Stacy De La Bruyère: Saint-Exupéry, une vie à contre-courant. Un livre que je n’ai découvert que récemment. Un livre éblouissant.
Ayant eu l’idée de faire se rencontrer l’auteur de Terre des hommes et le héros de mon roman La légende de Little Eagle, j’avais lu ou relu plusieurs ouvrages de Saint-Ex, ainsi que de nombreux éléments de documentation à son sujet. Pour éprouver ensuite comme un malaise face à l’impossibilité de saisir clairement sa personnalité. D’un côté, une certitude: Antoine de Saint-Exupéry était un homme impossible – souvent insupportable, incompréhensible, déconcertant – dans tous les aspects de sa vie. Mais le présenter ainsi sommairement est injuste et insuffisant, car ce qui le définit le mieux est la complexité, une incroyable complexité humaine.
Un enfant puis un homme profondément marqués par les valeurs spirituelles d’un monde ancien qui échappe à son milieu aristocratique en voie d’extinction. Un refus de l’idée de modernité qui ne le retient pas d’apprendre à piloter et de tracer l’avenir de l’aviation, ni d’inventer des choses qui ne sont pas toutes loufoques, ni d’adorer les gadgets américains, mais l’incline à cultiver une notion de patrie qui repose sur l’héritage d’un « domaine », autant physique que spirituel, qui peut parfois exiger le sacrifice. Un culte de l’amitié qui ne l’empêche pas de tyranniser ses amis. Un mépris de l’ordre et de la hiérarchie qui n’a d’égaux que son sens du devoir et son goût du sacrifice. Un courage physique phénoménal, découlant d’un mépris du danger autant que d’une distraction congénitale et d’un je-m’en-foutisme assumé. Une vision politique à contre-courant quand elle n’est pas à côté de la plaque, comme lorsqu’il explique à Denis de Rougement que le stalinisme et le féodalisme sont les deux seuls systèmes économiques viables. Le désastre comme dénominateur commun dans tous les aspects de sa vie amoureuse… mais on ne peut s’empêcher d’être ému en constatant l’attachement qu’il exprime, jusqu’au bout, envers sa fantasque épouse Consuelo (impossible, elle aussi), alors que leur relation a été marquée par tant de conflits et de rancoeurs réciproques. La fidélité dans l’infidélité.
Pour un biographe, un tel personnage représente à lui seul un véritable défi. Mais c’est sans compter les innombrables événements et interactions en tous genres, dans les domaines de la littérature, de l’aviation, de la politique, de l’Histoire qui ont contribué à façonner le Saint-Ex que nous connaissons.
Stacy Schiff De La Bruyère – dont cette biographie était le premier livre – trie, ordonne, met en scène et en perspective des myriades de faits, d’événements, de citations, d’extraits de livres et de correspondances tout au long de la vie de Saint-Exupéry, de son enfance à sa mort, avec une impeccable maestria. L’auteur est à l’évidence fascinée par son sujet, mais garde d’un bout à l’autre de son ouvrage la tête froide, sans jamais juger son personnage, ses idées ou ses actions, sa bravoure ou ses faiblesses. Chaque page est captivante, et Stacy Shiff impressionne par sa capacité à les enchaîner dans une construction parfaite, comme si elle avait elle-même été témoin de cette époque et proche de ses acteurs. Elle est une formidable raconteuse. Au final, le personnage d’Antoine de Saint-Exupéry nous apparaît limpide dans son incontournable complexité, et reprend sa stature de légende, qui s’était peut-être un peu estompée avec le temps. Il nous apparaît toujours « impossible ». Mais on le trouve surtout extraordinaire. Vraiment.
L’insertion d’un personnage réel et célèbre dans une oeuvre de fiction peut être un postulat audacieux, mais après avoir lu Une vie à contre-courant, je me suis convaincu que celui qui était en 1944 le doyen des pilotes de guerre aurait pu avoir l’attitude qu’il démontre envers le cadet de sa corporation dans mon récit. Peut-être aurait-il pensé, dans un tel cas de figure, que de l’adolescent américain qu’il avait devant lui émanait quelque chose du Petit Prince. Johnny Garreau/Little Eagle, après tout, était venu d’une planète lointaine, le Montana. « Pour nous rendre notre maison », manifestant ainsi dans son engagement face aux aviateurs allemands un sens du courage, du devoir et du sacrifice qui avaient toujours représenté pour Tonio des valeurs suprêmes.
Image: lalyreduquebec.com
Donc, le 21 juillet 1944 – dix jours avant la disparition de Saint-Ex – les deux hommes se retrouvent à table au restaurant Les Sablettes, à Miomo, en Corse. Et ils ont une discussion poignante au sujet de la « vraie fausse mort » du Petit Prince, dont le mystère obsède et angoisse Johnny, en raison de la vision de la mort et de l’au-delà qu’ont les indiens Blackfeet, sa tribu. Voici ce qu’ils se sont dit.
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Aux Sablettes, l’évocation des œuvres de Saint-Exupéry déborda sur d’autres souvenirs de lecture. Johnny cita les livres d’Amelia Earhart et Anne Morrow Lindbergh. Saint-Ex n’avait lu les ouvrages d’aucune d’entre elles, mais bien les articles évoquant, juste avant la guerre, la disparition de la première dans sa tentative de tour du monde. « Et j’ai rencontré Anne Lindbergh et son mari », précisa-t-il non sans impressionner Johnny, raconte Holding dans son journal. Et il note quelque chose qui l’a frappé :
Weinfeld (et moi aussi !) très surpris de voir J. et SE se découvrir un amour commun pour Jules Verne et les contes d’Andersen, qu’ils avaient dévorés tous deux dans leur enfance. Et plus encore d’entendre Johnny confesser:
– J’ai relu certains des contes d’Andersen plusieurs fois. Surtout La Reine des neiges. Et j’y suis revenu l’année dernière, après avoir découvert Le Petit Prince. Vous savez, je ne suis pas un spécialiste, s’enhardit-il en exprimant pour la première fois ce qu’il ressentait, et je ne sais pas ce que vous en pensez, mais j’ai trouvé ces deux contes très proches l’un de l’autre en ce qui concerne… comment dire… la limpidité de leur écriture, oui, et par le fait qu’ils semblent aborder des questions semblables. A la fin de La Reine des neiges, par exemple, quand Andersen écrit au sujet de ces « fragments de glace d’un puzzle enchanté qui …
– … composent le mot Eternité, qui avec Amour donne la clé du monde », termina un Saint-Ex ravi par la tournure prise par la discussion. Je comprends ce que vous voulez dire, Johnny: cette phrase est très proche de celle du renard sur l’amour dans Le Petit Prince. « On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. » C’est là une autre manière de décrire la clé du monde. Vous savez, il se trouve que j’avais relu Andersen lors d’un séjour à l’hôpital, il y a trois ans à Los Angeles. J’ai écrit le Petit Prince l’année suivante, et il est possible qu’il ait été influencé par ses œuvres…
Johnny posa aussi, de manière inévitable, les questions qui firent par la suite l’objet de mille exégèses de la part des critiques littéraires et des chercheurs.
– Qui est le Petit Prince ? Qui est la rose ?
– Le Petit Prince, c’est moi… Ou mon jeune frère François, que j’ai vu mourir lorsque j’avais dix-sept ans. Ou peut-être le fils que j’aurais aimé avoir… Un fils comme vous… Je sais aujourd’hui que je n’en aurai jamais. Peut-être un mélange des trois…
Un sentiment d’incompréhension envahit à coup sûr le jeune Indien. Comment un homme mûr, un grand écrivain, un pilote totalisant six mille cinq cents heures de vol, pouvait-il s’incarner lui-même sous les traits d’un enfant ? Mais les traits seulement ! Car, réalisa soudain Johnny, son Petit Prince n’était pas un enfant. A bien le regarder et à l’écouter dans le conte, il n’a pas d’âge et il n’est pas infantile. Il a juste l’aspect d’un enfant. C’est – comprend Johnny d’une manière fulgurante – l’enfant qui subsiste en Saint-Exupéry, l’enfant qui ne l’a jamais quitté, une période de sa vie dont le souvenir et la nostalgie ont fini par le pousser à écrire un conte qui est par-dessus tout la quête d’une immense pureté.
– Et la rose ? Qui est la rose ? répéta Johnny.
– La rose, c’est Consuelo, ma femme. Je l’ai laissée à New York, qui est presque une autre planète…
Sa femme est en Amérique et il souffre de cette séparation, comprit Johnny, à qui revint soudain une phrase pleine de regrets du Petit Prince. Le Petit Prince parcourt l’univers dans l’espoir de se consoler d’un chagrin d’amour que lui a causé sa rose. Et les remords qu’il exprime à l’égard de celle-ci, que sont-ils d’autre que ceux d’un mari ayant quitté sa femme, se dit-il. « J’aurais dû la juger sur les actes et non sur les mots. Elle m’embaumait et m’éclairait. Je n’aurais jamais dû m’enfuir. J’aurais dû deviner sa tendresse derrière ses pauvres ruses. Les fleurs sont si contradictoires ! Mais j’étais trop jeune pour savoir l’aimer. »
Comment Johnny aurait-il pu s’empêcher de rapprocher le contenu de ces lignes de sa propre séparation d’avec Muriel ? Je n’aurais jamais dû m’enfuir… Etais-je trop jeune pour savoir l’aimer ? Comme la rose du Petit Prince, elle est si fragile… Et elle n’a même pas quatre épines de rien du tout pour la protéger, aujourd’hui que cent V1 tombent chaque jour sur Londres et l’Angleterre…
Mais la question qui hantait Johnny Garreau depuis sa première lecture du conte était celle de la mort de son héros, prédite par lui-même en cette formulation si ambiguë: « J’aurai l’air d’être mort mais ce ne sera pas vrai… »
– Commandant…
– Tonio.
Comment Johnny pouvait-il s’adresser à une légende de l’aviation, un de ses héros, par son petit nom ? Il osa pourtant.
– Euh… Tonio… Pourquoi… pourquoi le Petit Prince meurt-il ? En fait, meurt-il vraiment ?
Johnny ne pouvait bien sûr pas deviner ce que Paul Webster, un des biographes de l’écrivain, dirait plus tard au sujet de cette « vraie fausse mort ». Antoine de Saint-Exupéry, rappelle-t-il, avait écrit Le Petit Prince à New York quelques mois avant de réintégrer son unité en Afrique du nord. Il se sentait à ce moment-là déchiré entre ses obligations vis-à-vis de Consuelo, son envie de sauver son couple, et son désir de retourner au combat, dans un esprit de sacrifice patriotique. Les lettres qu’il rédigea un peu plus tard trahissent sa fascination à l’égard d’une mort purificatrice, ainsi qu’un immense désir de renaissance spirituelle. Par la suite, poursuit Webster, la disparition du Petit Prince et la formule selon laquelle il « aura l’air d’être mort et ce ne sera pas vrai » prendront des allures de prophétie, quand toutes les recherches pour retrouver le corps de Saint-Exupéry demeureront vaines.
– Tonio, insista un Johnny fébrile, le Petit Prince pleure, il a peur… Le serpent le mord… En fait, le Petit Prince se laisse mordre par lui comme s’il voulait se suicider… Sa cheville est frappée par un éclair jaune… Il tombe doucement comme tombe un arbre… Il est mort ! Et son corps disparaît ! Comment être sûr qu’il est bien retourné sur sa planète, comme l’affirme le pilote, comment croire qu’il est en fait vivant et qu’il reviendra peut-être un jour ? A la fin de La Reine des Neiges, Guerda retrouve son ami Kay dans le palais des glaces. Elle le croit mort, le prend dans ses bras, et dans sa chaleur, la vie lui revient…
Saint-Exupéry rit doucement, gravement.
– Vous savez, Johnny, tous les contes ne se terminent pas bien ! Mais on ne peut pas dire que Le Petit Prince finit mal. En fait, le serpent lui a fait la promesse de l’aider à rejoindre sa planète. « Celui que je touche », dit-il au Petit Prince, « je le rends à la terre dont il est sorti. Mais tu es pur et tu viens d’une étoile », ajoute-il pour lui faire comprendre qu’il en ira différemment de lui. Et puis, le lecteur peut trouver un espoir dans les ultimes paroles du pilote : « Si alors un enfant vient à vous, s’il rit, s’il a des cheveux d’or, s’il ne répond pas quand on l’interroge, vous devinerez bien qui il est. Alors, écrivez-moi vite qu’il est revenu… » Donc s’il subsiste encore un doute dans votre esprit, tournez-vous vers le serpent : il parle toujours par énigmes, mais il les résout toutes !
Tous les convives rirent de bon cœur de cette pirouette. Car c’en était une de la part de Tonio. Mais le serpent ne résoudrait pas l’énigme de sa mort prochaine, qu’il pressentait, qu’il attendait, comme en fut convaincu Johnny après coup. Et Johnny continuait de buter sur un doute qui le rongeait.
Les inquiétudes de John Philip Garreau sur le sort du Petit Prince, attestées par Helen et par Holding, traduisaient-elles une angoisse de la mort dont il ne laissait pourtant rien paraître ? Je le crois. Il était si jeune et il vivait si dangereusement, alors qu’il attendait tant de la vie ! Comme beaucoup d’entre nous sans doute, l’idée de ne plus vivre l’horrifiait plus que la mort elle-même.
Pour autant que je puisse en juger sur la base de ce que m’avait raconté Helen Wilson, il n’était pas un être religieux au sens courant du terme. Ses parents lui avaient transmis leur éducation catholique mais ils n’avaient eux-mêmes jamais été des rats d’église. Leur christianisme était tempéré par un reste de la spiritualité véhiculée par la vieille culture Blackfoot, avec ses multiples figures humaines et animales dotées de toutes sortes de pouvoirs, ses croyances et ses superstitions.
Et cette forme de spiritualité magique était souvent présente dans les histoires et les légendes que Rose Fawn Woman, sa grand-mère, avait racontées à Little Eagle dès sa plus tendre enfance. Il me semble qu’elle était propre à nourrir une approche libre et flexible, non contraignante, des choses de la foi. Mais contrairement à Saint-Exupéry, que son expérience personnelle et sa pratique de la philosophie avaient amené à tourner résolument le dos à Dieu et à la religion, il est possible que Johnny, de par sa confrontation permanente avec la mort en tant que pilote, et pour la première fois de sa vie, ait cherché à se rassurer en voulant croire à la résurrection telle que nous la présente la bible. Car il était lucide : même s’il en refusait l’idée de toutes ses forces, il savait bien qu’il pouvait mourir, à chaque fois qu’il partait en mission.
En fin d’après-midi, alors que la terrasse des Sablettes commençait à se nimber d’ombre, les convives prirent congé, tous un peu émus, sans doute, par ce qui avait été dit autour de la table.
– Au revoir Johnny, dit Saint-Ex. Vous rencontrer a vraiment été pour moi un plaisir et un honneur. J’espère que nous nous reverrons un de ces jours.
– Moi aussi. Take care, Tonio.