Le choix entre sauver sa vie et sauver celles des autres

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J’ai raconté précédemment comment une lettre, trouvée dans un petit musée du Montana, avait inspiré l’écriture de mon roman « La légende de Little Eagle » . Cette missive, datée de 1947 et envoyée de France, avait pour but de remercier la famille d’un jeune pilote américain, LeRoy Lutz, pour son héroïsme. En juin 1944, il s’était sacrifié pour éviter la mort de civils innocents.

Elle avait été écrite par le secrétaire de la mairie de Mardeuil, en Champagne, mais elle n’est jamais parvenue aux proches de LeRoy Lutz. Ce n’est qu’en 1995 qu’ils ont appris ce qui s’était passé, grâce aux efforts menés durant 50 ans par André Mathy, qui, alors enfant, avait été témoin du drame.

J’ai écrit un roman dont le héros, à part le fait d’être un pilote de l’USA Air Force et de connaître la même fin que lui, n’a rien à voir avec la trajectoire de LeRoy Lutz. Et je me suis rendu compte en le relisant qu’au-delà des pages décrivant la jeunesse de John Philip Garreau, sa formation d’aviateur, ses missions sur l’Allemagne et la France, le thème sous-jacent de cette histoire était le destin. Johnny Garreau est un indien métis, descendant d’un arrière grand-père français venu comme trappeur dans le Montana. Son destin sera de combattre les Allemands, qui occupent le pays de son ancêtre.

Récemment, j’ai reçu un message de Jerry Lutz, un des neveux de LeRoy, qui vit à Lincoln, dans le Nebraska.

© Lutz-Maddock Family - www.fold3.com

© Lutz-Maddock Family – www.fold3.com

Il venait de découvrir mon livre et tenait à me remercier de l’avoir écrit à partir de l’épisode tragique mentionné plus haut. Et il profitait de l’occasion pour me donner des informations que j’ignorais.

Les Lutz, établis depuis plusieurs générations comme agriculteurs en Russie, avaient fui ce pays en 1912 pour s’établir aux Etats-Unis. LeRoy était un des 13 enfants de la famille, qui comptait 6 garçons. Quatre d’entre eux ont servi durant la Deuxième guerre mondiale, et tous sont rentrés sains et sauf à l’exception de LeRoy. Et Jerry Lutz me donne une autre information, relative à la fois à la notion de destin et au phénomène des coïncidences : LeRoy avait eu un fils après sa mort. Comme Johnny Garreau dans mon roman. Une découverte qui d’un coup change  les perspectives de plusieurs des personnages. (Dans un message subséquent, Jerry, qui s’est renseigné entre temps, corrige : le garçon en question, également nommé LeRoy, était né 8 jours avant le drame de Mardeuil, et son père n’a probablement pas eu la joie de l’apprendre avant de mourir.) Mais peu importe : je trouve que cette rencontre entre une fiction et une réalité qui émerge à le lecture de cette fiction est quelque chose de merveilleux.

Autre chose encore. Jerry Lutz m’a indiqué qu’il voulait écrire à André Mathy pour le remercier de la constance de ses efforts en vue de retrouver la famille Lutz et de l’informer de ce qui s’était vraiment passé à Mardeuil. Grâce à cela, LeRoy Lutz a reçu des décorations à titre posthume en 1995. Son héroïsme a donc été officiellement reconnu. Jerry ne parlant pas français, je lui ai traduit sa lettre, ayant moi-même eu un contact téléphonique avec Mathy en 2012. Cette lettre débute comme suit :

Cher Monsieur Mathy,

 Mon nom est Jerry Lutz, et je suis le neveu de LeRoy (Lear) Lutz, le pilote américain qui s’était tué près de votre maison le 22 juin 1944. Je sais que vous avez été témoin de ce crash, et je vous écris afin de vous remercier pour les efforts extraordinaires que vous avez déployés en vue de contacter notre famille, et nous relater l’histoire de cet événement. J’espère que vous me pardonnerez de ne pas vous avoir exprimé ma reconnaissance plus tôt. (…)

Reste la lettre que j’avais découverte au Musée de Ninepipes, dans le Montana. Son contenu, décrivant avec précision le comportement de LeRoy Lutz à bord de son P-38 devenu difficile à piloter après avoir été touché par la flak allemande, s’était gravé dans ma mémoire, mais je ne l’avais pas retrouvée lors d’une nouvelle visite, deux ans plus tard. Elle avait paraît-il été rendue à la fille d’Arnold Helding, un camarade de LeRoy Lutz, qui pilotait l’avion d’Helding, « The Lucky Lady », en ce jour fatal du 22 juin 1944.

Et voilà que Jerry Lutz me dit qu’il s’est renseigné auprès du musée de Ninepipes, qui lui a dit qu’ils avaient une copie de cette lettre. Je lui ai indiqué le nom de Linda Helding, la fille de l’aviateur, qui vit près de Ninepipes, et ils ont pris contact, ils vont se rencontrer au printemps prochain dans le Montana. Ils auront des choses à se dire, ces descendants de la « great generation ». Des histoires à partager au sujet de ces deux pilotes. L’histoire semble désormais bouclée, mais qui sait ? Voilà que Linda vient de me contacter, et elle a partagé cet article (en anglais) sur ma page Facebook ! Incroyable.

Tout ceci me ramène à William Kittredge, un auteur du Montana que je cite à plusieurs reprises (et à dessein) dans « La Légende de Little Eagle ». « Les histoires », dit-il – et peu importe d’où elles viennent, qu’elles soient vraies ou inventées – acquièrent de la valeur lorsqu’elle captivent votre sensibilité, touchent votre coeur, et aiguisent votre curiosité. (…) Une histoire est quelque chose qui relie, qui éclaire. Elle peut aussi, parfois, être une source de guérison. »

En découvrant cette lettre dans le Montana, j’avais eu d’emblée l’envie d’écrire un livre sur ce pilote, mais ce n’est que dix ans plus tard que j’ai eu l’idée qui a pu enclencher sa rédaction. J’ignorais alors que ce livre allait quelques années plus tard provoquer autant de surprises, toutes émouvantes.

La lettre de Jerry Lutz à André Mathy se termine ainsi :

Un ami sage m’a dit un jour que lorsqu’on est confronté à un choix difficile, l’option la plus radicale est souvent la bonne. Et il est certain que le choix entre sauver sa propre vie ou les vies d’autres personnes en est l’exemple ultime. Je suis admiratif devant le courage dont mon oncle a fait preuve voici 71 ans alors qu’il devait prendre cette décision.

 Beaucoup de pilotes n’avaient souvent pas à prendre de décision.

Ils étaient tués. Par le feu de l’ennemi. Dans des accidents. En grand nombres.

En témoigne le chapitre « Into the Fight » dans cet article sur lequel je suis tombé par hasard voici trois jours, et que j’ai transmis à Jerry Lutz.

La tombe de LeRoy Lutz au cimetière de Wyuka, Lincoln, Nebraska. (The Maddox-Lutz family/ www.fold3.com)

La tombe de LeRoy Lutz au cimetière de Wyuka, Lincoln, Nebraska. (The Maddox-Lutz family/ www.fold3.com)

Ce sont des extraits d’un livre sur le 479th Fighter Group auquel LeRoy appartenait. Jerry a immédiatement acheté cet ouvrage et reconnu son oncle sur une aile du « Lucky Lady », dans une photo de groupe. En le lisant, il comprendra mieux encore ce par quoi LeRoy était passé en tant que pilote de chasse. Un parcours d’enfer comparable à celui suivi par bien d’autres, mais finalement différent par sa décision, pleine d’altruisme et d’esprit de sacrifice.

Dans la fiction née de cette histoire, Hélène Marchal, ma narratrice, doit la vie à mon héros, qui connaît une fin comparable.

Le Lightning P-38 sur lequel LeRoy Lutz volait était un engin puissant, lourdement armé, doté d’un double fuselage. C’était un des avions les plus rapides de l’époque, et il était principalement engagé dans les missions d’interception en vol, dans les vols de reconnaissance photographique, et dans les attaques au sol. Les Allemands le redoutaient et l’avaient baptisé « le diable à deux queues ». J’ai lu quelque part qu’une petite douzaine d’entre eux étaient encore en état de vol à travers le monde de nos jours. Dont celui-ci, superbement restauré. 

 

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